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LETTRE.

A LA FEMME DE L'AMIRAL BRUEYS.

Au Caire, le 2 fruct. an VI (19 août 1798).

Votre mari a été tué d'un coup de canon en combattant à son bord. Il est mort sans souffrir, et de la mort la plus douce, la plus enviée des braves.

Je sens vivement votre douleur. Le moment qui nous sépare de l'objet que nous aimons est terrible; il nous isole de la terre; il fait éprouver au corps les convulsions de l'agonie. Les facultés de l'âme sont anéanties; elle ne conserve de relations avec l'univers qu'au travers d'un cauchemar qui altère tout. Les hommes paraissent plus froids, plus égoïstes qu'ils ne le sont réellement. L'on sent, dans cette situation, que si rien ne nous obligeait à la vie, il vaudrait beau

coup mieux mourir; mais, lorsqu'après cette première pensée, on presse ses enfants sur vo cœur, des larmes, des sentiments tendres raniment la nature, et l'on vit pour ses enfants. Oui, madame, voyez-les dès ce premier moment, qu'ils ouvrent votre cœur à la mélancolie : vous pleurerez avec eux, vous élèverez leur enfance, cultiverez leur jeunesse ; vous leur parlerez de leur père, de votre douleur, de la perte qu'em et la république ont faite. Après avoir rattaché votre âme au monde par l'amour filial et l'amou maternel, appréciez pour quelque chose l'amitié et le vif intérêt que je prendrai toujours à la femme de mon ami. Persuadez-vous qu'il est des hommes, en petit nombre, qui méritent d'être l'espoir de la douleur, parce qu'ils sentent avec chaleur les peines de l'ame.

BONAPARTE.

DISCOURS ET MORCEAUX ORATOIRES.

EXHORTATION POUR LES ENFANTS TROUVÉS.

Or sus, mesdames, la compassion et la charité vous ont fait adopter ces petites créatures pour vos enfants. Vous avez été leurs mères selon la grâce, depuis que leurs mères selon la nature les ont abandonnés. Voyez maintenant si vous voulez les abandonner pour toujours. Cessez à présent d'être leurs mères, pour devenir leurs juges; leur vie et leur mort sont entre vos mains. Je m'en vais donc, sans délibérer, prendre les voix et les suffrages. Il est temps de prononcer leur arrêt, et de décider irrévocablement si vous ne voulez pas avoir pour eux des entrailles de miséricorde. Les voilà devant vous! ils vivront, si vous continuez d'en prendre un soin charitable; et, je vous le déclare devant Dieu, ils seront tous morts demain, si vous les délaissez.

VINCENT DE PAULE.

LA BANQUEROute.

Au milieu de tant de débats tumultueux, ne pourrai-je donc pas vous ramener à la délibération du jour par un petit nombre de questions bien simples? Daignez, messieurs, me répondre. Le ministre des finances ne vous a-t-il pas offert le tableau le plus effrayant de notre situation actuelle? Ne vous a-t-il pas dit que tout délai aggravait le péril; qu'un jour, une heure, un instant pouvait le rendre mortel? Avons-nous un plan à substituer à celui qu'il propose? (Oui, s'écria quelqu'un.) Je conjure celui qui répond oui de considérer que son plan n'est pas connu; qu'il faut du temps pour le développer, l'examiner, le démontrer; que, fût-il immédiatement soumis à notre délibération, son auteur peut se tromper; que, fût-il exempt de toute erreur, on peut croire qu'il ne l'est pas; que quand tout le monde a tort, tout le monde a raison; qu'il e pourrait donc que l'auteur de cet autre projet, meme ayant raison, eût tort contre tout le monde, Duisque, sans l'assentiment de l'opinion publique, e plus grand talent ne saurait triompher des irconstances. Et moi aussi, je ne crois pas les

moyens de M. Necker les meilleurs possibles; mais le ciel me préserve, dans une situation très-critique, d'opposer les miens aux siens! vainement je les tiendrais pour préférables. On ne rivalise point en un instant avec une popularité prodigieuse, conquise par des services éclatants, une longue expérience, la réputation du premier talent de financier connu; et, s'il faut tout dire, une destinée telle qu'elle n'échut en partage à aucun mortel. Il faut donc en revenir au plan de M. Necker. Mais avons-nous le temps de l'examiner, de sonder ses bases, de vérifier ses calculs? Non, non, mille fois non. D'insignifiantes questions, des conjectures hasardées, des tâtonnements infidèles voilà tout ce qui, dans ce moment, est en notre pouvoir. Qu'allons-nous donc faire par le renvoi de la délibération? Manquer le moment décisif, acharner notre amourpropre à changer quelque chose à un plan que nous n'avons pas même conçu; et diminuer, par notre intervention indiscrète, l'influence d'un ministre dont le crédit financier est et doit être plus grand que le nôtre. Messieurs, il n'y a là ni sagesse, ni prévoyance; mais du moins y a-t-il de la bonne foi? Oh! si les déclarations les plus solennelles ne garantissaient pas notre respect pour la foi publique, notre horreur pour l'infàme mot de banqueroute, j'oserais scruter les motifs secrets, et peut-être, hélas! ignorés de nous-mêmes, qui nous font si imprudemment reculer au moment de proclamer l'acte du plus grand dévouement, certainement inefficace s'il n'est pas rapide et vraiment abandonné! Je dirais à ceux qui se familiarisent peutêtre avec l'idée de manquer aux engagements publics, par la crainte de l'excès des sacrifices, par la terreur de l'impôt ; je leur dirais : « Qu'estce donc que la banqueroute, si ce n'est le plus cruel, le plus inique, le plus inégal, le plus désastreux des impôts?... Mes amis, écoutez un mot, un seul mot : deux siècles de déprédations et de brigandages ont creusé le gouffre où le royaume est près de s'engloutir : il faut le combler, ce gouffre effroyable. Eh bien! voici la liste des propriétaires français choisissez parmi les plus riches, afin de sacrifier moins de citoyens; mais choisissez; car ne faut-il pas

qu'un petit nombre périsse pour sauver la masse du peuple? Allons, ces deux mille notables possèdent de quoi combler le déficit: ramenez l'ordre dans vos finances, la paix et la prospérité dans le royaume; frappez, immolez sans pitié ces tristes victimes; précipitez-les dans l'abîme, il va se refermer... Vous reculez d'horreur... Hommes inconséquents! hommes pusillanimes! eh! ne voyez-vous donc pas qu'en décrétant la banqueroute, ou, ce qui est plus odieux encore, en la rendant inévitable sans la décréter, vous vous souillez d'un acte mille fois plus criminel, et, chose inconcevable, gratuitement criminel? Car enfin, cet horrible sacrifice ferait disparaître le déficit. Mais croyez-vous, parce que vous n'aurez pas payé, que vous ne devrez plus rien? Croyez-vous que les milliers, les millions d'hommes qui perdront en un instant, par l'explosion terrible ou par ses contre-coups, tout ce qui faisait la consolation de leur vie, et peut-être l'unique moyen de la sustenter, vous laisseront paisiblement jouir de votre crime? Contemplateurs stoïques des maux incalculables que cette catastrophe vomira sur la France, impassibles égoïstes, qui pensez que ces convulsions du désespoir passeront comme tant d'autres, et d'autant plus rapidement qu'elles seront plus violentes, êtes-vous bien sûrs que tant d'hommes sans pain vous laisseront tranquillement savourer ces mets dont vous n'aurez voulu diminuer ni le nombre ni la délicatesse? Non; vous périrez et dans la conflagration universelle que vous ne frémirez pas d'allumer, la perte de votre honneur ne sauvera pas une seule de vos détestables jouissances. Voilà où nous marchons... J'entends parler de patriotisme, d'invocation du patriotisme, d'élans du patriotisme ah, ne prostituez pas ces mots de patrie et de patriotisme. Il est donc bien magnanime, l'effort de donner une portion de son revenu pour sauver tout ce qu'on possède! Eh! messieurs, ce n'est là que de la simple arithmétique; et celui qui hésitera ne peut désarmer l'indignation que par le mépris qu'inspirera sa stupidité. Oui, messieurs, c'est la prudence la plus ordinaire, la sagesse la plus triviale, c'est l'intérêt le plus grossier que j'invoque. Je ne vous dis plus comme autrefois : Donnerez-vous les premiers aux nations le spectacle d'un peuple assemblé pour manquer à la foi publique? Je ne vous dis plus Eh! quels titres avez-vous à la liberté, quels moyens vous resteront pour la maintenir, si, dès votre premier pas, vous surpassez les turpitudes des gouvernements les plus corrompus; si le besoin de votre concours et de votre surveillance n'est pas le garant de votre constitution? Je vous dis: Vous serez tous entraînés dans la ruine universelle; et les premiers inté

ressés au sacrifice que le gouvernement vous demande, c'est vous-mêmes. Votez donc ce subside extraordinaire; et puisse-t-il être suffisant! Votez-le, parce que si vous avez des doutes sur les moyens, doutes vagues et non éclaircis, vous n'en avez pas sur sa nécessité et sur notre impuissance à le remplacer; votez-le, parce que les circonstances publiques ne souffrent aucun retard, et que vous seriez comptables de tout délai. Gardez-vous de demander du temps: le malheur n'en accorde pas. Eh! messieurs, à propos d'une ridicule motion du Palais-Royal, d'une risible insurrection qui n'eut jamais d'importance que dans les imaginations faibles, ou dans les desseins pervers de quelques hommes de mauvaise foi, vous avez entendu naguère ces mots forcenés Catilina est aux portes, et l'on délibère! et certainement il n'y avait autour de nous ni Catilina, ni périls, ni factions, ni Rome: mais aujourd'hui la banqueroute, la hideuse banqueroute est là; elle menace de consumer tout, vos propriétés, votre honneur, et vous délibérez !

MIRABEAU.

RÉPLIQUE DE VERGNIAUD, MEMBRE DE L'ASSEMBLÉE

CONSTITUANTE AU GIRONDIN BRISSOT.

Brissot oublie, dit Vergniaud, que la civilisation de l'Amérique est née de la nôtre, et assez péniblement, ce me semble, pour que tous les siècles s'en souviennent; elle a peut-être coûté la vie à sa mère. Les diverses nations ont diverses mœurs, les temps ont des besoins temporels, les législations reposent sur des règles antécédentes (passez-moi cette mauvaise expression), et tout cela existe parce que tout cela est nécessaire. Brissot, qu'une instruction si variée a initié aux secrets les plus réservés de la politique, n'a cessé de nous présenter pour exemple cette législation ultra-atlantique, bonne aux peuples qui se la sont faite, mais qui n'est pas plus applicable à notre monde usé que les cultures de l'Amérique à nos froides campagnes. Nous donnerez-vous un jour, mon cher Brissot, les végétaux des tropiques, avec les ravissantes harmonies de leur terre natale, la chaleur vivifiante de leur ciel de feu, et l'énergie de leurs parfums? Qu'est-ce, d'ailleurs, qu'un peuple colon? Une famille adulte, une société de jumeaux en robe virile, qui ont reçu d'une éducation uniforme des facultés presque toutes pareilles entre elles; un état politique de convention, qui n'a de but que sa durée, de gloire que son indépendance. Jeté simultanément dans un monde d'exil, ce peuple y arrive en voyageur, et s'y impose facilement un contrat qui n'est que l'expression de ses intérêts les plas

matériels, que la condition de cette existence relative dont le type n'est gravé nulle part dans la destination de l'homme; pacte viager qui lie à peine quelques générations, qui n'emprunte rien au passé, qui ne doit rien à l'avenir, parce qu'il n'y a ni passé ni avenir pour une nation d'un jour, à laquelle le présent lui-même n'appartient que par hasard, car c'est au hasard qu'elle doit jusqu'à l'air qu'elle respire et jusqu'au jour qui l'éclaire. Il n'y a point de lois fondamentales, il n'y a point de religion politique pour une civilisation expatriée, car il n'y en a point sans patrie. Il n'y a point de patrie dans le lieu où nos mères n'ont pas rêvé le berceau de nos enfants, où nos enfants ne peuvent pas semer des fleurs sur le tombeau d'un aïeul. Le Scythe qui répondit à l'étranger: ‹ Dirai-je aux os de nos pères de se lever et de marcher avec nous?» définit admirablement la patrie. La patrie de l'homme naturel n'est pas si large qu'on se l'imagine. S'il a tracé un sillon, s'il a bâti une étable, planté un arbre, et logé une femme; s'il a nourri un enfant entre la chaumière où il a été allaité, et le cimetière où il a suivi son père, voilà la patrie. — La constitution passagère d'une caravane organisée en peuple est un beau modèle à présenter aux Arabes nomades et aux aventuriers bohémiens. Il faut d'autres bases aux législateurs du vieux monde. Quand la statue de Pygmalion fut animée d'un souffle de Vénus, les hommes tombèrent à ses pieds et reconnurent qu'elle était belle; mais Rousseau lui-même ne lui a prêté que l'expression confuse d'une personnalité stérile. Aucun sein ne l'avait portée, aucun regard ami n'avait épié l'essai de ses premiers pas; aucune oreille n'avait été réjouie de ses bégayements enfantins; jamais ses doigts n'avaient joué dans des cheveux blancs; jamais son cœur inquiet et curieux n'avait palpité sur un cœur : caprice ingénieux de l'art, un moment vivifiée par le feu de la nature, mais innocente par ignorance et non par pudeur, dépourvue de l'instinct de l'amour par lequel on est aimée, incapable de connaître le bloc même dont elle est sortie, toute vivante elle touche de toutes parts au néant, et la mythologie l'a si bien senti, qu'elle n'a pas daigné la rendre mère. Vos républiques américaines ressemblent beaucoup à cette statue... Quand Moïse conduisit son peuple à la terre de Chanaan, il ne se contenta pas de lui dire Je vous mène dans une région où coulent des ruisseaux de lait et de miel; il lui dit: Je vous promets une terre qui a été promise à vos ancêtres, et que le Seigneur a marquée pour le patrimoine des enfants d'Israël. Je comprendrais qu'on refit une civilisation de notre Gaule celtique avec les souvenirs des druides. On n'en fondera point sur les idées purement morales.

Tell eest la destinée de l'homme. La divinité qui préside aux créations sociales, ce n'est ni la doctrine du philosophe, ni l'expérience du légiste. C'est la nymphe du poëte, ou la fée du romancier. La sagesse de Numa n'aurait pu se passer d'Égérie. Nous qui sommes venus à la fin d'une société, nous nous sommes épris de nos œuvres, en voyant derrière nous des ruines, mais nous n'avons rien bâti. Les amants de Pénélope n'ont pas été trompés plus amèrement que ceux de la liberté. L'intelligence humaine a des nuits profondes qui détruisent l'ouvrage de ses jours. Tant qu'un siècle léguera au siècle qui le suit une page de l'histoire, une tradition, un monument, une pierre, il ne sera pas permis de rien édifier. Pour les sociétés humaines comme pour l'homme qui a vu beaucoup d'années, il n'y a de nouveau que la mort. Les Péliades, qui égorgèrent leur vieux père pour le rajeunir, étaient d'habiles républicaines. Elles savaient le secret des révolutions. A la naissance d'un peuple le sacrifice d'un homme peut quelque chose; mais quand ce peuple a vieilli, le gouffre de Curtius ne se referme que sur le peuple tout entier.

CHARLES NODIER.

FRAGMENT D'UN DISCOURS SUR LA LOI DU SACRILÉge, PROPOSÉE EN FRANCE EN 1815.

La question qui s'élève, puisqu'on veut que ce soit encore une question, laisse bien loin derrière elle la liberté des cultes. Là où un seul culte est extérieurement autorisé, et là où plusieurs le sont également, elle est la même. Il s'agit de savoir si, en matière de religion, les intelligences et les consciences relèvent de Dieu ou des hommes; en d'autres termes, si la loi divine fait partie de la loi humaine. Il ne tiendrait qu'à moi de dire aussi que c'est là une question athée, et cependant c'est la vraie question.

Messieurs, les sociétés humaines naissent, vivent et meurent sur la terre là s'accomplissent leurs destinées, là se termine leur justice imparfaite et fautive, qui n'est fondée que sur le besoin et le droit qu'elles ont de se conserver. Mais elles ne contiennent pas l'homme tout entier. Après qu'il s'est engagé à la société, il lui reste la plus noble partie de lui-même, ces hautes facultés par lesquelles il s'élève à Dieu, à une vie future, à des biens inconnus dans un monde invisible. Ce sont les croyances religieuses, grandeur de l'homme, charme de la faiblesse et du malheur, recours inviolable contre les tyrannies d'ici-bas. Reléguée à jamais aux choses de la terre, la loi humaine ne participe point aux

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