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<dèle, et au dedans je ne suis qu'un cadavre. › Les fleurs de l'asphodèle produisent des graines dont les anciens croyaient que les morts faisaient leur nourriture, et dont les vivants tirent quelquefois parti. Suivant Homère, après avoir passé le Styx, les ombres traversaient une longue plaine d'asphodèles.

Quant aux arbres funéraires, j'en trouve de deux genres, répandus dans les divers climats : tous deux ont des caractères opposés. Ceux du premier laissent pendre jusqu'à terre leurs branches longues et menues, et on les voit flotter au gré des vents. Ces arbres paraissent comme échevelés, et déplorant quelque infortune tel est le cazarina des îles de la mer du Sud, que les naturels ont grand soin de planter auprès des tombeaux de leurs ancêtres. Nous avons chez nous le saule pleureur ou de Babylone: c'était à ses rameaux que les Hébreux captifs suspendaient leurs lyres. Notre saule commun, lorsqu'il n'est pas étêté, laisse pendre aussi l'extrémité de ses branches, et prend alors un caractère mélancolique. Shakspeare l'a fort bien senti et exprimé dans la chanson du Saule, qu'il met dans la bouche de Desdemona, prête à terminer ses malheureux jours. Il y a aussi, dans plusieurs autres genres d'arbres, des espèces à longue chevelure: tels sont certains frênes, un figuier de l'Ile-deFrance, dont les fruits traînent jusqu'à terre, et les bouleaux du Nord.

Le second genre des arbres funèbres renferme ceux qui s'élèvent en obélisque ou en pyramide. Si les arbres à chevelure semblent porter nos regrets vers la terre, ceux-ci semblent diriger avec leurs rameaux nos espérances vers le ciel : tels sont, entre autres, les cyprès des montagnes, le peuplier d'Italie, et les sapins du Nord. Le cyprès, avec son feuillage flottant et tourné en spirale, ne ressemble pas mal à une longue quenouille chargée de laine, telle que les poëtes en imaginaient entre les mains des Parques qui filaient nos destinées. Les peupliers d'Italie ne sont autre chose, suivant l'ingénieux Ovide, que les sœurs de Phaeton qui déplorent le sort de leur frère, en élevant leurs bras vers les cieux. Quant au sapin, je n'en connais point de plus propre à décorer les tombeaux : c'est un usage auquel l'emploient fréquemment les Chinois et les Japonais. Ils le regardent comme un symbole de l'immortalité. En effet, son odeur aromatique, sa verdure sombre et perpétuelle, sa forme pyramidale qui semble fuir jusque dans les nues, et ce je ne sais quoi de gémissant que ses rameaux font entendre quand les vents les agitent, semblent faits pour accompagner magnifiquement un mausolée, et pour entretenir en nous le sentiment de notre immortalité.

Plantons donc ces arbres pleins d'expressions mélancoliques sur les sépultures de nos amis. Les végétaux sont les caractères du livre de la nature, et un cimetière doit être une école de morale. C'est là qu'à la vue des puissants, des riches et des méchants réduits en poudre, disparaissent toutes les passions humaines : l'orgueil, la cupidité, l'avarice, l'envie; c'est là que se réveillent les sentiments les plus doux de l'humanité, au souvenir des enfants, des époux, des pères, des amis; c'est sur leurs tombeaux que les peuples les plus sauvages viennent apporter des mets, et que les peuples de l'Orient distribuent des vivres aux malheureux. Plantons-y au moins des végétaux qui nous en conservent la mémoire. Quelquefois nous nous élevons des urnes, des statues; mais le temps détruit, bientôt les monuments des arts, tandis qu'il fortifie chaque année ceux de la nature. Les vieux ifs de nos cimetières ont plus d'une fois survécu aux églises qu'ils y ont vu bâtir. Ombrageons ceux de la patrie de végétaux qui caractérisent les diverses tribus des citoyens qui y reposent; qu'on voie croître sur les fosses de leurs familles ceux qui les ont fait vivre pendant leur vie, l'osier des vanniers, le chêne des charpentiers, le cep des vignerons; mettons-y surtout des végétaux toujours verts, qui rappellent des vertus immortelles, plus utiles encore à la patrie que des métiers et des talents; que les påles violettes et les douces primevères fleurissent chaque printemps sur les tertres des enfants qui ont aimé leurs pères; que la pervenche de JeanJacques, plus chère aux amants que le myrte amoureux, étale ses fleurs azurées sur le tombeau de la beauté toujours fidèle; que le lierre embrasse le cyprès sur celui des époux unis jusqu'à la mort; que le laurier y caractérise les vertus des guerriers; l'olivier, celles des négociateurs; enfin, que les pierres, gravées d'inscriptions à la louange de tous ceux qui ont bien mérité des hommes, y soient ombragées de troënes, de thuyas, de buis, de genièvre, de buissons ardents, de houx aux graines sombres, de chèvrefeuilles odorants, de majestueux sapins. Puissé-je me promener un jour dans cet Élysée, éclairé des rayons de l'aurore, ou des feux du soleil couchant, ou des pâles clartés de la lune, et consacré en tout temps par les cendres d'hommes vertueux! Puissé-je moimême être digne d'y avoir un jour mon tertre entouré de ceux de mes enfants, surmonté d'une tuile couverte de mousse! C'est par ces décorations végétales que des nations entières ont rendu les tombeaux de leurs ancêtres si respectables à leur postérité. Dans ce jardin de la mort et de la vie, du temps et de l'éternité, se formeront un jour des philosophes sensibles et sublimes, des Confucius, des Fénélon, des Addison, des Young.

Là s'évanouiront les vaines illusions du monde, | philosophe, après cette première émotion que par le spectacle de tant d'hommes que la mort a renversés; là renaîtront les espérances d'une meilleure vie, par le souvenir de leurs vertus.

BERNARDIN DE SAINT-PIERRE. Harmonies de la Nature.

cause la perte de toute belle chose, ne peut s'empêcher de sourire à la justice secrète du sort, qui rend au peuple ce qui lui coûta tant de peines, et qui soumet aux plus humbles de ses besoins l'orgueil d'un luxe inutile.

VOLNEY. Voyage en Égypte.

L'ASPECT DES PYRAMIDES D'Égypte.

La main du temps, et plus encore celle des hommes, qui ont ravagé tous les monuments de l'antiquité, n'ont rien pu jusqu'ici contre les pyramides. La solidité de leur construction, et l'énormité de leur masse, les ont garanties de toute atteinte, et semblent leur assurer une durée éternelle. Les voyageurs en parlent tous avec enthousiasme, et cet enthousiasme n'est point exagéré. L'on commence à voir ces montagnes factices, dix-huit lieues avant d'y arriver. Elles semblent s'éloigner à mesure qu'on s'en approche; on en est encore à une lieue, et déjà elles dominent tellement sur la tête, qu'on croit être à leur pied; enfin, l'on y touche, et rien ne peut exprimer la variété des sensations qu'on y éprouve; la hauteur de leur sommet, la rapidité de leur pente, l'ampleur de leur surface, le poids de leur assiette, la mémoire des temps qu'elles rappellent, le calcul du travail qu'elles ont coûté, l'idée que ces immenses rochers sont l'ouvrage de l'homme, si petit et si faible, qui rampe à leur pied, tout saisit à la fois le cœur et l'esprit d'étonnement, de terreur, d'humiliation, d'admiration, de respect. Mais, il faut l'avouer, un autre sentiment succède à ce premier transport; après avoir pris une si grande opinion de la puissance de l'homme, quand on vient à méditer l'objet de son emploi, on ne jette plus qu'un œil de regret sur son ouvrage; on s'afflige de penser que, pour construire un vain tombeau, il a fallu tourmenter vingt ans une nation entière; on gémit sur la foule d'injustices et de vexations qu'ont dû coûter les corvées onéreuses et du transport, et de la coupe, et de l'entassement de tant de matériaux.

On s'indigne contre l'extravagance des despotes qui ont commandé ces barbares ouvrages; ce sentiment revient plus d'une fois en parcourant les monuments de l'Égypte : ces labyrinthes, ces temples, ces pyramides, dans leur massive structure, attestent bien moins le génie d'un peuple opulent et ami des arts, que la servitude d'une nation tourmentée par le caprice de ses maîtres. Alors on pardonne à l'avarice qui, violant leurs tombeaux, a frustré leur espoir on accorde moins de pitié à ces ruines; et, tandis que l'amateur des arts s'indigne, dans Alexandrie, de voir scier les colonnes des palais pour en faire des meules de moulin, le

LE SAVANT, L'ARTISTE ET LE POËTE SUR LES RUINES DE LA GRÈCE.

Pour nous représenter à nous-mêmes ce spectacle, tâchons de devenir à notre tour spectateurs, en nous réunissant par la pensée au docte cortége qui vient s'offrir à nos regards. C'est le même sentiment qui attire et précipite sur les pas de notre jeune voyageur1 ces zélés missionnaires de la science... Partez pour cette croisade poétique, artistes renommés, savants illustres, immortels poêtes! Allez reconnaître cette Grèce souterraine, où dorment les héros d'Homère. Que la tombe interrogée vous réponde, et que, réveillés au son de votre parole, ses pâles habitants se lèvent, pour témoigner que le chantre divin qui sauva leurs noms de l'oubli n'a pas immortalisé des exploits imaginaires. Donnez à ses fictions une base aussi durable que ses vers. Prouvez par vos recherches que le premier des poëtes est aussi le premier des historiens; que, vrai dans ses sentiments, il est vrai dans ses récits; qu'il a pu agrandir ses héros, qu'il ne les a point créés; décorer le théâtre de leur gloire, qu'il ne l'a point construit. Dans vos peintures, rendez vivantes et parlantes ces grandes figures des temps reculés. Ne vois-je pas à votre tête l'homme inspiré qui peut opérer ce prodige? Delille, autre Amphion, marche à côté de Choiseul. Aux premiers accents de sa lyre, cette Grèce ensevelie sous ses ruines va se relever; ce grand corps sans vie va se ranimer, comme, au souffle de la parole d'un prophète, vous voyez, dans un admirable emblème, se réveiller et se dresser le squelette du genre humain 2. Sous leurs évocations puissantes, les sites désenchantés retrouvent leur fraîcheur et leur éclat. Les monts, les rochers, les antres verts, vont revoir leurs demi-dieux; les palais, les gymnases, vont sortir de leurs décombres; le précieux marbre de Paros, qui pave aujourd'hui la demeure d'un pacha stupide, va être rendu aux parvis des temples que les prêtres de Minerve, de Diane, de Bacchus, d'Apollon, fouleront encore

1 M. de Choiseul-Gouffier.

2 Prophétie d'Ezechiel, ch. 37, tableau de la résurrection des morts.

de leurs brodequins dorés: les antiques villes vont se remplir de leurs premiers citoyens je revois Thebes et son Epaminondas, et son Pindare, et son Hésiode. La Béotie valait donc mieux que sa renommée! Je revois Lesbos, qui se glorifie encore de son Pittacus, toujours honorant sa mémoire, toujours négligeant ses exemples. Je revois Méthymne, Antissa, Mitylene, dont les montagnes harmonieuses répétaient d'échos en échos les divins accords d'Arion, d'Alcée, de Sapho, de Terpandre... Mais, vous oublierai-je, terre classique qui vites les Grecs combattre les Troyens, et tout l'Olympe sur la terre, juge de ces grandes luttes; Simoïs, qui rouliez les corps, les boucliers, les cuirasses des vainqueurs et des vaincus? Salut, mont Ida! salut, mystérieux Gargare!... Laissons-nous entraîner sur les pas de nos voyageurs vers ces doctes plaines qu'arrosent l'Ilyssus et le Céphise, liceux révérés où de génération en génération voyage par la pensée une jeunesse studieuse; où les amis des arts vont en souvenir, à toutes les époques de leur vie, comme respirer l'air natal, afin d'entretenir la force et la pureté de leurs principes!... Voici l'enceinte où Platon régnait sur les cœurs par la douce persuasion, où Démosthènes lançait des foudres sur les traîtres et sur les tyrans. A la vue de cette Athènes aujourd'hui méconnaissable, quels sentiments de regrets ensemble et d'admiration saisirent votre âme, ôChoiseul, ô Delille!... Écoutez le favori des Muses: lorsque son pied commença de toucher cette poussière poétique formée des cendres des Eschyle, des Sophocle, des Euripide, des Pindare, il sentit couler ses larmes. Je pleurai, › dit-il. Qui pourrait en être surpris?... C'était un fils sensible et religieux qui retrouvait dans une solitude étrangère les cendres de ses ancêtres 1.

LAYA. Discours de réception à l'Académie française.

EFFET PITTORESQUE DES RUINES DE PALMYRE, D'ÉGYPTE, ETC.

entre lesquelles l'œil découvre au haut et au loin les astres, les nues, les forêts, les fleuves, les montagnes: alors, par un jeu naturel de l'optique, les horizons reculent, et les galeries, suspendues en l'air, se découpent sur les fonds du ciel et de la terre. Ces beaux effets n'ont pas été inconnus des anciens; ils élevaient des cirques sans masses pleines pour laisser un libre accès à toutes les illusions de la perspective.

Les ruines ont ensuite des accords particuliers avec leurs déserts, selon le style de leur architeeture, les lieux où elles se trouvent placées, et les règnes de la nature, au méridien qu'elles occupent.

Dans les pays chauds, peu favorables aux herbes et aux mousses, elles sont privées de ces graminées qui décorent nos châteaux et nos vieilles tours; mais aussi de plus grands végétaux se marient aux plus grandes formes de leur architecture. A Palmyre, le dattier fend les tétes d'hommes et de lions qui soutiennent les chapiteaux du temple du Soleil. Le palmier remplace de sa colonne la colonne tombée; et le pêcher, que les anciens consacraient à Harpocrate, s'élève dans la retraite du silence. On y voit encore une espèce d'arbre, dont le feuillage échevelé, et les fruits en cristaux, forment, avec les débris pendants, de beaux accords de tristesse. Une caravane, arrêtée dans ces déserts, y multiplie les effets pittoresques. Le costume oriental allie bien sa noblesse à la noblesse de ces ruines; et les chameaux et les dromadaires semblent en accroitre les dimensions, lorsque, couchés entre de grands fragments de maçonnerie, ces énormes animaux ne laissent voir que leurs têtes fauves et leurs dos bossus.

Les ruines changent de caractère en Égypte ; souvent elles étalent, dans un petit espace, toutes les sortes d'architecture et toutes sortes de souvenirs. Les sphinx et les colonnes du vieux style égyptien s'élèvent auprès de l'élégante colonne corinthienne. Un morceau d'ordre toscan s'unit à une tour arabesque. D'innombrables débris sont roulés dans le Nil, enterrés dans le sol, cachés sous l'herbe des champs de fèves, des rizières, des plaines de trèfles, s'étendent à l'entour. Quelquefois des nuages, jetés en ondes sur les flancs des ruines, les partagent en deux moitiés : le

Les ruines, considérées sous les rapports pittoresques, sont d'une ordonnance plus magique dans un tableau, que le monument frais et entier. Dans les temples que les siècles n'ont point percés, les nurs masquent une partie du paysage et empêchacal, monté sur un piedestal vide, allonge son chent qu'on ne distingue les colonnades et les cintres de l'édifice; mais, quand ces temples viennent à crouler, il ne reste que des masses isolées,

museau de loup derrière le buste d'un Pan à tête de bélier; la gazelle, l'autruche, l'ibis, la gerboise 2, sautent parmi les décombres; et la poule

1 Voyez 2 parlic, Tableaux et Descriptions. L'ibis, oiseau de l'ordre des échassiers, de la grandeur d'une poule, était révéré particulièrement en Égypte. La gerboise est un mammifère de l'ordre des rongeurs, dont le

principal caractère consiste en des pieds de derrière d'une longueur démesurée, en comparaison de ceux de devant. Le chacal est un animal carnassier, un peu plus petit qu'un loup. (N. E.)

sultane s'y tient immobile, comme un oiseau hiéroglyphique de granit et de porphyre.

La vallée de Tempé, les bois de l'Olympe, les côtes de l'Autique et du Péloponnèse, étalent de toutes parts les ruines de la Grèce. Là, commencent à paraitre les mousses, les plantes grimpantes et les fleurs saxatiles; une guirlande vagabonde de jasmin embrasse une Vénus antique, comme pour lui rendre sa ceinture. Une barbe de mousse blanche descend du menton d'une Hébé; le pavot croit sur les feuillets du livre de Mnemosyne, aimable symbole de la renommée passée, et de l'oubli présent de ces lieux. Les flots de l'Égée qui viennent expirer sous de croulants portiques, Philomèle qui se plaint, Alcyon qui gémit, Cadmus qui roule ses anneaux autour d'un autel, le cygne qui fait son nid dans le sein d'une Léda: tous ces accidents, produits par les Graces, enchantent ces poétiques débris. Un souffle divin anime encore la poussière des temples d'Apollon et des Muses; et le paysage entier, baigné par la mer, ressemble au beau tableau d'Apelles, consacré à Neptune, et suspendu à ses rivages.

CHATEAUBRIAND. Génie du Christianisme.

LES RUINES DE PALMYRE.

Le soleil venait de se coucher; un bandeau rougeâtre marquait encore sa trace à l'horizon lointain des monts de la Syrie: la pleine lune, à l'orient, s'élevait sur un fond bleuâtre aux planes rives de l'Euphrate; le ciel était pur, l'air calme et serein; l'éclat mourant du jour tempérait l'horreur des ténèbres; la fraicheur naissante de la nuit calmait les feux de la terre embrasée; les pâtres avaient retiré leurs chameaux ; l'œil n'apercevait plus aucun mouvement sur la plaine monotone et grisatre; un vaste silence régnait sur le désert; seulement, à de longs intervalles, T'on entendait les lugubres cris de quelques oiseaux de nuit et de quelques chacals... L'ombre croissait, et déjà, dans le crépuscule, mes regards ne distinguaient plus que les fantômes blanchâtres des colonnes et des murs... Ces lieux solitaires, rette soirée paisible, cette scène majestueuse, imprimèrent à mon esprit un recueillement religieux. L'aspect d'une grande cité déserte, la mémoire des temps passés, la comparaison de l'état présent, tout éleva mon cœur à de hautes Densées. Je m'assis sur le tronc d'une colonne ;

et là, le coude appuyé sur le genou, la tête soutenue sur la main, tantôt portant mes regards sur le désert, tantôt les fixant sur les ruines, je m'abandonnai à une rêverie profonde.

lei, me dis-je, ici fleurit jadis une ville opulente; ici fut le siége d'un empire puissant. Oui, ces lieux, maintenant si déserts, jadis une multitude vivante animait leur enceinte, une foule active circulait dans ces routes aujourd'hui solitaires en ces murs, où règne un morne silence, retentissaient sans cesse le bruit des arts et les cris d'allégresse et de fêtes; ces marbres amoncelés formaient des palais réguliers; ces colonnes abattues ornaient la majesté des temples, ces galeries écroulées dessinaient les places publiques! Là, pour les devoirs respectables de son culte, pour les soins touchants de sa subsistance, affluait un peuple nombreux. Là, une industrie créatrice de jouissances appelait les richesses de tous les climats, et l'on voyait s'échanger la pourpre de Tyr pour le fil précieux de la Sérique 2, les tissus moelleux de Cachemire pour les tapis fastueux de la Lydie, l'ambre de la Baltique pour les perles et les parfums arabes, l'or d'Ophir pour l'étain de Thule!

Et maintenant, voilà ce qui subsiste de cette ville puissante, un lugubre squelette! Voilà ce qui reste d'une vaste domination, un souvenir obscur et vain! Au concours bruyant qui se pressait sous ces portiques, a succédé une solitude de mort. Le silence des tombeaux s'est substitué au murmure des places publiques. L'opulence d'une cité de commerce s'est changée en une pauvreté hideuse. Les palais des rois sont devenus le repaire des bêtes fauves; les troupeaux parquent au seuil des temples, et les reptiles immondes habitent le sanctuaire des dieux!... Ah! comment s'est éclipsée tant de gloire!... Comment se sont anéantis tant de travaux !... Ainsi donc périssent les ouvrages des hommes! Ainsi s'évanouissent les empires et les nations !

VOLNEY. Les Ruines.

RUINES DE NICOPOLIS.

Le théâtre d'Apollon, nom répété machinalement par les paysans, est adossé à la base des montagnes de la Cassiopie; ses hautes murailles, qui entourent les débris de la scène, l'annoncent de loin, et attirent les premiers regards du voyageur. La grandeur romaine respire encore dans

1 On sait que Cadmus fut changé en serpent. (N. E.)

2 La soie; les anciens appelaient la Chine le pays des Sères. Ophir était situé sur les bords de la mer Rouge. Thule est ile d'Islande. (N. E.)

3 Voyez, Tableaux en vers, deux morceaux de ce genre. 4 Les Cassiopéens habitaient une partie de l'Épire. Leur pays se nommait Cassiopie ou Almène, la capitale était Nicopolis. (N E.)

ce monument. Son style colossal, les larges briques de ses murs, les grandes pierres de ses gradins écroulés, couverts de noms grecs et latins, annoncent jusque dans les ruines de ses ouvrages la majesté du peuple-roi. Mais, hélas! tristes restes des fastes de la gloire, dix-huit siècles ont passé, les Romains ne sont plus encore quelques retours des années, et ces décombres eux-mêmes auront disparu. Le théâtre, qui retentissait des acclamations du peuple lorsque le voile de pourpre s'élevait au-dessus des spectateurs, ne répond plus qu'aux glapissements sinistres des chacals. Le loup féroce et le serpent venimeux habitent sous les voûtes, et les bancs réservés aux sénateurs sont couverts de hautes fougères. Les épines et les ronces hérissent le palais des Césars, et les halliers remplissent la salle brillante des festins. Près de là, l'eau des Thermes arrose les chapiteaux d'une église gothique renversée sur les débris d'un temple auquel elle avait succédé. On moissonne dans l'agora! des chèvres errent sur les plates-formes de l'acropole, autrefois garnies de balistes et de catapultes. Le temps a brisé les autels de César, et confondu la divinité d'Auguste, que la basse adulation avait osé placer dans les cieux, quand la terre l'accusait des meurtres, des assassinats, des proscriptions, et des crimes dont il ne cessa de se souiller que lorsqu'il n'eut plus d'ennemis à immoler à sa vengeance.

POUCQUEVILLE. Voyage en Grèce, chap. XXXIII.

LE KAN OU KIARVANSERAI.

On appelle du mot générique kan tous les lieux publics où les voyageurs sont admis on donne plus particulièrement le nom de kiarvanserai aux bâtiments assez vastes pour recevoir de nombreuses troupes de marchands, nommées kiarvan, et que nous appelons assez improprement caravanes. Ces édifices sont dus, presque tous, à la piété des pachas, ou des riches particuliers qui les ont fait construire, et les ont placés sous la sauvegarde de la religion, en consacrant à des mosquées le modique revenu qu'on en retire.

Les kiarvanserai sont presque toujours formés de quatre bâtiments qui renferment une vaste cour: au rez-de-chaussée sont des écuries et des magasins; l'étage supérieur est divisé en un grand nombre de chambres; elles ont presque toutes une cheminée, et communiquent par une galerie extérieure ; au milieu de la cour est une fontaine abondante et richement décorée; de magnifiques

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platanes en ombragent le pourtour, et présentent leur abri aux voyageurs fatigués. C'est un spectacle intéressant que celui d'un kan, lorsque, vers la fin du jour, plusieurs caravanes arrivent de divers endroits pour y passer la nuit; de longues files de chameaux viennent y déposer leurs charges précieuses; une foule de cavaliers les accompagnent ou les suivent; ils ont des vêtements variés, des armes, des figures différentes. Le mouvement est général; on parle à la fois plusieurs langues; on se retrouve avec surprise; on se reconnait avec joie; les uns proposent des marchés; les autres s'interrogent sur les dangers de la route: toutes les nations, toutes les religions se rapprochent pour leur intérêt commun. Un vieillard, inspecteur du kan, chargé d'y maintenir le bon ordre, est assis à l'entrée; il accueille les voyageurs, leur rend le salut et les vœux qu'ils lui adressent; il s'informe de ceux qu'il n'aperçoit point encore: tous se félicitent de le revoir, et le traitent avec égards; il veille aux intérêts de ses hôtes, assigne les places, prévient les discordes. Et si, à la suite de ces riches convois, venus des régions lointaines, il se trouve, par un contraste trop fréquent, quelques malheureux dénués de tout, au nom de Dieu et de Mahomet, ils sont traités comme des frères qui achèvent plus laborieusement que d'autres le pèlerinage de la vie. Ils n'ont pas craint d'entrer; sur la porte ils ont lu ces mots, gravés en lettres d'or :

Le paradis est à ceux qui nourrissent, pour l'amour de Dieu, les malheureux sans ressources, les orphelins et les esclaves.

de choiseul-GOUFFIER. Voyage pilloresque de la Grèce.

LES MOEURS Hospitalières de L'Orient.

A l'aspect de tels monuments, pourrait-on ne pas arrêter quelques instants sa pensée sur l'origine et les pratiques diverses de cette vertu de l'Orient, qui semble s'unir à l'enfance du monde? C'est surtout dans les contrées où les mœurs ont conservé leur simplicité originelle, c'est sous les tentes de ces nomades, riches de leurs nombreux troupeaux, et heureux de leur indépendance, qu'on retrouve les habitudes patriarcales, qu'on croit voir encore Abraham, oubliant le poids des années pour courir au-devant des voyageurs inconnus, et les conjurer de ne pas dédaigner sa demeure; ou ce pieux Israélite, modèle de bienfaisance, qui charmait sa captivité en soulageant le malheur de ses frères 2. Dans des lieux où se retrace ainsi

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