Je plie et relève ma tête. Qu'il meure, et sa gloire avec lui! A tes plus chers amis ils ont prêté leur rage; Celui que tu nourris court vendre ton image, S'il est des jours amers, il en est de si doux! Hélas! quel miel jamais n'a laissé de dégoûts? Quelle mer n'a point de tempête? L'illusion féconde habite dans mon sein; Échappée aux réseaux de l'oiseleur cruel, Est-ce à moi de mourir! Tranquille je m'endors, Et tranquille je veille; et ma veille aux remords Ni mon sommeil ne sont en proie. Ma bienvenue au jour me rit dans tous les yeux; Sur des fronts abattus mon aspect dans ces lieux Ranime presque de la joie. Mon beau voyage encore est si loin de sa fin! Au banquet de la vie à peine commencé Je ne suis qu'au printemps, je veux voir la moisson; Brillante sur ma tige, et l'honneur du jardin, O Mort! tu peux attendre; éloigne, éloigne-toi; Pour moi Palès encore a des asiles verts; Ainsi, triste et captif, ma lyre, toutefois, Et secouant le joug de mes jours languissants, DISCOURS ET MORCEAUX ORATOIRES. Que dans tous vos discours la passion émue Aille chercher le cœur, l'échauffe et le remue. BOILEAU. Art poet., chant 111. ÉLOQUENCE POÉTIQUE. PRÉCEPTES DU GENRE. C'est en poésie que l'éloquence est une enchanteresse; et l'enchantement qu'elle opère, c'est l'illusion et l'intérêt. Ailleurs, elle ne cherche à plaire, à émouvoir, que pour persuader; ici, le plus souvent elle ne persuade qu'afin de plaire et d'émouvoir. A cela près, ses moyens sont les mêmes, et du côté de l'illusion, et du côté de l'intérêt. La poésie n'est que l'éloquence dans toute sa force et avec tous ses charmes. Voyez, dans l'Iliade, la harangue de Priam aux pieds d'Achille; dans l'Eneide, celle de Sinon; dans Ovide, celles d'Ajax et d'Ulysse; dans Milton, celle de Satan; dans Corneille, les scènes d'Auguste et de Cinna; dans Racine, les discours de Burrhus et de Narcisse au jeune Néron; dans la Henriade, la barangue de Potier aux états, etc. C'est tour à tour le langage de Démosthène, de Cicéron, de Massillon, de Bossuet, à quelques hardiesses près, que la poésie autorise, et que l'éloquence elle-même se permet quelquefois. L'éloquence du poëte est l'éloquence exquise de l'orateur appliquée à des sujets intéressants, féconds, sublimes, et les divers genres d'éloquence que les rhéteurs ont distingués, le délibératif, le démonstratif, le judiciaire, sont du ressort de l'art poétique comme de l'art oratoire; mais les poëtes ont soin de choisir de grandes causes à discuter, de grands intérêts à débattre. Auguste doit-il abdiquer ou garder l'empire du monde? Ptolémée doit-il accorder ou refuser un asile à Pompée; et, s'il le reçoit, doit-il le défendre, doit-il le livrer à César vif ou mort? Voilà de quoi il s'agit dans les délibérations de Corneille. Il n'est point de spectateur dont l'âme ne reste comme suspendue, tandis que de tels intérêts sont balancés et discutés avec chaleur. Ce qui rend encore plus théâtrales ces sortes de délibérations, c'est lorsque la cause publique se joint à l'intérêt capital d'un personnage intéres sant, dont le sort dépend de ce qu'on va résoudre; car il faut bien se souvenir que l'intérêt individuel d'homme à homme est le seul qui nous touche vivement. Les termes collectifs de peuple, d'armée, de république, ne nous présentent que des idées vagues; Rome, Carthage, la Grèce, la Phrygie, ne nous intéressent que par l'entremise des personnages dont le destin dépend du leur. Quelquefois aussi celui qui parle ne veut que répandre et soulager son cœur. Par exemple, lorsqu'Andromaque fait à Céphise le tableau du massacre de Troie, ou qu'elle lui retrace les adieux d'Hector, son dessein n'est pas de l'instruire, de la persuader, de l'émouvoir : elle n'attend, ne veut rien d'elle. C'est un cœur déchiré qui gémit, et qui, trop plein de sa douleur, ne demande qu'à l'épancher. Rien de plus naturel, rien de plus favorable au développement des passions. Plus la passion tient de la faiblesse, plus il lui est nécessaire de se répandre au dehors : l'amour a plus de confidents que la haine et que l'ambition, celles-ci supposent dans l'âme une force qui lui sert à les renfermer. Achille, indigné contre Agamemnon, se retire seul sur le rivage de la mer; s'il avait aimé Briséis, il aurait eu besoin de Patrocle. On a reproché à notre scène tragique d'avoir trop de discours et trop peu d'action : ce reproche bien entendu peut être juste. Nos poëtes se sont engagés quelquefois dans des analyses de sentiments aussi froides que superflues; mais, si le cœur ne s'épanche que parce qu'il est trop plein de sa passion, et lorsque la violence de ses mouvements ne lui permet pas de les retenir, l'effusion n'en sera jamais ni froide, ni languissante. La passion porte avec elle, dans ses mouvements tumultueux, de quoi varier ceux du style; et si le poëte est bien pénétré de ses situations, s'il se laisse guider par la nature, au lieu de vouloir la conduire à son gré, il placera ces mouvements où la nature les sollicite; et, laissant couler les sentiments à pleine source, il en saura prévenir  propos l'épuisement et la langueur. La douleur est de toutes les passions la plus éloquente, ou plutôt c'est elle qui rend éloquentes toutes les autres passions, et qui attendrit et rend pathétique toute espèce de caractère : douce et tendre, sombre et terrible, plaintive et déchirante, furieuse et atroce, elle prend toutes les couleurs. Du haut de la tribune et du haut de la chaire, elle remue tout un peuple; du théâtre, où elle domine, elle trouble tous les esprits, elle transperce tous les cœurs. Celui qui sait la mettre en scène et faire entendre ses accents, n'a pas besoin d'autre langage. Ce n'est pourtant pas ce que j'appelle l'éloquence de la douleur. Cette éloquence pure et sublime est celle que Sophocle, Euripide, Virgile, Ovide, Racine et Voltaire, ont possédée à un si haut point. Je nomme Ovide, parce qu'il est souvent aussi naturel et aussi pénétrant que tous ces grands poëtes. Voyez dans ses Métamorphoses (fable de Polyxène) avec quelles gradations ces trois grands caractères de douleur sont exprimés. Polyxène, au moment d'être immolée aux mânes d'Achille : Utque Neoptolemum stantem, ferrumque tenentem, Ulere jamdudùm generoso sanguine, dixit : Tel est le langage de la douleur noble et tranquille, d'autant plus touchante qu'elle est plus douce; et c'est le caractère que Cicéron lui donne dans la bouche de Milon. Hécube, en se précipitant sur le corps sanglant de sa fille : Nala, tuæ (quidenim superest? ) dolor ullime matris, Il semble impossible de réunir dans la douleur plus de traits déchirants; et cette image du malheur le plus accablant n'est rien encore en comparaison de ce qui va suivre. Hécube, après avoir reconnu le corps de son fils Polydore percé de coups et flottant sur les eaux : Troades exclamant. Obmuluit illa dolore; Et pariter vocem lacrymasque introrsùs obortas, L'antiquité n'a rien, à mon avis, de plus éloquent que ces trois scènes de douleur; et j'ai cru devoir les donner pour modèles d'éloquence poétique. MARMONTEL. Éléments de Littérature, t. 11 4. L'AUTEUR DRAMATIQUE DURANT LA PREMIÈRE REPRÉSENTATION DE SA PIÈCE. Je ne me connais plus, aux transports qui m'agitent; Voici l'heure fatale où l'arrêt se prononce, Il n'est force, courage, ardeur, qui n'y succombe. Où me cacher, où fuir, et par où désarmer IMPRÉCATIONS DE CAMILLE. Rome, l'unique objet de mon ressentiment! Rome à qui vient ton bras d'immoler mon amant 5! Rome qui t'a vu naître, et que ton cœur adore! Rome enfin que je hais, parce qu'elle t'honore! Puissent tous ses voisins, ensemble conjurés, Saper ses fondements encor mal assurés! Et, si ce n'est assez de toute l'Italie, Que l'Orient contre elle à l'Occident s'allie; Que cent peuples, unis des bouts de l'univers, Passent, pour la détruire, et les monts et les mers; Qu'elle-même sur soi renverse ses murailles, Et de ses propres mains déchire ses entrailles : Que le courroux du ciel, allumé par mes vœux, Fasse pleuvoir sur elle un déluge de feux! 1 Voyez Ovide, Métamorphoses, liv. XIII. 2 Id., ibid. 3 Id., ibid. 4 Voyez l'article entier dans l'auteur. 5 Elle s'adresse à son frère Horace qui vient de tuer Curface, son amant. (N. E.) Puissé-je de mes yeux y voir tomber la foudre, CORNEILLE. Les Horaces, act. IV, sc. V. Et les droits les plus saints et les plus respectés! IMPRÉCATIONS D'ATHALIE. Dieu des Juifs, tu l'emportes! Oui, c'est Joas; je cherche en vain à me tromper. RACINE. Athalie, act. v, sc. VI. DÉSESPOIR DE Didon, et ses IMPRÉCATIONS CONTRE ÉNÉE. Ah! barbare! ah! perfide! Le voilà ce héros dont le ciel est le guide, Ce guerrier magnanime, et ce mortel pieux Qui sauva de la flamme et son père et ses dieux ! Le parjure abusait de ma faiblesse extrême; Et la gloire n'est point à trahir ce qu'on aime. Du sang dont il naquit j'ai dû me défier, Et de Laomedon connaître l'héritier 1. Cruel, tu t'applaudis de ce triomphe insigne ; De tes lâches aïeux, va, tu n'es que trop digne. Mais tu me fuis en vain, mon ombre te suivra. Tremble, ingrat; je mourrai, mais ma haine vivra. Tu vas fonder le trône où le destin t'appelle; Et moi je te déclare une guerre immortelle. Mon peuple héritera de ma haine pour toi : Le tien doit hériter de ton horreur pour moi. Que ces peuples rivaux, sur la terre et sur l'onde, De leurs divisions épouvantent le monde! Que, pour mieux se détruire, ils franchissent les mers; Qu'ils ne puissent ensemble habiter l'univers; Qu'une égale fureur sans cesse les dévore, Qu'après s'être assouvie elle renaisse encore; Qu'ils violent entre eux et la foi des traités, 1 Laomedon avait deux fois manqué de parole à Hercule. C'est dans ce sens que Virgile a dit aussi : Laomedontiacæ luimus perjuria Trojæ. Georg., liv. 1er. (N. E.) DÉSESPOIR DE MÉDÉE. Où suis-je, malheureuse? où porté-je mes pas? Qu'ai-je vu? qu'ai-je ouï? Je ne me connais pas. Furieuse, je cours, et doute si je veille. Quel bruit, quels chants d'hymen ont frappé mon oreille! Ses autels sont parés, ses temples sont ouverts; Mais où vont mes transports! est-ce donc dans les cien MÉDÉE ÉVOQUE les furies et LES DIVINITÉS INFERNALES. Ministres rigoureux de mon courroux fatal, Redoutables tyrans de l'empire infernal, 2 Voyez Virgile Énéide, liv. IV, dont ce discours est traduit tout entier. 3 Créuse, que Jason allait épouser. 4 Voyez, sur ce morceau et le suivant, Ovide et Sénèque dans Médée. Dieux, o terribles dieux du trépas et des ombres; Nuit, Discorde, Fureur, Parques, monstres, Cerbère, Ne saurait vous trouver de peine assez barbare. Mais quels fantômes vains sortent de toutes parts? Que de spectres affreux s'offrent à mes regards? Quelle ombre vient à moi ? que vois-je ? c'est mon père! Quel coup a pu sitôt lui ravir la lumière? Chère ombre, apprends-le-moi.Ma fuite et ma fureur, C'est mon frère; oui, c'est lui, je le connais à peine. FUREUR D'HERMIONE. Je ne t'ai point aimé, cruel! Qu'ai-je donc fait1? J'ai dédaigné pour toi les vœux de tous nos princes; Je t'ai cherché moi-même au fond de tes provinces; J'y suis encor, malgré tes infidélités, Et malgré tous mes Grecs, honteux de mes bontés : Je leur ai commandé de cacher mon injure; J'attendais en secret le retour d'un parjure; 1 Hermione adresse ces reproches à Pyrrhus. J'ai cru que tôt ou tard, à ton devoir rendu, MODÈLE D'Exercice. Pyrrhus avoue tous ses torts, et lui confirme la résolution où il est d'épouser Andromaque. Hermione dissimule d'abord ses ressentiments. Elle se croirait humiliée de paraître trop sensible à cette offense: c'est le dernier effort de l'orgueil qui combat contre l'amour. Elle affecte même de rabaisser ce même héros que tout à l'heure elle élevait jusqu'aux nues. Ses exploits ne sont plus que des cruautés : elle lui reproche la mort du vieux Priam. Pyrrhus lui répond en homme absolument détaché. Il s'applaudit de la voir si tranquille, et de se trouver beaucoup moins coupable qu'il ne le croyait. Il se plaît à croire que leur mariage n'était en effet qu'un arrangement de politique. Mais Hermione ne veut pas lui laisser cette excuse; l'amour irrité ne se contient pas longtemps; et quand Pyrrhus lui dit : Rien ne vous engageait à m'aimer, en effet, elle éclate, et se montre tout entière: Je ne l'ai point aimé, etc. Les reproches amènent bientôt l'attendrissement et la prière; c'est la marche de la nature; et comme le changement de ton est marqué! Mais, seigneur, etc. Il y a dans cette demande plusieurs sentiments à la fois dont une âme agitée ne se rend pas compte, et qui l'occupent tous sans qu'elle y pense. Elle s'est attendrie, et ne veut pas que Pyrrhus, en épousant Andromaque, s'expose à la vengeance 27 |