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Je plie et relève ma tête.

Qu'il meure, et sa gloire avec lui!
Mais à mon cœur calmé le Seigneur dit en père :
Leur haine sera ton appui.

A tes plus chers amis ils ont prêté leur rage;
Tout trompe la simplicité :

Celui que tu nourris court vendre ton image,
Noire de sa méchanceté.

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S'il est des jours amers, il en est de si doux! Hélas! quel miel jamais n'a laissé de dégoûts? Quelle mer n'a point de tempête?

L'illusion féconde habite dans mon sein;
D'une prison sur moi les murs pèsent en vain;
J'ai les ailes de l'espérance.

Échappée aux réseaux de l'oiseleur cruel,
Plus vive, plus heureuse, aux campagnes du ciel
Philomèle chante et s'élance.

Est-ce à moi de mourir! Tranquille je m'endors, Et tranquille je veille; et ma veille aux remords Ni mon sommeil ne sont en proie. Ma bienvenue au jour me rit dans tous les yeux; Sur des fronts abattus mon aspect dans ces lieux Ranime presque de la joie.

Mon beau voyage encore est si loin de sa fin!
Je pars, et des ormeaux qui bordent le chemin
J'ai passé les premiers à peine.

Au banquet de la vie à peine commencé
Un instant seulement mes lèvres ont pressé
La coupe en mes mains encor pleine.

Je ne suis qu'au printemps, je veux voir la moisson;
Et, comme le soleil, de saison en saison,
Je veux achever mon année.

Brillante sur ma tige, et l'honneur du jardin,
Je n'ai vu luire encor que les feux du matin;
Je veux achever ma journée.

O Mort! tu peux attendre; éloigne, éloigne-toi;
Va consoler les cœurs que la honte, l'effroi,
Le pâle désespoir dévore.

Pour moi Palès encore a des asiles verts;
Les Amours, des baisers; les Muses, des concerts:
Je ne veux pas mourir encore.

Ainsi, triste et captif, ma lyre, toutefois,
S'éveillait; écoutant ces plaintes, cette voix,
Ces vœux d'une jeune captive,

Et secouant le joug de mes jours languissants,
Aux douces lois des vers je pliais les accents
De sa bouche aimable et naïve.

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DISCOURS ET MORCEAUX ORATOIRES.

Que dans tous vos discours la passion émue Aille chercher le cœur, l'échauffe et le remue. BOILEAU. Art poet., chant 111.

ÉLOQUENCE POÉTIQUE.

PRÉCEPTES DU GENRE.

C'est en poésie que l'éloquence est une enchanteresse; et l'enchantement qu'elle opère, c'est l'illusion et l'intérêt. Ailleurs, elle ne cherche à plaire, à émouvoir, que pour persuader; ici, le plus souvent elle ne persuade qu'afin de plaire et d'émouvoir. A cela près, ses moyens sont les mêmes, et du côté de l'illusion, et du côté de l'intérêt. La poésie n'est que l'éloquence dans toute sa force et avec tous ses charmes. Voyez, dans l'Iliade, la harangue de Priam aux pieds d'Achille; dans l'Eneide, celle de Sinon; dans Ovide, celles d'Ajax et d'Ulysse; dans Milton, celle de Satan; dans Corneille, les scènes d'Auguste et de Cinna; dans Racine, les discours de Burrhus et de Narcisse au jeune Néron; dans la Henriade, la barangue de Potier aux états, etc. C'est tour à tour le langage de Démosthène, de Cicéron, de Massillon, de Bossuet, à quelques hardiesses près, que la poésie autorise, et que l'éloquence elle-même se permet quelquefois.

L'éloquence du poëte est l'éloquence exquise de l'orateur appliquée à des sujets intéressants, féconds, sublimes, et les divers genres d'éloquence que les rhéteurs ont distingués, le délibératif, le démonstratif, le judiciaire, sont du ressort de l'art poétique comme de l'art oratoire; mais les poëtes ont soin de choisir de grandes causes à discuter, de grands intérêts à débattre. Auguste doit-il abdiquer ou garder l'empire du monde? Ptolémée doit-il accorder ou refuser un asile à Pompée; et, s'il le reçoit, doit-il le défendre, doit-il le livrer à César vif ou mort? Voilà de quoi il s'agit dans les délibérations de Corneille. Il n'est point de spectateur dont l'âme ne reste comme suspendue, tandis que de tels intérêts sont balancés et discutés avec chaleur. Ce qui rend encore plus théâtrales ces sortes de délibérations, c'est lorsque la cause publique se joint à l'intérêt capital d'un personnage intéres

sant, dont le sort dépend de ce qu'on va résoudre; car il faut bien se souvenir que l'intérêt individuel d'homme à homme est le seul qui nous touche vivement. Les termes collectifs de peuple, d'armée, de république, ne nous présentent que des idées vagues; Rome, Carthage, la Grèce, la Phrygie, ne nous intéressent que par l'entremise des personnages dont le destin dépend du leur.

Quelquefois aussi celui qui parle ne veut que répandre et soulager son cœur. Par exemple, lorsqu'Andromaque fait à Céphise le tableau du massacre de Troie, ou qu'elle lui retrace les adieux d'Hector, son dessein n'est pas de l'instruire, de la persuader, de l'émouvoir : elle n'attend, ne veut rien d'elle. C'est un cœur déchiré qui gémit, et qui, trop plein de sa douleur, ne demande qu'à l'épancher. Rien de plus naturel, rien de plus favorable au développement des passions.

Plus la passion tient de la faiblesse, plus il lui est nécessaire de se répandre au dehors : l'amour a plus de confidents que la haine et que l'ambition, celles-ci supposent dans l'âme une force qui lui sert à les renfermer. Achille, indigné contre Agamemnon, se retire seul sur le rivage de la mer; s'il avait aimé Briséis, il aurait eu besoin de Patrocle.

On a reproché à notre scène tragique d'avoir trop de discours et trop peu d'action : ce reproche bien entendu peut être juste. Nos poëtes se sont engagés quelquefois dans des analyses de sentiments aussi froides que superflues; mais, si le cœur ne s'épanche que parce qu'il est trop plein de sa passion, et lorsque la violence de ses mouvements ne lui permet pas de les retenir, l'effusion n'en sera jamais ni froide, ni languissante. La passion porte avec elle, dans ses mouvements tumultueux, de quoi varier ceux du style; et si le poëte est bien pénétré de ses situations, s'il se laisse guider par la nature, au lieu de vouloir la conduire à son gré, il placera ces mouvements où la nature les sollicite; et, laissant couler les

sentiments à pleine source, il en saura prévenir  propos l'épuisement et la langueur.

La douleur est de toutes les passions la plus éloquente, ou plutôt c'est elle qui rend éloquentes toutes les autres passions, et qui attendrit et rend pathétique toute espèce de caractère : douce et tendre, sombre et terrible, plaintive et déchirante, furieuse et atroce, elle prend toutes les couleurs. Du haut de la tribune et du haut de la chaire, elle remue tout un peuple; du théâtre, où elle domine, elle trouble tous les esprits, elle transperce tous les cœurs. Celui qui sait la mettre en scène et faire entendre ses accents, n'a pas besoin d'autre langage. Ce n'est pourtant pas ce que j'appelle l'éloquence de la douleur. Cette éloquence pure et sublime est celle que Sophocle, Euripide, Virgile, Ovide, Racine et Voltaire, ont possédée à un si haut point. Je nomme Ovide, parce qu'il est souvent aussi naturel et aussi pénétrant que tous ces grands poëtes. Voyez dans ses Métamorphoses (fable de Polyxène) avec quelles gradations ces trois grands caractères de douleur sont exprimés.

Polyxène, au moment d'être immolée aux mânes d'Achille :

Utque Neoptolemum stantem, ferrumque tenentem,
Ulque suo vidit figentem lumina vultu :

Ulere jamdudùm generoso sanguine, dixit :
Nulla mora est, etc. 1.

Tel est le langage de la douleur noble et tranquille, d'autant plus touchante qu'elle est plus douce; et c'est le caractère que Cicéron lui donne dans la bouche de Milon.

Hécube, en se précipitant sur le corps sanglant de sa fille :

Nala, tuæ (quidenim superest? ) dolor ullime matris,
Nata, jaces, etc. 2.

Il semble impossible de réunir dans la douleur plus de traits déchirants; et cette image du malheur le plus accablant n'est rien encore en comparaison de ce qui va suivre.

Hécube, après avoir reconnu le corps de son fils Polydore percé de coups et flottant sur les

eaux :

Troades exclamant. Obmuluit illa dolore;

Et pariter vocem lacrymasque introrsùs obortas,
Devorat ipse dolor, etc. 3.

L'antiquité n'a rien, à mon avis, de plus éloquent que ces trois scènes de douleur; et j'ai cru

devoir les donner pour modèles d'éloquence poétique. MARMONTEL. Éléments de Littérature, t. 11 4.

L'AUTEUR DRAMATIQUE DURANT LA PREMIÈRE REPRÉSENTATION DE SA PIÈCE.

Je ne me connais plus, aux transports qui m'agitent;
En tous lieux, sans dessein, mes pas se précipitent.
Le noir pressentiment, le repentir, l'effroi,
Les présages fâcheux, volent autour de moi.
Je ne suis plus le même enfin depuis deux heures.
Ma pièce auparavant me semblait des meilleures.
Maintenant je n'y vois que d'horribles défauts,
Du faible, du clinquant, de l'obscur et du faux.
De là, plus d'une image annonçant l'infamie :
La critique éveillée, une loge endormie,
Le reste, de fatigue et d'ennui harassé;
Le souffleur étourdi, l'acteur embarrassé,
Le théâtre distrait, le parterre en balance,
Tantôt bruyant, tantôt dans un profond silence;
Mille autres visions, qui toutes dans mon cœur
Font naître également le trouble et la terreur.
(Regardant à sa montre.)

Voici l'heure fatale où l'arrêt se prononce,
Je sèche; je me meurs. Quel métier! j'y renonce.
Quelque flatteur que soit l'honneur que je poursuis,
Est-ce un équivalent à l'angoisse où je suis?

Il n'est force, courage, ardeur, qui n'y succombe.
Car enfin, c'en est fait; je péris, si je tombe.

Où me cacher, où fuir, et par où désarmer
L'honnête oncle qui vient pour me faire enfermer?
Quelle égide opposer aux traits de la satire?
Comment paraître aux yeux de celle à qui j'aspire?
De quel front, à quel titre, oserais-je m'offrir,
Moi, misérable auteur qu'on viendrait de flétrir?
(Après quelques moments de silence et d'agitation.)
Mais mon incertitude est mon plus grand supplice.
Je supporterai tout, pourvu qu'elle finisse.
Chaque instant qui s'écoule, empoisonnant son cours,
Abrége, au moins d'un an, le nombre de mes jours.
PIRON. La Métromanie, act. V, sc. Ire.

IMPRÉCATIONS DE CAMILLE.

Rome, l'unique objet de mon ressentiment! Rome à qui vient ton bras d'immoler mon amant 5! Rome qui t'a vu naître, et que ton cœur adore! Rome enfin que je hais, parce qu'elle t'honore! Puissent tous ses voisins, ensemble conjurés, Saper ses fondements encor mal assurés! Et, si ce n'est assez de toute l'Italie, Que l'Orient contre elle à l'Occident s'allie; Que cent peuples, unis des bouts de l'univers, Passent, pour la détruire, et les monts et les mers; Qu'elle-même sur soi renverse ses murailles, Et de ses propres mains déchire ses entrailles : Que le courroux du ciel, allumé par mes vœux, Fasse pleuvoir sur elle un déluge de feux!

1 Voyez Ovide, Métamorphoses, liv. XIII.

2 Id., ibid.

3 Id., ibid.

4 Voyez l'article entier dans l'auteur.

5 Elle s'adresse à son frère Horace qui vient de tuer Curface, son amant. (N. E.)

Puissé-je de mes yeux y voir tomber la foudre,
Voir ses maisons en cendre, et tes lauriers en poudre,
Voir le dernier Romain à son dernier soupir,
Moi seule en être cause, et mourir de plaisir!

CORNEILLE. Les Horaces, act. IV, sc. V.

Et les droits les plus saints et les plus respectés!
Qu'excités par mes cris, les enfants de Carthage
Jurent dès le berceau de venger mon outrage;
Et puissent en mourant mes derniers successeurs
Sur tes derniers neveux être encor mes vengeurs *!
LEFRANC DE POMPIGNAN. Didon, sc. dernière

IMPRÉCATIONS D'ATHALIE.

Dieu des Juifs, tu l'emportes!

Oui, c'est Joas; je cherche en vain à me tromper.
Je reconnais l'endroit où je le fis frapper;
Je vois d'Ochosias et le port et le geste;
Tout me retrace enfin un sang que je déteste.
David, David triomphe; Achab seul est détruit.
Impitoyable Dieu, toi seul as tout conduit!
C'est toi qui, me flattant d'une vengeance aisée,
M'as vingt fois en un jour à moi-meme opposée;
Tantôt pour un enfant excitant mes remords,
Tantôt m'éblouissant de tes riches trésors
Que j'ai craint de livrer aux flammes, au pillage.
Qu'il règne donc ce fils, ton soin et ton ouvrage!
Et que, pour signaler son empire nouveau,
On lui fasse en mon sein enfoncer le couteau!
Voici ce qu'en mourant lui souhaite sa mère :
Que dis-je, souhaiter? je me flatte, j'espère
Qu'indocile à ton joug, fatigué de ta loi,
Fidèle au sang d'Achab qu'il a reçu de moi,
Conforme à son aïeul, à son père semblable,
On verra de David l'heritier détestable
Abolir tes honneurs, profaner ton autel,
Et venger Athalie, Achab et Jézabel.

RACINE. Athalie, act. v, sc. VI.

DÉSESPOIR DE Didon, et ses IMPRÉCATIONS CONTRE

ÉNÉE.

Ah! barbare! ah! perfide! Le voilà ce héros dont le ciel est le guide, Ce guerrier magnanime, et ce mortel pieux Qui sauva de la flamme et son père et ses dieux ! Le parjure abusait de ma faiblesse extrême; Et la gloire n'est point à trahir ce qu'on aime. Du sang dont il naquit j'ai dû me défier, Et de Laomedon connaître l'héritier 1. Cruel, tu t'applaudis de ce triomphe insigne ; De tes lâches aïeux, va, tu n'es que trop digne. Mais tu me fuis en vain, mon ombre te suivra. Tremble, ingrat; je mourrai, mais ma haine vivra. Tu vas fonder le trône où le destin t'appelle; Et moi je te déclare une guerre immortelle. Mon peuple héritera de ma haine pour toi : Le tien doit hériter de ton horreur pour moi. Que ces peuples rivaux, sur la terre et sur l'onde, De leurs divisions épouvantent le monde! Que, pour mieux se détruire, ils franchissent les mers; Qu'ils ne puissent ensemble habiter l'univers; Qu'une égale fureur sans cesse les dévore, Qu'après s'être assouvie elle renaisse encore; Qu'ils violent entre eux et la foi des traités,

1 Laomedon avait deux fois manqué de parole à Hercule. C'est dans ce sens que Virgile a dit aussi :

Laomedontiacæ luimus perjuria Trojæ.

Georg., liv. 1er. (N. E.)

DÉSESPOIR DE MÉDÉE.

Où suis-je, malheureuse? où porté-je mes pas? Qu'ai-je vu? qu'ai-je ouï? Je ne me connais pas. Furieuse, je cours, et doute si je veille.

Quel bruit, quels chants d'hymen ont frappé mon oreille!
Corinthe retentit de cris et de concerts,

Ses autels sont parés, ses temples sont ouverts;
Tout à l'envi prépare une odieuse pompe,
Tout vante ma rivale et l'ingrat qui me trompe.
Jason honteusement me chasse de son lit!
Jason, il est donc vrai, jusque-là me trahit,
Il m'ôte tout espoir! Epouse infortunée !
Que dis-je, épouse? hélas! pour nous plus d'hyménée!
L'ingrat en rompt les nœuds... Dieux justes, dieux
De la foi conjugale augustes protecteurs, [vengears,
Garants de ses serments, témoins de ses parjures,
Punissez son forfait, et vengez nos injures!
Toi surtout, ô Soleil! j'implore ton secours!
Toi qui donnas naissance à l'auteur de mes jours,
Tu vois, du haut des cieux, l'affront qu'on me destine!
Et Corinthe jouit de ta clarté divine!
Retourne sur tes pas, et dans l'obscurité
Plonge tout l'univers privé de ta clarté;
Ou plutôt donne-moi tes chevaux à conduire.
En poudre dans ces lieux je saurai tout réduire.
Je tomberai sur l'isthme avec ton char brûlant;
J'abimerai Corinthe et son peuple insolent;
J'écraserai ses rois, et ma fureur barbare
Unira les deux mers que Corinthe sépare...

Mais où vont mes transports! est-ce donc dans les cien
Que j'espère trouver du secours et des dieux!
Déités de Médée, affreuses Euménides,
Venez laver ma honte et me servir de guides,
Armons-nous, de notre art déployons la noirceur;
Que toute pitié meure et s'éteigne en mon cœur.
Que de sang altéré, que de meurtres avide,
A l'isthme il fasse voir ce qu'a vu la Colchide.
Que dis-je de bien loin surpassons ces forfaits;
De ma tendre jeunesse ils furent les essais.
J'étais et faible et simple, et de plus innocente;
L'amour seul animait ma main encor tremblante.
La haine avec l'amour, le courroux, la douleur,
M'embrasent à présent d'une juste fureur.
Que n'enfantera point cette fureur barbare?
Le crime nous unit, il faut qu'il nous sépare *.
LONGEPIERRE. Médée, acle it.

MÉDÉE ÉVOQUE les furies et LES DIVINITÉS INFERNALES. Ministres rigoureux de mon courroux fatal, Redoutables tyrans de l'empire infernal,

2 Voyez Virgile Énéide, liv. IV, dont ce discours est traduit tout entier.

3 Créuse, que Jason allait épouser.

4 Voyez, sur ce morceau et le suivant, Ovide et Sénèque dans Médée.

Dieux, o terribles dieux du trépas et des ombres;
Et vous, peuple cruel de ces royaumes sombres,
Noirs enfants de la Nuit, mânes infortunés,
Criminels sans relâche à souffrir condamnés,
Barbare Tisiphone, implacable Mégère,

Nuit, Discorde, Fureur, Parques, monstres, Cerbère,
Reconnaissez ma voix, et servez mon courroux!
Dieux cruels! dieux vengeurs! je vous évoque tous.
Venez semer ici l'horreur et les alarmes ;
Venez remplir ces lieux et de sang et de larmes.
Rassemblez, déchaînez tous vos tourments divers;
Et, s'il se peut, ici transportez les enfers...
On m'exauce : le ciel se couvre de ténèbres,
L'air retentit au loin de hurlements funèbres.
Tout redouble en ces lieux le silence et l'horreur;
Tout répand dans mon âme une affreuse terreur.
Ce palais va tomber, la terre mugit, s'ouvre :
Son sein vomit des feux, et l'enfer se découvre.
Quel est ce criminel qui cherche à se cacher?
Je reconnais Sisyphe à ce fatal rocher.
Témoin des maux cruels qu'on prépare à sa race,
Il se cache de honte, et pleure sa disgrâce;
Son désespoir commence à soulager le mien.
Le crime de ta race est plus noir que le tien,
Audacieux Sisyphe, et le roi du Tartare

Ne saurait vous trouver de peine assez barbare.

Mais quels fantômes vains sortent de toutes parts? Que de spectres affreux s'offrent à mes regards? Quelle ombre vient à moi ? que vois-je ? c'est mon père! Quel coup a pu sitôt lui ravir la lumière?

Chère ombre, apprends-le-moi.Ma fuite et ma fureur,
Hélas! t'ont fait sans doute expirer de douleur: [glante
Tends-moi les bras du moins... Mais quelle ombre san-
Se jette entre nous deux, terrible et menaçante?
De blessures, de sang, couvert, défiguré,
Ce spectre furieux paraît tout déchiré.

C'est mon frère; oui, c'est lui, je le connais à peine.
Ah! pardonne, chère ombre, à ma rage inhumaine;
Pardonne, l'amour seul a causé ma fureur :
Il fut ton assassin, il sera ton vengeur,
Et saura t'immoler de si grandes victimes,
Qu'il obtiendra de toi le pardon de ses crimes.
Le sang... tout disparait; tout fuit devant mes yeux;
Tisiphone avec moi reste seule en ces lieux...
Noire fille du Styx, furie impitoyable,
Ah! cesse d'atliser mon courroux effroyable;
Calme de tes serpents les affreux sifflements;
Tu ne peux ajouter à mes ressentiments;
Ne songe qu'à servir une fureur si grande :
Hécate le désire, et je te le commande.
Nuit, Styx, Hécate, Enfers, terribles déités;
J'ordonne. Obéissez, sourdes divinités!
Le charme a réussi, poursuivons ma vengeance.
LE MÊME. Ibid.

FUREUR D'HERMIONE.

Je ne t'ai point aimé, cruel! Qu'ai-je donc fait1? J'ai dédaigné pour toi les vœux de tous nos princes; Je t'ai cherché moi-même au fond de tes provinces; J'y suis encor, malgré tes infidélités,

Et malgré tous mes Grecs, honteux de mes bontés : Je leur ai commandé de cacher mon injure; J'attendais en secret le retour d'un parjure;

1 Hermione adresse ces reproches à Pyrrhus.

J'ai cru que tôt ou tard, à ton devoir rendu,
Tu me rapporterais un cœur qui m'était dû.
Je t'aimais inconstant, qu'aurais-je fait fidèle?
Et même en ce moment où ta bouche cruelle
Vient si tranquillement m'annoncer le trépas,
Ingrat! je doute encor si je ne t'aime pas.
Mais, seigneur, s'il le faut, si le ciel en colère
Réserve à d'autres yeux la gloire de vous plaire,
Achevez votre hymen, j'y consens; mais du moins
Ne forcez pas mes yeux d'en être les témoins.
Pour la dernière fois je vous parle peut-être.
Différez-le d'un jour; demain vous serez maître.
Vous ne répondez point? Perfide, je le voi,
Tu comptes les moments que tu perds avec moi;
Ton cœur,
impatient de revoir ta Troyenne,
Ne souffre qu'à regret qu'une autre t'entretienne.
Tu lui parles du cœur, tu la cherches des yeux.
Je ne te retiens plus, sauve-toi de ces lieux;
Va lui jurer la foi que tu m'avais jurée,
Va profaner des dieux la majesté sacrée ;
Ces dieux, ces justes dieux n'auront pas oublié
Que les mêmes serments avec moi t'ont lié :
Porte au pied des autels ce cœur qui m'abandonne;
Va, cours; mais crains encor d'y trouver Hermione.
RACINE. Andromaque, acte IV, sc. v.

MODÈLE D'Exercice.

Pyrrhus avoue tous ses torts, et lui confirme la résolution où il est d'épouser Andromaque. Hermione dissimule d'abord ses ressentiments. Elle se croirait humiliée de paraître trop sensible à cette offense: c'est le dernier effort de l'orgueil qui combat contre l'amour. Elle affecte même de rabaisser ce même héros que tout à l'heure elle élevait jusqu'aux nues. Ses exploits ne sont plus que des cruautés : elle lui reproche la mort du vieux Priam. Pyrrhus lui répond en homme absolument détaché. Il s'applaudit de la voir si tranquille, et de se trouver beaucoup moins coupable qu'il ne le croyait. Il se plaît à croire que leur mariage n'était en effet qu'un arrangement de politique. Mais Hermione ne veut pas lui laisser cette excuse; l'amour irrité ne se contient pas longtemps; et quand Pyrrhus lui dit :

Rien ne vous engageait à m'aimer, en effet, elle éclate, et se montre tout entière:

Je ne l'ai point aimé, etc.

Les reproches amènent bientôt l'attendrissement et la prière; c'est la marche de la nature; et comme le changement de ton est marqué!

Mais, seigneur, etc.

Il y a dans cette demande plusieurs sentiments à la fois dont une âme agitée ne se rend pas compte, et qui l'occupent tous sans qu'elle y pense. Elle s'est attendrie, et ne veut pas que Pyrrhus, en épousant Andromaque, s'expose à la vengeance

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