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la Métromanie, avait provoqué le rire par la pein- | ture d'un ridicule inoffensif et presque intéressant; Gresset, dans le Méchant, attaqua le vice devenu une affaire de mode et un point d'honneur. La réalité du tableau, l'extrême élégance de la versification, la foule de vers proverbiaux à force d'esprit et de vérité, dont le Méchant est semé, firent oublier la froideur et le défaut de gaieté inhérent à un caractère odieux sans être ridicule.

Cependant on cherchait à s'éloigner de plus en plus de la route qu'avait tracée Molière; mais le mauvais goût qui accompagnait alors les mauvaises mœurs s'opposait à toute heureuse modification. On voulut innover à tout prix, et l'on ne put corriger l'ennui qu'avec de l'affectation; le naturel devint du prosaïsme et du larmoyant ; le spirituel du marivaudage. Ce n'est pas que Marivaux ne mérite aucun éloge ; il a poussé jusqu'au plus savant raffinement le comique d'obser vation, mais ce qu'il observe mérite à peine d'être observé. Il n'offre d'ailleurs ni caractère, ni intrigue. Si l'on a comparé les pièces espagnoles à un écheveau de fil embrouillé que l'on donne à dévider au spectateur, on peut comparer celles de Marivaux à une pelote d'aiguilles qui ne présente de tout côté qu'une surface hérissée de pointes. Il s'agit ordinairement d'une déclaration; d'un côté on essaye tous les moyens secrets qui peuvent la reculer, de l'autre on hasarde toutes les allusions légères qui peuvent l'amener. Il suit de là que toutes les comédies de Marivaux, l'Épreuve nouvelle, le Legs, la Méprise, les Jeux de l'Amour et du Hasard ont entre elles une singulière ressemblance. Partout les mœurs sont également fausses et invraisemblables. Il faut avouer cependant que sous ce vernis d'affectation percent souvent bien des pensées brillantes et spirituelles; et lorsque Marivaux peut se développer plus à l'aise, comme dans le roman, il se fait lire avec plaisir. Quoiqu'on puisse reprocher des longueurs à sa Mariane, roman écrit dans le style de ses comédies, il est encore un des plus agréables qu'ait produits notre langue. Dorat, dans ses pièces de théâtre, ses poëmes, ses héroïdes, ses fables, ses odes, ses poésies fugitives, etc., n'a fait qu'exagérer la manière de Marivaux; Fagan l'a embellie dans la Pupille et le Rendezvous; Sainte-Foix, plus connu par son humeur de spadassin et par ses Essais sur Paris que par ses essais dramatiques, l'a reproduite dans l'Oracle. On ne sait cependant si cette forme affectée n'est point préférable encore à la comédie larmoyante dont La Chaussée était alors le modèle. L'intention de La Chaussée était bonne; il sentit aussi le besoin de sortir des routes battues, il fut le créateur d'un genre nouveau, le drame;

mais si Voltaire a dit avec raison: Tous les genres sont bons, hors le genre ennuyeux,' › on ne peut applaudir à la création de La Chaussée. On ne refuse pas sans doute à ses drames, surtout à l'École des Amis, à l'École des Mères, à la Gouvernante, une sensibilité vraie dans quelques endroits, un style généralement pur, doux et coulant, mais il manque de vigueur, de coloris, de variété. Une des principales raisons de sa froideur se fait sentir en lisant Diderot, qui déve- | loppe la théorie du système dont La Chaussée fut le poëte pratique; cette raison, c'est le prosaïsme du genre. Diderot s'est élevé avec raison contre l'uniformité dramatique de son siècle, l'excessive symétrie de la versification française, l'emphase, la déclamation, etc. : mais peut-être cet écrivain, d'une si fougueuse imagination, n'avait-il pas assez patiemment étudié, en cette occasion, la nature de l'art. En respectant les unités, la séparation rigoureuse du tragique et du comique et d'autres règles consacrées de son temps, il attaquait l'idéal, un des principes constitutifs du drame. Il ne comprit pas assez cette partie de la poésie qui consiste à communiquer à un auditoire l'essence intime des passions; et en substituant aux caractères et aux situations, la peinture des rangs de la société et des relations de famille, il anéantit, sous un certain rapport, l'espèce de jouissance que nous procure la scène, en éveillant notre sympathie, sans nous obliger à nous appliquer trop rigoureusement à nousmêmes ce qu'elle représente. Falbaire, bon écrivain d'ailleurs, auteur de l'Honnéte criminel, et plusieurs imitateurs maladroits du premier roman de Goethe et des pièces de Kotzebue, exagérèrent ce genre qu'avaient traité avec succès Diderot lui-même dans le Père de famille et le Fils naturel, Voltaire dans Nanine et l'Enfant prodigue, Gresset dans Sydney, La Harpe dans Mélanie, et Beaumarchais dans la Mère coupable.

Mais le nom de Beaumarchais doit être mis à part parmi les comiques du XVIe siècle. Cet homme qui, dans ses fameux débats avec Goesman, avait donné au mémoire judiciaire une physionomie toute nouvelle, envisagea aussi la comédie sous un nouveau point de vue dans le Barbier de Séville, et surtout dans le Mariage de Figaro. La comédie fut pour lui ce que la tragédie avait été pour Voltaire; le théâtre devint sa tribune; il y fit parvenir aux masses, dans un langage brillant et spirituel, avec une audace de pensées qui ne connut ni frein, ni limites, toutes les idées philosophiques et politiques qui fermentaient dans les esprits et semblaient ne plus attendre qu'un interprète. Jamais on n'avait peint sous des couleurs si énergiques et si vraies les excès de l'aristocratie et le pouvoir naissant du

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tiers état son succès fut de l'enthousiasme ; mais comme artiste, malgré l'esprit infini de son intrigue et de son dialogue, il tomba dans le même défaut que Voltaire; le poëte fut substitué au personnage. Tout le monde comprend maintenant que Figaro ne fut point une des causes de la révolution; mais il en fut en quelque sorte l'expression anticipée, et s'il ne dit pas encore tout, cet homme du parterre devina la portée de ce drame de circonstance lorsqu'au vers du poëte : Tout finit par des chansons, il substitua cette variante prophétique et terrible : Tout finit par des canons.

Le commencement du règne de Louis XVI, pendant lequel écrivait Beaumarchais, fut une époque brillante pour la comédie. Laujon, connu par ses pastorales, ses opéras-comiques, dans lesquels on distingue l'Amoureux de quinze ans, et surtout par ses Chansons, donnait une pièce fort gaie et fort spirituelle, intitulée le Couvent. Collé, supérieur encore à Laujon, comme chansonnier, fit représenter Dupuis et Desronais et la Partie de Chasse de Henri IV, où il a fait ressortir le vrai génie de ce roi populaire. Enfin Fabre d'Églantine et Collin d'Harleville parurent à la fois sur la scène, et semblèrent, comme Alceste et Philinte, s'être constitués les champions vivants du pessimisme et de l'optimisme. L'un fut chaud, âpre, violent, d'un style dur et incorrect, mais plaisant et énergique dans les Précepteurs, le Philinte de Molière et l'Intrigue épistolaire; l'autre, plein de charme, de moelleux, d'une sensibilité fine et vraie, fut appelé l'Albane et le La Fontaine du théâtre, et mérita souvent ces noms par ses comédies dont les plus remarquables sont : l'Inconstant, l'Optimiste, les Châteaux en Espagne, le Vieux célibataire, etc.; contemporain d'Andrieux, il prépara Picard, Étienne, et tous les autres écrivains qui honorèrent la scène au commencement du siècle actuel. Pendant longtemps aucun poëte ne put être comparé à Quinault dans l'opéra. Danchet y obtint une réputation qui, toute pâle qu'elle est, ne fut effacée ni par Pellegrin, ni par La Bruère, ni par Moline, ni par le poëte Roi. Durollet, qui écrivit l'Iphigénie en Aulide, et refit l'Alceste, eut du moins le bonheur de deviner le génie de Gluck; c'est peut-être à lui que la France doit ce grand compositeur. Bernard, l'auteur assez froid de l'Art d'aimer, que Voltaire immortalisa en ajoutant à son nom l'épithète de Gentil, donna Castor et Pollux; Beaumarchais dans Tarare fut original comme dans tout ce qu'il a fait; Guillard, que les opéras d'Iphigénie en Tauride, de Dardanus et d'Horace avaient fait apprécier comme le meilleur poëte de son siècle en ce genre, se plaça au rang de Quinault par son

OEdipe à Colone. La noble simplicité du plan et de la versification, soutenue par la sublime partition de Sacchini, font de cet opéra la seule pièce française qui puisse donner l'idée complète d'une tragédie grecque, aux jours d'Eschyle et de Sophocle.

Mais la musique ne devait pas se borner au genre sérieux. Le succès des bouffes italiens fit naitre l'opéra-comique; le théâtre de la Foire s'ouvrit au commencement du siècle; Fuselier, Autreau, Piron et surtout Lesage, l'enrichirent d'une foule de petites pièces petillantes de gaieté. Vinrent ensuite Collé, Laujon, Favart, le plus fécond et le plus spirituel de cette joyeuse académie. Qui pourrait ne pas aimer la grâce, la délicatesse, le naturel de la Chercheuse d'Esprit, d'Annette et Lubin, de Ninette à la Cour, des Trois Sultanes et de tant d'autres jolies compositions? car, dans plus de soixante pièces qu'a laissées Favart, il en est bien peu de médiocres; Marmontel lui est inférieur. Le genre poissard, exploité par Vadé, rebute par sa grossièreté. Monvel et Marsollier obtinrent de grands succès; la Caravane, Panurge, Nina, les Petits Savoyards, Camille, Adolphe et Clara, Gulnare, l'Irato, etc., ont fait la réputation de plusieurs compositeurs et sont encore applaudis. L'Anglais d'Hele, auteur de l'Amant jaloux, se fit un nom dans ce qu'on appelait les Parades. Sedaine, tailleur de pierre, qui fut de l'Académie, et écrivit pour la Comédie-Française le Philosophe sans le savoir et la Gageure imprévue, se distingua par son entente de la scène et sa profonde connaissance de l'effet théâtral; son dialogue est barbare, sa versification incorrecte, mais ses caractères sont parfaitement conservés, et l'intérêt dramatique soutenu avec une science qui étonne, lorsqu'on étudie dans cette vue le Diable à quatre, le Déserteur, Richard Cœur-de-Lion,etc. Stratonice, Euphrosine et Coradin d'Hoffman, qui vint plus tard, ont toute la noblesse du grand opéra avec plus de vérité; et peu de comédies peuvent le disputer en gaieté aux Rendez-vous bourgeois.

La plupart des écrivains qui brillèrent à l'OpéraComique s'exercèrent aussi dans le vaudeville. Il faut ajouter à leurs noms ceux de Panard, Piis, Barré, Radet, Desfontaines, et de beaucoup d'autres. Les scènes du vaudeville au dix-huitième siècle se passaient presque toujours à la campagne. C'étaient les Vendangeurs, les Amours d'été, la Veillée villageoise, etc. Plus tard, le vaudeville a abordé les mœurs, les intérêts, les habitudes et les ridicules de la ville, depuis le salon jusqu'au carrefour, et dans notre siècle, il a lutté, en rival souvent vainqueur, contre la comédie elle

même.

POÉSIE ÉPIQUE, LYRIQUE, DIDACTIQUE,

FUGITIVE, ETC.

Pendant les premières années du xvme siècle, la poésie proprement dite conserva religieusement l'esprit de l'âge qui venait de finir. Ceux qui s'y distinguèrent avaient vécu avec les illustres contemporains de Louis XIV. Ils appartiennent au XVIe siècle par leurs habitudes de style comme par leurs opinions.

Louis Racine avait hérité du nom et non pas du génie du grand Racine, mais s'il manque de cette verve, de cette imagination, de cette profonde sensibilité qui est l'àme de la poésie, sa versification est toujours élégante et travaillée. Le poëme de la Grâce est froid; saint Augustin seul ou Jean Gerson pouvaient animer un tel sujet; celui de la Religion et quelques-unes des Epitres sont l'œuvre d'un homme de conscience et de talent. Les remarques de Racine fils sur le théâtre de son père, sans avoir une grande portée, sont pleines de sagesse et de goût.

J.-B. Rousseau n'avait pas la conscience de Racine; les chansons ordurières qu'il appelait les Gloria Patri de ses psaumes, les odieux couplets dont on le supposa coupable et qui furent la première cause de son bannissement, suffisent pour le prouver; mais son talent poétique n'en est pas moins incontestable; sans doute le nom de grand qu'on lui donna nous semble une dérision, mais s'il a été exalté dans son siècle par delà ses mérites, peut-être a-t-il été beaucoup trop déprécié dans le nôtre. En avouant que le style de ses Allégories est aussi dur et aussi inintelligible que le sujet en est froid et ridicule, on doit reconnaître aussi qu'il excella dans l'épigramme, et que ses Odes et ses Cantates, sans le mettre au rang de Pindare, et encore moins d'Horace, ont de l'élévation, de la pompe, une harmonie savante et soutenue. Il ne possédait ni cette puissance d'émotion, ni cet intime enthousiasme qui caractérisent le poëte lyrique, sa richesse est dans la rime et l'expression bien plus que dans la pensée; mais, élève de Malherbe, il le surpassa dans la partie même où celui-ci avait été éminent. Depuis Rousseau, on a fait mieux que lui dans l'ode sacrée et profane ; il avait mieux fait lui-même que tout ce qui existait déjà, et le cantique d'Ezechiel, l'Ode au comte du Luc, la Cantate de Circe, honoreront toujours la poésie française.

Le Franc de Pompignan est un poëte de l'école de Rousseau. On ne parle plus de sa tragédie de Didon, imitation assez supportable d'un divin modèle. Ses Odes sacrées, en dépit du mot cruel de Voltaire et de leur emphase prosaïque, ont en quelques endroits de l'éclat et une certaine magnificence de versification; son meilleur ou

vrage est l'ode sur la mort de son maître. Voltaire même lui a rendu justice.

Les deux écrivains que nous venons de nommer se sont exercés aussi dans l'ode politique, mais là ils ont été surpassés par Lebrun. Celui-ci était plus vraiment poëte que l'un et l'autre. On peut lui reprocher une surabondance, pour ainsi dire, de nerfs et de muscles, qui lui donne quelque chose de roide; mais souvent, dans son élévation, il s'élance jusqu'au sublime, et s'y maintient longtemps. Les grands mots de liberté, de patriotisme, de fierté républicaine, retentissent avec énergie au milieu de ses rimes et de ses métaphores éblouissantes; on sent que la fougue dithyrambique est en lui et qu'il ne s'enthousiasme pas à froid. La belle ode sur le naufrage victorieux du Vengeur est le chef-d'œuvre da genre. Dans l'épigramme, il égala Rousseau.

L'ode est du petit nombre des compositions littéraires que Voltaire essaya sans succès. Il n'en fut pas de même de l'épopée et de la poésie fugitive. Quoique le génie et le caractère de Voltaire ne fussent pas plus épiques que son siècle, quoique le merveilleux qu'il adopta ne soit pas exempt de la froideur inhérente à l'allégorie, la Henriade, quelques critiques qu'elle ait méritées, est cependant la seule épopée dont la France puisse se glorifier. Ce qu'il y faut louer surtout, c'est la beauté et la variété des descriptions et l'élégance soutenue du style narratif. La Pétréide de Tho mas ne peut supporter la comparaison.

Pourquoi Voltaire a-t-il prostitué ce beau talent descriptif, en outrageant, dans une épopée héroï-comique supérieure au Lutrin comme à la Henriade, ce nom de Jeanne d'Arc, un des plus touchants et des plus nobles que l'histoire de la patrie put offrir au génie du poète ! Pourquoi y a-t-il mêlé les couleurs repoussantes de la débauche aux images les plus gracieusement voluptueuses! Au moins, ses poésies légères sont irréprochables sous tous les rapports. La langue française, si féconde en ce genre, n'a rien qui les égale; et Voltaire, en nous peignant, dans une foule de vers animés par l'esprit le plus délicat, ses impressions personnelles et la succession mobile d'opinions où flotta sa longue vie, est resté le plus parfait modèle de la poésie fugitive.

Son siècle produisit au reste beaucoup d'autres poëtes remarquables en ce genre. Parmi eux se distinguèrent Gresset, qui sut manier avec tant de bonheur le vers de dix syllabes, et dont la charmante allégorie de Vert-Vert est un chefd'œuvre de grâce, de finesse, et de gaieté décente: Pezay; le chevalier de Boufflers, si naturellement spirituel; le cardinal de Bernis, plus maniéré, et qui pourtant réussit mieux, et comme poëte et comme aspirant aux dignités de l'Église,

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par ses Bouquets à Chloris que par son poëme de la Religion vengée; enfin les deux premiers élégiaques de cette époque, Bertin, qui se rapprocha de Properce, et Parny, qui égala Tibulle, Parny d'une sensualité si tendre et si gracieuse dans ses Amours à Éléonore, et toujours poëte, même dans les coupables écarts où s'égara son imagination ardente et sa licencieuse incrédulité.

Sans nous arrêter à Colardeau, assez heureux traducteur de la poésie de Pope et de la prose de Montesquieu, parlons du premier poëte didactique de cet âge et du nôtre, de Delille. Une école nouvelle, justement fatiguée de l'intolérable abus que faisaient les imitateurs de Delille du genre descriptif mis à la mode par son talent, et voulant ramener la poésie française au naturel et à la naïveté d'expression et de formes qu'elle semblait avoir oubliés, critiqua avec une excessive sévérité la facilité verbeuse, l'éternelle allégorie mythologique, la froideur, la monotonie, le vague de l'épithète, l'horreur du mot propre qu'on pouvait reprocher à Delille. Mais elle ne rendit pas assez justice à cette universelle flexibilité de talent, à cet art de féconder les sujets les plus ingrats, à cette richesse d'images, à cette correction toujours élégante, qui font de Delille un poëte réellement digne de ce nom. La traduction de l'Eneide et du Paradis perdu est bien inférieure au texte original, mais celle des Géorgiques est la meilleure traduction en vers que possède notre langue; Delille y est non-seulement pur et brillant, il est aussi éminemment fidèle, dans la véritable acception du mot, c'est-à-dire qu'il reproduit complétement non pas les termes et les constructions, mais le sens et l'esprit de son auteur. Et qui n'applaudirait aux narrations pleines d'intérêt et de pathétique, à la magnificence des tableaux, quelquefois à l'énergie et même à la naïve simplicité de sentiment qui embellissent une grande partie des poëmes de la Pitié, de l'Homme des champs, des Jardins, des Trois règnes de la nature, de l'Imagination, etc.? Le genre descriptif, auquel Delille avait consacré sa plume, était alors cultivé avec non moins d'ardeur en Angleterre. C'est à l'imitation de Thompson que Saint-Lambert, homme juste et bon, philosophe sincère et bien intentionné, avait écrit son poëme élégant des Saisons, que toute sa philanthropie ne put réchauffer. Après lui, Lemierre, Rosset, Roucher, et beaucoup d'autres entrèrent dans la même route. On vit paraitre les Fastes, l'Agriculture, les Mois, etc poëmes qui ne sont pas dépourvus de tout mérite, mais que leur ennuyeuse monotonie a fait proscrire sans pitié.

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Deux jeunes gens, de génie opposé, d'infortune pareille, Malfilâtre et Gilbert, étaient restés

presque à l'abri de la contagion. L'un, suave, gracieux, plein de goût, s'était fait connaître par le poëme de Narcisse dans l'ile de Vénus, et travaillait encore à son excellent livre du Genie de Virgile, quand la faim le mit au tombeau. L'autre, àpre, vigoureux, incorrect, avait écrit deux Satires qui promettaient un Juvénal à la France, quand il expira de misère sur un lit d'hôpital.

Un rang bien plus éminent entre les poëtes français était réservé à André Chénier, enlevé comme eux à la fleur de l'àge, mais par la hache révolutionnaire. Doué de la plus poétique organisation et d'un sentiment exquis des plus secrètes beautés de l'art, né sous le ciel de la Grèce, il raviva cette antique mythologie que le xvme siècle avait flétrie et énervée, il se créa un vers tout nouveau; dans ses Élégies, il épancha avec amour les intimes affections de sa vie d'homme et de poëte. Mais quand il vit la France déchirée par une démagogie délirante, alors l'agneau devint un lion terrible, et ce poëte si voluptueux sut, dans ses Iambes, fouetter aussi d'un vers sanglant les bourreaux barbouilleurs de lois qui dévoraient sa patrie.

André Chénier est, de tous les écrivains du XVIII siècle, celui qui offre le plus de rapports avec les écrivains actuels. Placé sur les limites d'un âge qui finissait, il semble en détourner la vue, pour diriger ses regards vers l'àge qui s'approche, et lui tendre la main.

Le XIXe siècle, dont le tiers est déjà écoulé, n'appartient pas encore à l'histoire, et, par conséquent, ne peut faire partie de ce résumé. Il s'était annoncé sous un jour aussi brillant qu'aucun de ceux qui l'avaient précédé. Mme de Staël et Chateaubriand avaient marqué leur place parmi les premiers prosateurs français; Ducis, Chénier, Legouvé, Lemercier Andrieux, Picard, continuaient à enrichir la scène; Étienne, Duval, Arnault, Raynouard marchaient sur leurs pas; la fécondité de Delille n'était pas épuisée, Esménard et Fontanes lui promettaient des successeurs; plus savants que les Buffon et les d'Alembert, Lacépède, La Place, Thénard, Cuvier mettaient dans leur style presque autant d'élégance et de pompe; Garat, de Gérando, de Bonald, de Maistre, La Romiguière, cultivaient avec éclat, dans des routes diverses, le vaste champ de la philosophie. Quand le bruit des armes s'apaisa et qu'une long paix sembla promise à l'Europe, pour la consoler de vingt années de guerre, alors une nouvelle ardeur s'empara des esprits; on se précipita, avec un enthousiasme inouï, dans toutes les routes de l'intelligence; jamais plus de questions philosophiques, politiques, historiques, littéraires, n'avaient été soulevées et agitées. Thierry, de Barante, Thiers,

Guizot, portèrent dans l'histoire une lumière nouvelle, et la présentèrent sous des faces jusqu'alors inaperçues; tandis que Royer-Collard et Cousin cherchaient à concilier, dans leur éclectisme, les doctrines philosophiques de l'Écosse et de l'Allemagne, Lamennais, dans un style digne de Bossuet, ranimait le catholicisme mourant; Delavigne, Lamartine, Béranger, créaient une poésie lyrique inconnue; la prose de Courier, de Ballanche, de Nodier, rivalisait avec la poésie ; le général Foy et d'autres défenseurs des libertés constitutionnelles rappelaient l'éloquence des premiéres assemblées délibératives, et la critique de Villemain et des rédacteurs du Globe éclipsait celle de Marmontel et de La Harpe.

Il faut l'avouer cependant, tant d'espérances qui promettaient au XIXe siècle une pensée vaste et unique, capable de l'animer et de le diriger tout entier avec autant d'ensemble que d'énergie, n'ont pas encore été réalisées. Notre àge est resté jusqu'à présent une époque critique semblable à celles qui suivirent en Grèce l'âge de Périclès, à Rome l'âge d'Auguste, et qui, en France, préparèrent l'âge de Louis XIV.

Pour ceux qui étudient même superficiellement la littérature française, il est aisé de s'apercevoir qu'elle obéit, dès le principe, aux influences indiquées au commencement de cet essai; mais que, sans oublier jamais ce bon sens national, toujours éminent depuis le Roman de la Rose jusqu'à Voltaire, chaque siècle eut un caractère qui lui fut propre. Lexve parait généralement érudit et jovial; le xvie théologien et novateur; le xvie religieux et monarchique; le xvie philosophe et révolutionnaire. Mais quant à la littérature française, actuelle, surtout depuis les événements de juillet 1830, elle ne ressemble complétement à aucune de ces époques, et il est bien difficile d'établir nettement le caractère spécial qui la distinguera. Nulle pensée homogène ne l'inspire; elle n'appelle d'une manière absolue ni le maintien quand même, comme le xvIIe siècle, ni la destruction, comme le xvie. Elle s'ignore elle-même. Quelque chose lui dit qu'il y a déjà assez de ruines, trop peutêtre,

Vidimus excidia

satis una superque

Mais elle ne voit encore rien à édifier. Elle entr dans toutes les routes, elle essaye tous les chemins elle les prend et les quitte tour à tour. Les arts qui demandent un but plus vivement encore qu la littérature, se tourmentent en vain du senti ment de leur nullité. Au milieu du chaos, les un cherchent à remonter le courant à force de rames ils se rattachent avec une ardeur désespérée une foi qui meurt, à des croyances qui s'éteignen dans la plupart des cœurs; mais, par une sin gulière bizarrerie, plusieurs d'entre eux, tou en s'appuyant sur l'autorité en religion, réclamen la plus extrême liberté en politique. Les autre poursuivent l'œuvre, achevée peut-être, du siècl passé; ils veulent l'indépendance en toute choses, en religion comme en politique; la patri et la liberté, voilà encore leur idole et la Mus qui les inspire; leur style, comme leur pensée moins brillant, moins original que celui de leur adversaires, est plus correct, plus classique plus positif, en quelque sorte. Enfin il en est qu flottent continuellement dans un vague insaisis sable, qui, blasés sur tout ce qui existe, ne por vant se rattacher à aucun des liens sociaux, pare que l'analyse les a tous dépouillés de leur do rure et de leurs illusions, se concentrent dan leur individualisme, s'abandonnent à tous le rêves de leur pensée vagabonde, se créent de monstres et se plaisent à décrire minutieusemen leurs actions ou leurs jeux. Toutes les misere sociales, toutes les folies, toutes les imagination romanesques, grotesques, burlesques, se don nent rendez-vous dans leurs livres. Les héros d leurs romans et de leurs drames sont des galė riens, des insensés, des mendiants, des bour reaux, d'atroces scélérats, l'horreur et la hont de l'humanité; le lieu de leurs scènes, les bagnes les cachots, les places des exécutions!

Espérons que l'ordre sortira enfin de ce pénibl désordre, qu'un réveil heureux et brillant termi nera ce cauchemar littéraire, qu'il apparaitr quelque sublime Démogorgon, à la pensée géné reuse et féconde, pour harmoniser tant d'éle ments opposés. Mais cet espoir sera-t-il exaucé Sommes-nous à la veille d'un bouleversemen universel, ou au premier matin d'un monde nou veau? Quel esprit serait assez pénétrant ou asse hardi pour le décider?

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