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De leurs sages conseils éclairant tout le monde,
Régnaient, chéris du ciel, dans une paix profonde.
Tout vivait en commun sous ce couple adoré:
Aucun n'avait d'enclos ni de champ séparé;
La vertu n'était point sujette à l'ostracisme,
Ni ne s'appelait point alors un jansénisme. [ments,
L'Honneur, beau par soi-même, et sans vains orne-
N'étalait point aux yeux l'or ni les diamants,
Et, jamais ne sortant de ses devoirs austères,
Maintenait de sa sœur les règles salutaires;
Mais, une fois au ciel par les dieux appelé,
Il demeura longtemps au séjour étoilé.

Un fourbe cependant, assez haut de corsage,
Et qui lui ressemblait de geste et de visage,
Prend son temps, et partout ce hardi suborneur
S'en va chez les humains crier qu'il est l'Honneur, ⚫
Qu'il arrive du ciel, et que, voulant lui-même
Seul porter désormais le faix du diadème,
De lui seul il prétend qu'on reçoive la loi.
A ces discours trompeurs le monde ajoute foi;
L'innocente Equité, honteusement bannie,
Trouve à peine un désert où fuir l'ignominie.
Aussitôt sur un trône éclatant de rubis
L'imposteur monte, orné de superbes habits.
La Hauteur, le Dédain, l'Audace l'environnent,
Et le Luxe et l'Orgueil de leurs mains le couronnent;
Tout fier, il montre alors un front plus sourcilleux,
Et le Mien et le Tien, deux frères pointilleux,
Par son ordre amenant les Procès et la Guerre,
En tous lieux de ce pas vont partager la terre;
En tous lieux, sous les noms de bon droit et de tort,
Vont chez elle établir le seul droit du plus fort.
Le nouveau roi triomphe, et sur ce droit unique
Bâtit de vaines lois un code fantastique;
Avant tout aux mortels prescrit de se venger,
L'un l'autre au moindre affront les force à s'égorger;
Et, dans leur âme en vain de remords combattue,
Trace en lettres de sang ces deux mots: Meurs ou tue.
Alors, ce fut alors, sous ce vrai Jupiter,

Qu'on vit naître ici-bas le noir siècle de fer:
Le frère au même instant s'arma contre le frère;
Le fils trempa ses mains dans le sang de son père;
La soif de commander enfanta les tyrans,
Du Tanaïs au Nil porta les conquérants:
L'ambition passa pour la vertu sublime,

Le crime heureux fut juste, et cessa d'ètre crime.
On ne vit plus que haine et que division,
Qu'envie, effroi, tumulte, horreur, confusion.

Le véritable Honneur sur la voûte céleste
Est enfin averti de ce trouble funeste.

Il part sans différer, et, descendu des cieux,
Va partout se montrer dans les terrestres lieux:
Mais il n'y fait plus voir qu'un visage incommode;
On n'y peut plus souffrir ses vertus hors de mode;
Et lui-même, traité de fourbe et d'imposteur,
Est contraint de ramper aux pieds du séducteur.
Enfin, las d'essuyer outrage sur outrage
Il livre les humains à leur triste esclavage,
S'en va trouver sa sœur, et, dès ce même jour,
Avec elle s'envole au céleste séjour1.

BOILEAU.

Satire XI.

LA CHEVALERIE.

Qu'ils étaient beaux, ces jours de gloire et de bonheur Où les preux s'enflammaient à la voix de l'honneur, Et recevaient des mains de la beauté sensible L'écharpe favorite et la lance invincible! Les rênes d'or flottaient sur les blancs destriers, La lice des tournois s'ouvrait à nos guerriers. Oh! qu'on aimait à voir ces fils de la patrie Suspendre la bannière aux palmiers de Syrie, Des arts, dans l'Orient, conquérir le flambeau, Et, défenseurs du Christ, lui rendre son tombeau! Qu'on aimait à les voir, bienfaiteurs de la terre, Au frein de la clémence accoutumer la guerre! Le faible, l'opprimé leur confiait ses droits; Au serment d'être juste ils admettaient les rois. Leurs vœux mystérieux, leurs amitiés constantes, Les hymnes de Roland répétés sous leurs tentes, Leurs défis, proclamés aux sons bruyants du cor, A leur vieux souvenir m'intéressent encor: J'interroge leur cendre; et la Chevalerie, Avec ses paladins, ses couleurs, sa féerie, Ses légers palefrois, ses ménestrels joyeux, Merveilleuse et brillante apparaît à mes yeux. Le casque orne son front, sa main porte une lance; Aux rives du Tésin sur ses pas je m'élance: La déité s'arrête, et fléchit les genoux. Quel spectacle imposant s'est montré devant nous! Quel enfant des combats et de la renommée Suspend autour de lui la course d'une armée, Et voit de fiers soldats couvrir de leurs drapeaux Le chêne protecteur de son noble repos! Est-ce un roi couronné des mains de la victoire? Est-ce un triomphateur, qui, fatigué de gloire, S'assied quelques instants près de son bouclier? Non, c'est Bayard mourant, c'est Bayard prisonnier. A rejoindre Nemours déjà son âme aspire3; Il meurt... Le nom du Christ sur ses lèvres expire. A la patrie en pleurs les Français abattus Vont raconter sa mort, digne de ses vertus; Et la Chevalerie, inclinant sa bannière, Pose sur le cercueil sa couronne dernière.

ALEX. SOUMET. Les Derniers Moments de Bayard, poëme couronné par la 2e classe de l'Institut, le 5 avril 1815.

L'HISTOIRE.

Sur un fier tribunal, au fond d'un sanctuaire, Soudain le héros vit une déesse austère. Par sa voix appelés, renaissant tour à tour, Tous les siècles rangés venaient former sa cour. Plusieurs, le front hideux, et respirant la guerre, De leurs crimes encore épouvantaient la terre; Marchant sur des débris, et de sang tout couverts, Ils se trainaient au bruit des armes et des fers. [sombres D'autres semblaient plus doux, déjà leurs traits moins D'un front demi-barbare éclaircissaient les ombres. Quelques-uns de rayons semblaient étincelants. Le vieillard immortel, le Temps, en cheveux blancs, Remontait en arrière aux jours de sa jeunesse.

1 Voyez plus haut, Définitions, l'Honneur.

2 Roland était le neveu de Charlemagne: il fut tué à la bataille de Roncevaux et célébré par l'Arioste. L'hymne de Roland était un chant de guerre, usité dans les siècles de la chevalerie. (N. E.)

5 Louis d'Armagnac, duc de Nemours. vivait sous Charles VIII et Louis XII; il fut tué à la bataille de Cérignele,

le 28 avril 1503.

(N. E.)

Il déroulait encore aux yeux de la déesse
Le long cercle des ans mesuré par ses pas.
Les races qu'il fit naître et rendit au trépas
En sortent à sa voix; chaque peuple respire;

Les tombeaux sont déserts; la mort n'a plus d'empire.
Ici d'un peuple heureux l'hymne reconnaissant
Proclamait les vertus d'un maître bienfaisant.
Plus loin, par les tyrans l'humanité foulée
S'élevait comme une ombre auguste et désolée ;
De ses lambeaux sanglants elle essuyait ses pleurs;
Les peuples opprimés racontaient leurs malheurs.
L'Histoire présidait à ces pompeux spectacles,
La balance à la main prononçait ses oracles;
Et de la Vérité l'inflexible burin

Les gravait aussitôt sur des tables d'airain,
D'un airain immortel. Debout dans cette enceinte
De la postérité l'image auguste et sainte
Répétait ces accents dont le long souvenir
Allait rouler au sein de l'immense avenir,
Et d'échos en échos retentir dans les âges.
Différentes de voix, d'aspect et de visages,
Près du trône siégeaient deux immortalités:
L'une de Némésis a les traits redoutés;

Sa splendeur, qui s'échappe en éclairs formidables,
Jette un jour éternel sur le front des coupables,
Sur ces grands criminels, auteurs des grands revers,
Et les montre de loin, aux yeux de l'univers,
Empreints d'une éclatante et vaste ignominie.
Mais l'autre, aux ailes d'or, éblouissant génie,
Ornant de rayons purs son front majestueux,
Accompagne les noms des mortels vertueux,
Et leur offre à jamais de renaissants hommages1.

THOMAS Pétréide.

L'IMAGINATION.

L'Imagination, rapide messagère, Effleure les objets dans sa course légère;

Et, bientôt, rassemblant tous ces tableaux divers,
Dans les plis du cerveau reproduit l'univers.
Elle fait plus souvent sa puissante énergie,
Au monde extérieur opposant sa magie,
Dans un monde inconnu cherche à se maintenir,
Se dérobe au présent, et vit dans l'avenir.
Source des voluptés, des terreurs et des crimes,
Elle a ses favoris comme elle a ses victimes;
Et, toujours des objets altérant les couleurs,
Ainsi que nos plaisirs elle accroît nos douleurs.
Mais pour elle c'est peu. Lorsque le corps sommeille,
Elle aime à retracer les tableaux de la veille.

Je la vois au héros présenter des lauriers,

Au jeune homme un carquois, un char et des coursiers,
Jeter le barde aux bords d'une mer blanchissante,
Et quelquefois aussi, terrible et menaçante,
Dans des rêves vengeurs effrayer les tyrans,

Ou présenter l'exil aux favoris des grands.
Déesse au front changeant, mobile enchanteresse,
Qui sans cesse nous flatte et nous trompe sans cesse;
Mère des passions, des arts et des talents,
Qui, peuplant l'univers de fantômes brillants,
Et d'espoir tour à tour et de crainte suivie,
Ou dore ou rembrunit le tableau de la vie.

CHÊNEDOLLÉ. Le Génie de l'homme, ch. III.

LE SOMMEIL ET SA COUR.

Sous les lambris moussus de ce sombre palais
Echo ne répond point, et semble être assoupie.
La molle Oisiveté, sur le seuil accroupie,
N'en bouge nuit et jour, et fait qu'aux environs
Jamais le chant des coqs ni le bruit des clairons
Ne viennent au travail inviter la nature.

Un ruisseau coule auprès, et forme un doux murmure.
Les simples dédiés au dieu de ce séjour
Sont les seules moissons qu'on cultive à l'entour;
De leurs fleurs en tout temps sa demeure est semée;
Il a presque toujours la paupière fermée.
Je le trouvai dormant sur un lit de pavots;
Les Songes l'entouraient sans troubler son repos;
De fantômes divers une cour mensongère,
Vains et frêles enfants d'une vapeur légère,
Troupe qui sait charmer le plus profond ennui,
Prête aux ordres du dieu, volait autour de lui.
Là, cent figures d'air, en leur moule gardées,
Là, des biens et des maux les légères idées,
Prévenant nos destins, trompant notre désir,
Formaient des magasins de peine ou de plaisir.
Je regardais sortir et rentrer ces merveilles:
Telles vont au butin les nombreuses abeilles,
Et tel, dans un Etat de fourmis composé,
Le peuple rentre et sort en cent parts divisé 2.
LA FONTAINE. OEuvres diverses.

LA NATURE.

Nature! ô séduisante et sublime déesse,
Que tes traits sont divers! Tu fais naître dans moi
Ou les plus doux transports, ou le plus saint effroi.
Tantôt dans nos vallons, jeune, fraîche et brillante,
Tu marches, et des plis de ta robe flottante
Secouant la rosée et versant les couleurs,

Tes mains sément les fruits, la verdure et les fleurs.
Les rayons d'un beau jour naissent de ton sourire,
De ton souffle léger s'exhale le zéphire;

Et le doux bruit des eaux, le doux concert des bois,
Sont les accents divers de ta brillante voix.
Tantôt dans les déserts, divinité terrible,
Sur des sommets glacés plaçant ton trône horrible,
Le front ceint de vieux pins s'entre-choquant dans l'air,
Des torrents écumeux battent tes flancs; l'éclair
Sort de tes yeux; ta voix est la foudre qui gronde,
Et du bruit des volcans épouvante le monde.
DELILLE. L'Homme des Champs, ch. IV.

L'ÉTUDE ET LA MÉDITATION.

Dans sa majestueuse et sainte obscurité, Soudain s'ouvre un palais par l'étude habité : Là tout se tait; nul son n'importune l'oreille; Mais le calme est actif, et le silence veille; Des soins, des passions la turbulente voix Expire en approchant de ces paisibles toits.

1 Voyez Definitions, ci-dessus, l'Histoire, par J.-B. Rousseau et Legouvé.

2 Voyez même sujet, traduction des Métamorphoses, par de Saint-Ange. (N. E.)

Là, loin du vain fracas d'un monde qu'elle oublie,
La Méditation, assise et recueillie,

Couve tous les trésors renfermés dans son sein,
Et son front taciturne est penché sur sa main.
Elle ne quitte point ce solitaire asile;
Le regard incliné, la paupière immobile,
D'un invisible objet que poursuit son ardeur
Son œil semble de loin percer la profondeur.
Au ravage du jour les Heures échappées
Glissent légèrement, et d'ombre enveloppées;
L'astre des nuits préside à des travaux constants,
Et la seule pensée y mesure le temps.

THOMAS Pétréide.

MÊME SUJET.

Du vrai comme du faux la prompte messagère, Qui s'accroît dans sa course, et, d'une aile légère, Plus prompte que le Temps, vole au delà des mers, Passe d'un pôle à l'autre et remplit l'univers. Ce monstre composé d'yeux, de bouches, d'oreilles, Qui célèbre des rois la honte ou les merveilles, Qui rassemble sous lui la curiosité, L'espoir, l'effroi, le doute et la crédulité, De sa brillante voix, trompette de la gloire, Du héros de la France annonçait la victoire 1. VOLTAIRE. Henriade, chant vil

LE TEMPLE DU SOLEIL.

L'ivoire et l'argent pur, l'or, présent de Vulcain,
Font briller leur éclat sur les portes d'airain.
La porte s'ouvre on entre. Au fond du sanctuaire,
Vêtu de pourpre et d'or, le dieu de la lumière
Sur son trône d'opale apparait radieux :

Tel il traine à son char, dans le cercle des cieux,
Le Jour au vol si prompt, les Heures plus rapides,
Les vieux Siècles, le front chargé d'épaisses rides,
Des amours et des fleurs la riante saison,
Et le pompeux Eté, père de la moisson,

Les derniers fruits cueillis sur le sein de l'Automne,
Et le stérile Hiver que la vie abandonne.

La zone sur l'autel, brillant et léger dais,
Enferme chaque signe en son vaste palais.
Là le Taureau superbe y proclame la guerre,
Les fatigues du soc, les bienfaits de la terre.
Le Bélier, dans l'éclat de sa riche toison,
Des arts industrieux figure la moisson.

Les doux Gémeaux, parmi les chants et l'allégresse,
Enchantent de l'Amour l'éternelle jeunesse.
Le Cancer est l'espoir du hardi nautonier.
Le Lion dans les cœurs verse l'instinct guerrier,
Excite au repentir, au meurtre, à la colère.
La Vierge, des beaux-arts fait briguer le salaire,
Inspire la pudeur, réprime les penchants.

Quand Bacchus de ses dons vient enrichir nos champs,
Celui que, sous son astre, enfante la Balance,
Fait révérer les lois qu'il médite en silence.

DORION. Palmyre conquise, ch. 1er.

LA RENOMMÉE.

Quelle est cette déesse énorme,
Ou plutôt ce monstre difforme,
Tout couvert d'oreilles et d'yeux,
Dont la voix ressemble au tonnerre,
Et qui des pieds touchant la terre
Cache sa tête dans les cieux?

C'est l'inconstante Renommée,
Qui, sans cesse les yeux ouverts,
Fait sa revue accoutumée
Dans tous les coins de l'univers.
Toujours vaine, toujours errante,
Et messagère indifférente
Des vérités et de l'erreur,

Sa voix, en merveilles féconde,
Va chez tous les peuples du monde
Semer le bruit et la terreur.

ROUSSEAU. Ode au princc Eugène

LA LOUANGE ET LA CRITIQUE.

Dans le temps qu'au dieu du Permesse J'adressai mon premier tribut, Heureux fruit de ma douce ivresse, Ce dieu lui-même m'apparut.

Deux déesses suivaient ses traces :
L'une à l'œil fier, au front hautain;
L'autre, avec un ris plein de grâces,
S'avançait l'encens à la main.

C'est la Louange et la Critique,
Me dit Phébus: choisis des deux
Qui dans la lice poétique
Guidera tes pas hasardeux. ›

Mon cœur, charmé de la première,
Est prêt à lui donner sa voix;
Mais l'autre, d'un trait de lumière,
Me pénètre et change mon choix.

Phébus me quitte, et la Louange,
Confuse de mon peu d'égard,
Disparaît, et déjà se venge
Avec un dédaigneux regard.

L'autre près de moi prend sa place,
Et, l'arbitre de mes écrits,
Elle ôte, elle ajoute, elle efface;
A chaque chose met son prix.

Elle veut la raison pour base
De mes plus badines chansons,
Chicane le mot et la phrase,
Va même à critiquer les sons.

Elle orne si bien ma pensée,
Et met tant d'art dans mes accords,
Qu'enfin la Louange est forcée
De me rapporter ses trésors.
J'éprouve aujourd'hui le mélange
De leurs différentes faveurs,
Et la Critique et la Louange
Vivent avec moi comme sœurs.

L'AMITIÉ.

LA MOTTE.

Au fond d'un bois à la paix consacré, Séjour heureux de la cour ignoré, S'élève un temple où l'art et ses prestiges

4 La victoire de Henri IV. Voyez, dans la traduction de l'Eneide par Delille, et dans celle des Métamorphoses par de Saint-Ange, le même sujet.

N'étalent point l'orgueil de leurs prodiges, Où rien ne trompe et n'éblouit les yeux,

Où tout est vrai, simple et fait pour les dieux :
De bons Gaulois de leurs mains le fondèrent;
A l'Amitié leurs cœurs le dédièrent.
Las! ils pensaient, dans leur crédulité,
Que par leur race il serait fréquenté.
En vieux langage on voit sur la façade
Les noms sacrés d'Oreste et de Pylade,
Le médaillon du bon Pirithoüs,

Du sage Achate, et du tendre Nisus.

Tous grands héros, tous amis véritables :

Ces noms sont beaux, mais ils sont dans les fables.

Les doctes Sœurs ne chantent qu'en ces lieux,

Car on les siffle au superbe empyrée.

On n'y voit point Mars et sa Cythérée.
Car la Discorde est toujours avec eux :
L'Amitié vit avec très-peu de dieux.
A ses côtés, sa fidèle interprète,
La Vérité, charitable et discrète,
Toujours utile à qui veut l'écouter,
Attend en vain qu'on l'ose consulter :
Nul ne l'approche, et chacun la regrette.
Par contenance un livre est dans ses mains,
Où sont écrits les bienfaits des humains,
Doux monuments d'estime et de tendresse,
Donnés sans faste, acceptés sans bassesse,
Du protecteur noblement oubliés,

Du protégé sans regret publiés.

C'est des vertus l'histoire la plus pure;
L'histoire est courte, et le livre est réduit
A deux feuillets de gothique écriture,
Qu'on n'entend plus, et que le temps détruit 1.

LA FAVEUR.

VOLTAIRE.

Au sein des mers, dans une île enchantée,
Près du séjour de l'inconstant Protée,
Il est un temple élevé par l'Erreur,
Où la brillante et volage Faveur,
Semant au loin l'espoir et les mensonges,
D'un air distrait fait le sort des mortels.
Son faible trône est sur l'aile des Songes;
Les Vents légers soutiennent ses autels.
Là, rarement la Raison, la Justice,
Ont amené les mortels vertueux;
L'Opinion, la Mode et le Caprice

Ouvrent le temple, et nomment les heureux.
En leur offrant la coupe délectable,
Sous le nectar cachant un noir poison,

La déité daigne paraître aimable,

Et d'un sourire enivre leur raison;
Au même instant, l'agile Renommée
Grave leur nom sur son char lumineux.
Jouet constant d'une vaine fumée,

Le monde entier se réveille pour eux;
Mais sur la foi de l'onde pacifique,
A peine ils sont mollement endormis,
Deifiés par l'erreur léthargique

Qui leur fait voir, dans des songes amis,
Tout l'univers à leur gloire soumis;
Dans ce sommeil d'une ivresse riante,
En un moment, la Faveur inconstante
Tournant ailleurs son essor incertain,

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Cet infatigable vieillard

Qui toujours vient, qui toujours part,

Qu'on appelle sans cesse, en craignant ses outrages,
Qui mûrit la raison, achève la beauté,

Et que suivent en foule, à pas précipité,
Les heures et les jours, et les ans et les âges,
Le Temps, qui rajeunit sans cesse l'univers,
Et, de l'immensité parcourant les espaces,
Détruit et reproduit tous les mondes divers,
Un jour, d'un vol léger suspendu dans les airs,
Aperçut Aglaé, la plus jeune des Grâces.
Son cortége nombreux fut prompt à s'écarter,
Le dieu descendit seul vers la jeune immortelle :
Ainsi l'on voit encore, à l'aspect d'une belle,
Les heures, les jours fuir, et le temps s'arrêter.
Il parut s'embellir par le désir de plaire;
Et sans doute le dieu du temps
Sut préparer, sut choisir les instants,
Ceux de parler, ceux de se taire.

Un autre dieu naquit de ce tendre mystère :
Cherchez la troupe des Amours,
La plus leste, la plus gentille,
Vous l'y rencontrerez toujours:
C'est un enfant de la famille.
Le don de plaire promptement,
Les rapides succès, les succès du moment,
Forment surtout son apanage;

Il est le dieu des courtisans,

Et la faveur des cours est encor son ouvrage,
Même quand elle vient par les soins et les ans ;
Il donne de la vogue au sage,
Quelquefois de l'esprit aux sots,

Le bonheur aux amants, la victoire aux héros.
On ne le voit jamais revenir sur ses traces;
Il fuit comme le Temps, il plaît comme les Grâces;
Et c'est le dieu de l'à-propos.

rulhière.

LE DON DU CONTRE-TEMPS.
Tout l'univers sait comment
Vénus reçut dans la Grèce,
Pour unique vêtement,
Sa ceinture enchanteresse.
On sait moins communément
Que l'époux de la déesse
Reçut du sort malfaisant

Un charme d'une autre espèce :
C'est une lourde besace

Où les dieux avaient jeté
Esprit, savoir et gaité,

Tous trois pris hors de leur place;
Ensuite l'empressement,

1 Voyez Definitions.

Voyez Allegories, en prose.

Qui va, vient et se démène,
Et se met tout hors d'haleine,
Pour manquer le vrai moment.
Dans ses énormes sacoches,
Pleines de talents pareils,
Vous trouverez les reproches,
Les soupçons et les conseils,
Et la morgue du précepte,
Le rire faux et l'inepte,
Les pédantismes divers,
Même celui des bons airs,
Et tant de petites ruses
Des grandes prétentions,
Et les mauvaises excuses
Des bonnes intentions.

Mais, fût-on la beauté même,
N'eût-on que quinze ou vingt ans,
Entre ces dons importants
Sûrs de déplaire en tout temps,
Le premier, le don suprême,
C'est le don du contre-temps.
Or, sur la voûte céleste
Vulcain marchant de travers,
Par un accident funeste
Son sac s'ouvrit dans les airs;
Et, tout sortant pêle-mêle,
Tous ces talents entassés
Sont tombés comme la grêle
Sur gens que vous connaissez.

LA FRIVOLITÉ.

Mère du vain Caprice et du léger Prestige, La Fantaisie ailée autour d'elle voltige: Nymphe au corps ondoyant, né de lumière et d'air, Qui mieux que l'onde agile ou le rapide éclair, Ou la glace inquiète au soleil présentée, S'allume en un instant, purpurine, argentée, Ou s'enflamme de rose, ou petille d'azur. Un vol la précipite, inégal et peu sûr, La déesse jamais ne connut d'autre guide. Les Rêves transparents, troupe vaine et fluide, D'un vol étincelant caressent ses lambris. Auprès d'elle, à toute heure, elle occupe les Ris. L'un pétrit les parfums des bouches embaumées; L'autre le jeune éclat des lèvres enflammées; L'autre inutile et seul, au bout d'un chalumeau, En globe aérien, souffle une goutte d'eau. La reine, en cette cour, qu'anime la Folie, Va, vient, chante, se tait, regarde, écoute, oublie, Et dans mille cristaux, qui portent son palais, Rit de voir mille fois étinceler ses traits.

André CHENIER.

LA NOUVEAUTÉ.

LE MÊME

La Nouveauté paraît, et son brillant pinceau Vient du vieil univers rajeunir le tableau. C'est elle qui du Nord fait briller les aurores, Enfante des héros les sanglants météores; Fait luire une comète, un Voltaire, un Rousseau, Fait mugir un volcan, tonner un Mirabeau. Cet uniforme dieu, conduit par l'habitude, Qui n'a jamais qu'un ton, qu'un air, qu'une attitude, L'Ennui, s'enfuit loin d'elle, et la Variété, Un prisme dans la main, se joue à son côté ; De ses mouvants tableaux le monde est idolâtre, Mais la France surtout est son brillant théâtre.

La baguette à la main, voyez-la dans Paris, Arbitre des succès, des mœurs et des écrits, Exercer son empire élégamment futile; Et, tandis qu'oubliant leur rudesse indocile, Les métaux les plus durs, l'acier, l'or et l'argent, Sous mille aspects divers suivent son goût changeant, Et la gaze, et le lin, plus fragile merveille, Dédaigneux aujourd'hui des formes de la veille, Inconstants comme l'air, et comme lui légers, Vont mêler notre luxe aux luxes étrangers. Ainsi de la parure aimable souveraine,

Par la mode, du moins, la France est encor reine; Et jusqu'au fond du Nord portant nos goûts divers, Le mannequin despote asservit l'univers.

DELILLE. L'Imagination, ch. III.

1 Espèce de modèle en carton dont se servent les marchandes de modes, et qu'elles habillent d'après le goût du jour. (N. E.)

Voyez Caractères ou Portraits, en prose.

LA DÉESSE AUX VAPEURS ET SA COUR.

Umbriel à l'instant, vieux gnome rechigné, Va d'une aile pesante, et d'un air renfrogné, Chercher en murmurant la caverne profonde Où, loin des doux rayons que répand l'œil du monde, La déesse aux vapeurs a choisi son séjour : Les tristes aquilons y sifflent à l'entour, Et le souffle malsain de leur aride haleine Y porte aux environs la fièvre et la migraine. Sur un riche sofa, derrière un paravent, Loin des flambeaux, du bruit, des parleurs et du vent, La quinteuse déesse incessamment repose, Le cœur gros de chagrin, sans en savoir la cause, N'ayant pensé jamais, l'esprit toujours troublé, L'œil chargé, le teint pâle, et l'hypocondre enflé. La médisante Envie est assise auprès d'elle, Vieux spectre féminin, décrépite pucelle, Avec un air dévot déchirant son prochain, Et chansonnant les gens, l'Evangile à la main. Sur un lit plein de fleurs négligemment penchée, Une jeune beauté non loin d'elle est couchée : C'est l'Affectation, qui grasseye en parlant, Écoute sans entendre, et lorgne en regardant, Qui rougit sans pudeur, et rit de tout sans joie; De cent maux différents prétend qu'elle est la proie, Et pleine de santé sous le rouge et le fard, Se plaint avec mollesse, et se pâme avec art. VOLTAIRE. Imité de Pope.

LE GÉNIE DU DÉSERT.

Sur les pas de leur guide errant un jour entier, Les Romains de Tadmor suivent l'obscur sentier. Mercure les conduit sur l'arène enflammée Où s'engloutit naguère une puissante armée, Loin de tous les secours, sans gloire et sans combats. C'est là que les Romains foulent, à chaque pas, Des ossements blanchis, des têtes mutilées, Dépouilles sans honneur de la tombe exilées. Chacun, pâle, muet, s'arrête plein d'horreur;

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