Page images
PDF
EPUB

un

la vive image de ces mœurs antiques, le voyageur accueilli, secouru, bénit la fidélité de ces peuples aux pieux usages de leurs pères; il souhaite que le malheur ne puisse les atteindre, que son hôte généreux ne soit jamais réduit à s'écrier comme Job succombant à l'excès de ses douleurs : « Je n'ai pourtant pas laissé l'étranger hors de ma demeure, et ma porte fut toujours ouverte aux voyageurs. › En effet, tous les Arabes pourraient encore aujourd'hui prendre, comme Job, le ciel à témoin de leur attachement à ces principes révérés; les usages qui leur sont particuliers remontent, comme eux, jusqu'aux premiers àges du monde. Le voyageur, après quelques expressions réciproques de bienveillance, offre un léger présent, toujours reçu avec un sentiment religieux don considérable serait repoussé comme une insulte; et si, à la fin d'un long voyage, il se trouve avoir distribué les productions du sol ou de l'industrie de son pays, dont il avait eu le soin de se munir, c'est alors une fleur, une simple branche d'arbuste, cueillie près de la maison, qu'il présente en entrant. Cet acte seul est une formule qui sollicite un asile, et qui est toujours entendue. Offrir la feuille verte est, pour ces peuples, synonyme de demander l'hospitalité; les serviteurs, les enfants s'empressent autour du mussafir 1; on dirait qu'il apporte une heureuse nouvelle; on se fait un sujet de joie de sa présence; et, déjà, il est bien sûr que rien ne sera négligé de ce qui peut lui rendre son séjour agréable; c'est un devoir rigoureux de le garder au moins trois jours, de tuer pour lui l'agneau le plus gras; le mussafir est invité à porter le premier la main au plat, à se croire le maître de la maison; et, d'après un usage général, c'est lui qui doit faire les honneurs du repas qu'on lui donne, et offrir le premier morceau à celui qui le nourrit : son hôte le remercie d'avoir choisi sa demeure, et se félicite du bonheur dont cette préférence lui semble le présage.

Les Arabes Bédouins, eux-mêmes, toujours prêts pour le pillage, qu'aucun lien n'unit aux autres nations, qui dépouillent sans pitié les caravanes traversant les déserts, et poursuivent le voyageur fuyant à leur aspect, qui se croient le droit de reprendre par la force l'antique héritage dont ils furent, disent-ils, injustement dépouillés dans la personne d'Ismael, semblent, tout à coup, par une étonnante opposition, oublier leur caractère, pour exercer la plus noble et la plus courageuse hospitalité. Jamais aucun d'eux n'a

[ocr errors]

bandonnera l'étranger qu'il aura reçu ; la famille entière périra plutôt pour le défendre, pour se préserver de l'affront d'avoir laissé insulter un de ses hôtes; et, à l'abri de ce titre sacré, le voyageur traversera le désert au milieu des hordes ennemies, protégé à la fois par l'honneur et la religion. Tous s'indigneraient de la seule idée de trahir le malheureux qui se serait réfugié sous leur toit, qui aurait touché le pan de leur robe.

LE MÊME. Ibid.

LE MÊME SENTIMENT ET LA MÊME VERTU DANS LES ILES DE LA GRÈCE.

Les musulmans ont tous ces mêmes principes. Le nom de mussafir est à la fois une sauvegarde et un titre d'honneur que les plus fanatiques ne refusent pas aux chrétiens. Pour être l'objet de leur intérêt, il suffit d'être loin de sa terre natale: tout déplacement est, en effet, un malheur aux yeux de ces hommes qui trouvent la félicité dans le repos, et ne peuvent même concevoir le but de nos brillantes agitations. Tandis que, parmi nous, le voyageur est souvent l'homme heureux dont on envie le sort, il est constamment pour ces peuples un infortuné à secourir, un navigateur jeté sur une côte lointaine. On sent bien, cependant, que l'hospitalité en honneur chez tous les peuples de l'Orient, quelle que soit leur croyance, doit recevoir une teinte particulière des mœurs de chacun de ces peuples. Chez les Arabes, elle porte l'empreinte de leur simplicité et de leur indépendance; celle des Turcs a quelque chose de contraint et d'austère comme eux; ils laissent trop souvent apercevoir l'embarras qu'ils éprouvent, en admettant des étrangers dont ils redoutent l'indiscrétion on voit qu'en vous recevant, c'est un devoir qu'ils remplissent; chez les Grecs, au contraire, c'est réellement une fête qu'ils célèbrent; et l'on est frappé de ce contraste, surtout dans les îles où ils ont conservé plus fidèlement leurs usages, où ils ne sont pas alarmés par la présence de leurs tyrans et par la nécessité de cacher leur aisance à la rapacité qui les épie.

A la vue d'un bateau entrant dans le port de Naxos, de Chios, de Myconi, etc., les chefs de la petite nation viennent s'informer quel est l'étranger que la curiosité amène sur leurs bords; et celui qui s'est assuré le premier le bonheur de l'attirer chez lui, s'efforce de justifier cette dis

1 Primitivement, en arabe, le voyageur, l'étranger; §évos, hospes, hôte, celui que l'on reçoit, même un parent, un ami. Ce titre indique toujours un devoir. Un ministre étranger est

appelé, dans les pièces officielles, le mussafir très-honoré de la Sublime Porte.

tinction dont il s'honore. Sa famille, qu'il s'est hâté de faire avertir, est déjà prête à recevoir le voyageur: on s'empresse de lui apporter du café, des fruits ou des conserves de roses la fille de la maison, parée de toutes les grâces de son âge, les lui présente, et s'étonne de l'embarras qu'il témoigne en se voyant servi par elle. Après un premier moment de repos, on lui propose de prendre un bain, ou de dormir quelques heures; ce temps est employé à préparer une agréable soirée. Les voisins sont invités au repas et à un bal, où les jeunes et belles insulaires exécutent des danses dont l'origine remonte aux premiers siècles de la Grèce; elles se font un amusement des questions que hasarde l'étranger, de l'ignorance où il est de leurs usages; elles se plaisent à les lui expliquer; et, cependant, le maître de la maison s'occupe des moyens de lui faire parcourir le lendemain l'intérieur de l'ile, de lui montrer les sites les plus intéressants ou quelques débris d'antiques édifices: il raconte les vieilles traditions du pays; et, soit qu'il partage les idées populaires, soit qu'il étonne en montrant une instruction qu'on ne lui supposait pas, il intéresse toujours par la vivacité de son imagination et la facilité de son langage. On essaye de retenir le voyageur; il éprouve lui-même le désir de rester; et lorsque, après quelques jours de repos et de distraction, il se décide enfin au départ, ce n'est jamais sans regret, sans souffrir de l'idée qu'il ne verra probablement plus ceux dont il vient d'éprouver une réception si aimable et si désintéressée. Quelle satisfaction pour lui si, quelques années après, des circonstances imprévues le ramenaient dans ce pays, avec le pouvoir de faire quelque bien, avec les moyens de rendre à ses anciens hôtes l'accueil qu'il en a reçu !

LA VILLE DE TYR.

LE MÊME. Ibid.

J'admirais l'heureuse situation de cette grande ville, qui est au milieu de la mer, dans une île : la côte voisine est délicieuse par sa fertilité, par les fruits exquis qu'elle porte, par le nombre de villes et de villages qui se touchent presque, enfin par la douceur de son climat; car les montagnes mettent cette côte à l'abri des vents brûlants du midi. Elle est rafraîchie par le vent du nord qui souffle du côté de la mer. Ce pays est au pied du Liban, dont le sommet fend les nues et va toucher les astres; une glace éternelle couvre son front; des fleuves pleins de neiges tombent, comme des torrents, des rochers qui environnent

sa tête. Au-dessus, on voit une vaste forêt de cèdres antiques, qui paraissent aussi vieux que la terre où ils sont plantés, et qui portent leurs branches épaisses jusque vers les nues. Cette forêt a sous ses pieds de gras pâturages dans la pente de la montagne; c'est là qu'on voit errer les taureaux qui mugissent. Les brebis qui bêlent, avec leurs tendres agneaux, bondissent sur l'herbe. La coulent mille ruisseaux d'une eau claire. Enfin on voit au-dessous de ces pâturages le pied de la montagne, qui est comme un jardin le printemps et l'automne y règnent ensemble, pour y joindre les fleurs et les fruits. Jamais, ni le souffle empesté du midi qui sèche et qui brûle tout, ni le rigoureux aquilon, n'ont osé effacer les vives couleurs qui ornent ce jardin.

C'est auprès de cette belle côte que s'élève, dans la mer, l'ile où est bâtie la ville de Tyr. Cette grande ville semble nager au-dessus des eaux, et être la reine de toutes les mers. Les marchands y abondent de toutes les parties du monde, et ses habitants sont eux-mêmes les plus fameux marchands qu'il y ait dans l'univers. Quand on entre dans cette ville, on croit d'abord que ce n'est point une ville qui appartienne à un peuple particulier, mais qu'elle est la ville commune de tous les peuples, et le centre de leur commerce. Elle a deux grands môles semblables à deux bras qui s'avancent dans la mer, et qui embrassent un vaste port. On voit comme une forêt de mâts de navires, et ces navires sont si nombreux, qu'à peine peut-on découvrir la mer qui les porte. Tous les citoyens s'appliquent au commerce, et leurs grandes richesses ne les dégoûtent jamais du travail nécessaire pour les augmenter. On y voit de tous côtés le fin lin d'Egypte, et la pourpre tyrienne deux fois teinte d'un éclat merveilleux. Cette double teinture est si vive, que le temps ne peut l'effacer. On s'en sert pour des laines fines, qu'on rehausse d'une broderie d'or et d'argent.

Les Phéniciens ont le commerce de tous les peuples, jusqu'au détroit de Gades, et ils ont même pénétré dans le vaste Océan qui environne toute la terre. Ils ont fait aussi de longues navigations sur la mer Rouge; et c'est par ce chemin qu'ils vont chercher, dans des îles inconnues, de l'or, des parfuns, et divers animaux qu'on ne voit point ailleurs. Je ne pouvais rassasier mes yeux du spectacle magnifique de cette grande ville où tout était en mouvement. Je n'y voyais point, comme dans les villes de la Grèce, des hommes oisifs et curieux qui vont chercher des nouvelles dans la place publique, ou regarder les étrangers qui arrivent sur le port. Les hommes sont occupés à décharger leurs vaisseaux, à

transporter leurs marchandises, ou à les vendre, ou à ranger leurs magasins, et à tenir un compte exact de ce qui leur est dù par les négociants étrangers; les femmes ne cessent jamais de filer des laines, ou de faire des dessins de broderies, ou de ployer les riches étoffes.

FENELON. Télémaque, liv. III.

VUE DU LIBAN.

Le Liban, dont le nom doit s'étendre à toute la chaîne du Kesraouân et du pays des Druses, présente tout le spectacle des grandes montagnes. On y trouve à chaque pas ces scènes où la nature déploie tantôt de l'agrément ou de la grandeur, tantôt de la bizarrerie, toujours de la variété. Arrive-t-on par la mer, et descend-on sur le rivage, la hauteur et la rapidité de ce rempart qui semble fermer la terre, le gigantesque des masses qui s'élancent dans les nues, inspirent l'étonnement et le respect. Si l'observateur curieux se transporte ensuite jusqu'à ces sommets qui bornaient sa vue, l'immensité de l'espace qu'il découvre devient un autre sujet de son admiration.

Mais, pour jouir entièrement de ce spectacle, il faut se placer sur la cime même du Liban ou du Sannin. Là, de toutes parts, s'étend un horizon sans bornes; là, par un temps clair, la vue s'égare, et sur le désert qui confine au golfe Persique, et sur la mer qui baigne l'Europe: l'âme croit embrasser le monde. Tantôt les regards, errant sur la chaîne successive des montagnes, portent l'esprit, en un clin d'oeil, d'Antioche à Jérusalem; tantôt, se rapprochant de tout ce qui les environne, ils sondent la lointaine profondeur du rivage; enfin l'attention, fixée par des objets distincts, observe avec détail les rochers, les bois, les torrents, les coteaux, les villages et les villes. On prend un plaisir secret à trouver petits ces objets qu'on a vus si grands. On regarde avec complaisance la vallée couverte de nuées orageuses, et l'on sourit d'entendre sous ses pas ce tonnerre qui gronda si longtemps sur la tête, on aime à voir à ses pieds ces sommets, jadis menaçants, devenus, dans leur abaissement, semblables aux sillons d'un champ ou aux gradins d'un amphithéâtre, l'on est flatté d'être devenu le point le plus élevé de tant de choses, et l'orgueil les fait regarder avec plus de complaisance.

Lorsque le voyageur parcourt l'intérieur de ces montagnes, l'aspérité des chemins, la rapidité des pentes, la profondeur des précipices, commencent par l'effrayer. Bientôt l'adresse des mulets qui le portent le rassure, et il examine à son aise les incidents pittoresques qui se succèdent pour le distraire. Là, comme dans les Alpes, il

marche des journées entières pour arriver dans un lieu qui, dès le départ, est en vue: il tourne, il descend, il côtoie, il grimpe; et, dans ce changement perpétuel de sites, on dirait qu'un pouvoir magique varie à chaque pas les décorations de la scène. Tantôt ce sont des villages prêts à glisser sur des pentes rapides, et tellement disposés que les terrasses d'un rang de maisons servent de rue au rang qui les domine. Tantôt, c'est un couvent placé sur un cône isolé ; ici, un rocher, percé par un torrent, est devenu une arcade naturelle; là, un autre rocher, taillé à pic, ressemble à une haute muraille; souvent, sur les coteaux, les bancs de pierre, dépouillés et isolés par les eaux, ressembleut à des ruines que l'art aurait disposées. En plusieurs lieux, les eaux, trouvant des couches inclinées, ont miné la terre intermédiaire, et ont formé des cavernes; ailleurs, elles se sont pratiqué des cours souterrains, où coulent des ruisseaux pendant une partie de l'année.

Quelquefois ces incidents pittoresques sont devenus tragiques: on a vu, par des dégels et des tremblements de terre, des rochers perdre leur équilibre, se renverser sur les maisons voisines, et en écraser les habitants. Il y a environ vingt ans qu'un accident semblable ensevelit un village qui n'a laissé aucunes traces. Plus récemment, et près du même lieu, le terrain d'un coteau, chargé de mûriers et de vignes, s'est détaché par un dégel subit; et, glissant sur le talus du roc qui le portait, il est venu, semblable à un vaisseau qu'on lance du chantier, s'établir tout d'une pièce dans la vallée inférieure.

VOLNEY. Voyage en Syrie.

ASPECT PHYSIQUE ET MORAL DE CONSTANTINOPLE.

Constantinople, et surtout la côte d'Asie, étaient noyées dans le brouillard : les cyprès et les minarets que j'apercevais à travers cette vapeur, présentaient l'aspect d'une forêt dépouillée. Comme nous approchions de la pointe du sérail, le vent du nord se leva, et balaya, en moins de quelques minutes, la brume répandue sur ce tableau; je me trouvai tout à coup au milieu des palais du commandeur des croyants. Devant moi le canal de la mer Noire serpentait entre les collines riantes, ainsi qu'un fleuve superbe : j'avais à droite la terre d'Asie et la ville de Scutari: la terre d'Europe était à ma gauche elle formait, en se creusant, une large baie pleine de grands navires à l'ancre, et traversée par d'innombrables petits bateaux. Cette baie, renfermée entre deux coteaux, présentait en regard et en amphithéâtre Constantinople et Galata. L'im

[ocr errors]

mensité de ces trois villes étagées, Galata, Constantinople et Scutari; les cyprès, les minarets, les mâts des vaisseaux qui s'élevaient et se confondaient de toutes parts; la verdure des arbres, les couleurs des maisons blanches et rouges; la mer qui étendait sous ces objets sa nappe bleue, et le ciel qui déroulait au-dessus un autre champ d'azur voilà ce que j'admirais; on n'exagère point, quand on dit que Constantinople offre le plus beau point de vue de l'univers.

Nous abordames à Galata : je remarquai surle-champ le mouvement des quais, et la foule des porteurs, des marchands et des mariniers; ceuxci annonçaient par la couleur diverse de leurs visages, par la différence de leurs langages, de leurs habits, de leurs chapeaux, de leurs bonnets, de leurs turbans, qu'ils étaient venus de toutes les parties de l'Europe et de l'Asie habiter cette frontière de deux mondes. L'absence presque totale des femmes, le manque de voitures à roues, et les meutes de chiens sans maîtres, furent les trois caracteres distinctifs qui me frappèrent dans l'intérieur de cette ville extraordinaire. Comme on ne marche qu'en babouches, qu'on n'entend point de bruits de carrosses et de charrettes, qu'il n'y a point de cloches et presque point de métiers à marteau, le silence est continuel. Vous voyez autour de vous une foule muette, qui semble vouloir passer sans être aperçue, qui a toujours l'air de se dérober aux regards du maître. Vous arrivez sans cesse d'un bazar à un cimetière, comme si les Turcs n'étaient là que pour acheter, vendre et mourir. Ces cimetières sans murs et placés au milieu des rues sont des bois magnifiques de cyprès les colombes font leurs nids dans ces cyprès, et partagent la paix des morts. On découvre çà et là quelques monuments antiques qui n'ont de rapport, ni avec les hommes modernes, ni avec les monuments nouveaux dont ils sont environnés on dirait qu'ils ont été transportés dans cette ville orientale par l'effet d'un talisman. Aucun signe de joie, aucune apparence de bonheur ne se montre à vos yeux : ce qu'on voit n'est pas un peuple, mais un troupeau qu'un iman conduit, et qu'un janissaire égorge. Il n'y a d'autre plaisir que la débauche, d'autre peine que la mort. Au milieu des prisons et des bagnes s'élève un sérail, capitole de la servitude: c'est là qu'un gardien sacré conserve les germes de la peste et les lois primitives de la tyrannie. De pâles adorateurs rôdent sans cesse autour du temple, et viennent apporter leurs têtes à l'idole. Rien ne peut les soustraire au sacrifice; ils sont entraînés par un pouvoir fatal : les yeux du despote attirent les esclaves, comme les regards du serpent fascinent les oiseaux dont il fait sa proie.

CHATEAUBRIAND. Itinéraire.

LE MESCHACEBÉ 1.

Ce fleuve, dans un cours de plus de mille lieues, arrose une délicieuse contrée, que les habitants des États-Unis appellent le nouvel Éden, et à qui les Français ont laissé le doux nom de Louisiane. Mille autres fleuves, tributaires du Meschacebé, le Missouri, l'Illinois, l'Arkanza, l'Ohio, le Wabache, le Tenaze, l'engraissent de leur limon et la fertilisent de leurs eaux. Quand tous ces fleuves se sont gonflés des déluges de l'hiver, quand les tempêtes ont abattu des pans entiers de forêts, le temps assemble, sur toutes les sources, les arbres déracinés : il les unit avec des lianes, il les cimente avec des vases, il y plante de jeunes arbrisseaux, et lance son ouvrage sur les ondes. Charriés par les vagues écumantes, ces radeaux descendent de toutes parts au Meschacebé. Le vieux fleuve s'en empare, et les pousse à son embouchure pour y former une nouvelle branche. Par intervalles, il élève sa grande voix, en passant sous les monts; il répand ses eaux débordées autour des colonnades des forêts et des pyramides des tombeaux indiens: c'est le Nil des déserts. Mais la grâce est toujours unie à la magnificence dans les scènes de la nature; et, tandis que le courant du milieu entraîne vers la mer les cadavres des pins et des chênes, on voit, sur les deux courants latéraux, remonter, le long des rivages, des îles flottantes de pistia et de nénufar, dont les roses jaunes s'élèvent comme de petits pavillons. Des serpents verts, des hérons bleus, des flamants roses, de jeunes crocodiles, s'embarquent passagers sur ces vaisseaux de fleurs; et la colonie, déployant au vent ses voiles d'or, va aborder, endormie, dans quelque anse retirée du fleuve.

Les deux rives du Meschacebé présentent le tableau le plus extraordinaire. Sur le bord occidental, des savanes se déroulent à perte de vue : leurs flots de verdure, en s'éloignant, semblent monter dans l'azur du ciel, où ils s'évanouissent. On voit, dans ces prairies sans bornes, errer à l'aventure des troupeaux de trois ou quatre mille buffles sauvages. Quelquefois un bison, chargé d'années, fendant les flots à la nage, se vient coucher parmi les hautes herbes, dans une île du Meschacebé. A son front orné de deux croissants, à sa barbe antique et limoneuse, vous le prendriez pour le dieu mugissant du fleuve, qui jette un regard satisfait sur la grandeur de ses ondes et la sauvage abondance de ses rives.

Telle est la scène sur le bord occidental; mais

1 Vrai nom du Mississipi ou Meschassipi, Vieux Père des Eaux.

elle change tout à coup sur la rive opposée, et forme avec la première un admirable contraste. Suspendus sur le cours des ondes, groupés sur les rochers et sur les montagnes, dispersés dans les vallées, des arbres de toutes les formes, de toutes les couleurs, de tous les parfums, se mêlent, croissent ensemble, montent dans les airs à des hauteurs qui fatiguent les regards. Les vignes sauvages, les bignonias, les coloquintes, s'entrelacent au pied de ces arbres, escaladent leurs rameaux, grimpent à l'extrémité des branches, s'élancent de l'érable au tulipier, du tulipier à l'alcée, en formant mille grottes, mille voûtes, mille portiques. Souvent égarées d'arbre en arbre, ces lianes traversent des bras de rivières, sur lesquels elles jettent des ponts et des arches de fleurs. Du sein de ces massifs embaumés, le superbe magnolia élève son cône immobile: surmonté de ses larges roses blanches, il domine toute la forêt, n'a d'autre rival que le palmier qui balance légèrement auprès de lui ses éventails de verdure.

1

Une multitude d'animaux, placés dans ces belles retraites par la main du Créateur, y répandent l'enchantement et la vie. De l'extrémité des avenues on aperçoit des ours enivrés de raisins, qui chancellent sur les branches des ormeaux; des troupes de cariboux 1 se baignent dans un lac; des écureuils noirs se jouent dans l'épaisseur des feuillages; des oiseaux moqueurs, des colombes virginiennes de la grosseur d'un passereau, descendent sur les gazons rougis par les fraises; des perroquets verts à tête jaune, des piverts empourprés, des cardinaux de feu, grimpent en circulant au haut des cyprès; des colibris étincellent sur le jasmin des Florides, et des serpents oiseleurs sifflent suspendus aux dômes des bois, en s'y balançant comme des lianes.

Si tout est silence et repos dans les savanes, de l'autre côté du fleuve, tout ici, au contraire, est mouvement et murmure: des coups de bec contre le tronc des chênes, des froissements d'animaux qui marchent, broutent ou broient entre leurs dents les noyaux des fruits, des bruissements d'ondes, de faibles mugissements, de sourds meuglements, de doux roucoulements, remplissent ces déserts d'une tendre et sauvage harmonie. Mais, quand une brise vient à animer toutes ces solitudes, à balancer tous ces corps flottants, à confondre toutes ces masses de blanc, d'azur, de vert, de rose, à mêler toutes les couleurs, à réunir tous les murmures, il se passe de telles choses aux yeux, que j'essayerais en vain de

Le caribou, plus connu sous le nom de renne, est un mammifère de l'ordre des ruminants, célèbre par les services qu'il rend aux Lapons. Voilà ce qu'en disent les natu

les décrire à ceux qui n'ont point parcouru ces champs primitifs de la nature.

LE MÊME. Génie du Christianisme.

LE TAGE.

Au nom de ce fleuve tant célébré par les poëtes, l'imagination involontairement réveillée se retrace les plus riants tableaux; elle se figure des rives enchanteresses formées par de longues prairies émaillées des fleurs les plus odorantes; elle erre délicieusement exaltée sous l'ombrage aromatique d'arbres épais, dont les rameaux, enlacés à ceux du laurier d'Apollon, se courbent sous le poids de leurs pommes d'or. L'haleine de vents tempérés, plus doux que le zéphyr même, y caresse un éternel feuillage, et la mobile surface d'une onde cristalline, qui, s'échappant à regret dans un lit étincelant de pierres précieuses, roule dans ses molles sinuosités les paillettes d'or pur qui en forment l'arène. Au murmure suave de ce nouveau Pactole se mêle encore l'harmonieux concert que forment, en saluant l'aurore, mille brillants oiseaux parés du plus riche plumage. De gracieuses bergères, d'heureux bergers conduisent dans cet heureux séjour d'éblouissants troupeaux, dont on n'exige que le lait superflu ou l'abondante toison, en dédommagement des soins qu'on leur donne, et qui n'ont à craindre ni le couteau du boucher, ni la dent cruelle des loups dévorants. Les animaux féroces sont inconnus dans ces lieux paisibles; leur approche n'appela jamais au combat le chien fidèle, qui ne veille à la garde des moutons et des brebis que pour donner à son maître le temps de chanter de constantes amours, auxquelles ne se mêle jamais l'inquiétude ou la jalousie. Le miel, naturellement purifié,

y

découle du tronc des chênes; le vin le plus généreux, une huile parfumée, n'ont pas besoin que l'homme les vienne extraire des fruits qui les prodiguent, et nul climat, dans l'univers, ne rappela mieux ces champs Élysiens, où l'antiquité plaçait le séjour de paix promis aux ames des justes.

Mais que la réalité est loin de la pompeuse réputation que, depuis les Romains jusqu'à nos jours, on s'est complu à donner au plus triste des fleuves.

Des bords arides âprement coupés à pic, un lit généralement torrentueux, embarrassé et rétréci, des eaux jaunâtres presque continuellement bourbeuses, voilà ce qui caractérise véritablement ce

ralistes. Il est donc à supposer, ou que M. de Chateaubriand s'est trompé dans cet endroit, ou qu'on donne ce nom en Amérique à une autre espèce d'animal. (N. E.)

« PreviousContinue »