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soie sont filés ensemble. Cependant la morale de celle-ci paraît se montrer dans les expressions mêmes de sa dernière image. Elles conviennent également au chêne orgueilleux déraciné par le vent, et aux grands de la terre renversés par des causes souvent aussi légères.

BERNARDIN DE SAINT-PIERRE, Harmonies de la Nature, tom. 1.

LE VIEILLARD ET LES TROIS JEUNES HOMMES.

MODÈLE D'exercice.

Un octogénaire plantait.

Passe encor de bâtir; mais planter à cet age,
Disaient trois jouvenceaux, enfants du voisinage,
Assurément il radotait.

Qu'on cherche ailleurs des débuts plus simples, plus vifs, plus nets, plus riches, d'un tour plus piquant.

Car, au nom des dieux, je vous prie,
Quel fruit de ce labeur pouvez-vous recueillir?
Autant qu'un patriarche il vous faudrait vieillir.

Au nom des dieux est affectueux, je vous prie est familier, labeur est très-poétique; qu'on essaye de mettre travail : patriarche, familier encore.

A quoi bon charger votre vie

Des soins d'un avenir qui n'est pas fait pour vous?

Il est difficile de dire mieux la même chose, et en moins de mots charger, expression forte; charger votre vie, tour poétique.

Ne songez désormais qu'à vos fautes passées :
Quittez le long espoir et les vastes pensées;
Tout cela ne convient qu'à nous.

Le caractère du jeune homme est peint dans ce discours; le fond en est désobligeant. Songez à vos fautes tient de l'outrage. Quittez le long espoir et les vastes pensées. Quel vers! qu'il est riche, qu'il est harmonieux ! quel champ d'idées pour le lecteur ! long espoir est un latinisme qui fait beauté 1. Tout cela ne convient qu'à nous : c'est la confiance du Chêne.

11 ne convient pas à vous-mêmes, Repartit le vieillard. Tout établissement Vient tard et dure peu.

Cette maxime, très-belle, très-importante, est placée on ne peut mieux dans la bouche d'un vieillard d'une expérience consommée.

La main des Parques blêmes
De vos jours et des miens se joue également.

Blême fait image, c'est le pallida Mors d'Horace.
Le poëte a imité le reste de la pensée de l'auteur

1 Vitæ summa brevis spem nos vetat inchoare longam. HOR., Od. 4, liv. 1er, (N. E.)

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de

Il n'est rien de plus noble que ce sentiment. Si nos pères n'avaient travaillé que pour eux, quoi jouirions-nous?

Je puis enfin compter l'aurore
Plus d'une fois sur vos tombeaux.

Ce tour poétique donne un air gracieux à une pensée triste par elle-même.

Le vieillard eut raison: un des trois jouvenceaux
Se noya dès le port, allant en Amérique;
L'autre, afin de monter aux grandes dignités,
Dans les emplois de Mars servant la république,
Par un coup imprévu vit ses jours emportés;
Le troisième tomba d'un arbre
Que lui-même voulait enter:
Et, pleurés du vieillard, il grava sur leur marbre
Ce que je viens de raconter.

Le caractère du vieillard se soutient jusqu'au bout. Il les pleura, quoiqu'ils lui eussent parle avec peu de respect; mais il a tout pardonné à la moissonnés. vivacité de leur âge: il gémit de les voir sitôt

LA FONTAINE, développé par LE BATTEUX.

LES SACS DES DESTINÉES.

On n'est pas bien dès qu'on veut être mieux.
Mécontent de son sort, sur les autres fortunes
Un homme promenait ses désirs et ses yeux,
Et de cent plaintes importunes
Tous les jours fatiguait les dieux.
Par un beau jour, Jupiter le transporte
Dans les célestes magasins
Où, dans autant de sacs scellés par les Destins,
Sont par ordre rangés tous les états que porte
La condition des humains.

« Tiens, lui dit Jupiter, ton sort est en tes mains
Contentons un mortel une fois en la vie;
Tu n'en es pas trop digne, et ton murmure impie
Méritait mon courroux plutôt que mes bienfaits;
Je n'y veux pas ici regarder de si près.

Voilà toutes les destinées;

Pèse et choisis; mais, pour régler ton choix,

FABLES.

Sache que les plus fortunées
Pèsent le moins : les maux seuls font le poids. »
« Grâce au seigneur Jupin, puisque je suis à même,
Dit notre homme, soyons heureux. ›

Il prend le premier sac, le sac du rang suprème,
Cachant les soins cruels sous un éclat pompeux.
« Oh! oh! dit-il, bien vigoureux
Qui peut porter si lourde masse :
Ce n'est mon fait. » Il en pèse un second,

Le sac des grands, des gens en place :
Là gisent le travail et le penser profond,
L'ardeur de s'élever, la peur de la disgrâce,
Même les bons conseils que le hasard confond.
« Malheur à ceux que ce poids-ci regarde,
Cria notre homme, et que le ciel m'en garde!
A d'autres. Il pursuit, prend et pèse toujours
Et mille et mille sacs, trouvés toujours trop lourds :
Ceux-ci par les égards et la triste contrainte;

Ceux-là par les vastes désirs;

D'autres par l'envie ou la crainte ;
Quelques-uns seulement par l'ennui des plaisirs.
O ciel! n'est-il donc point de fortune légère ?
Disait déjà le chercheur mécontent;

Mais quoi! me plains-je à tort? J'ai,je crois, mon affaire:
Celle-ci ne pèse pas tant. »

Elle pèserait moins encore,

Lui dit alors le dieu qui lui donnait le choix :
Mais tel en jouit qui l'ignore;

Cette ignorance en fait le poids. »

Je ne suis pas si sot; souffrez que je m'y tienne,
Dit l'homme. »« Soit; aussi bien c'est la tienne,
Dit Jupiter. Adieu, mais là-dessus,

Apprends à ne te plaindre plus. »

LE MIROIR.

Jadis un père de famille

LA MOTTE.

Eut un fils beau comme le jour;
Il eut, au contraire, une fille
Sans nuls attraits, vrai remède d'amour.

Ces enfants badinaient, comme font d'ordinaire
Ceux de leur âge, et, trouvant un miroir
A la toilette de leur mère,

Le Narcisse nouveau prit plaisir à s'y voir.
Devenu tout à coup amoureux de lui-même,
Il vanta ses attraits, vanité dont sa sœur
Ressentit un dépit extrême,

Croyant, à chaque mot, qu'il taxait sa laideur.

Elle n'entendait pas là-dessus raillerie;

Quoique fort jeune encor, l'amour -propre et l'envie

S'en étaient emparés. Elle va promptement
Trouver son père à son appartement.

« Mon petit frère a la manie

De se mirer, dit-elle; il se croit un soleil,
Et son orgueil est sans pareil.
Défendez-lui, mon père, je vous prie,
D'approcher du miroir et de s'y regarder. »

Le père, loin de le gronder,

Les embrasse tous deux, tour à tour les caresse;
Et, leur partageant sa tendresse,

Mes chers enfants, dit-il, je veux
Que vous vous miriez tous les deux:
Vous, mon fils, afin que l'image

De la beauté dont Dieu prit soin de vous parer
Vous donne horreur du vice et du libertinage
Qui pourrait la déshonorer;

Et vous ma fille, afin qu'en cette glace
Apercevant votre disgrâce,

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Lorsque le ciel, prodigue en ses présents,
Combla de biens tant d'êtres différents,
Ouvrages merveilleux de son pouvoir suprême,
De Jupiter l'homme reçut, dit-on,
Un livre écrit par Minerve elle-même,
Ayant pour titre la Raison.

Ce livre, ouvert aux yeux de tous les âges,
Les devait tous conduire à la vertu ;
Mais d'aucun d'eux il ne fut entendu,
Quoiqu'il contint les leçons les plus sages.
L'enfance y vit des mots, et rien de plus;
La jeunesse, beaucoup d'abus;
L'âge suivant, des regrets superflus;
Et la vieillesse en déchira les pages.

LE MIROIR.

AUBERT.

Un miroir merveilleux, et d'utile fabrique, Où se peignait par art le naturel des gens, Attirait, au milieu d'une place publique,

Les regards de tous les passants. J'ignore chez quel peuple ; il n'importe en quel temps. Chacun glose à l'envi sur ce tableau fidèle. Arrive une coquette : elle y voit traits pour traits Ses petits soins jaloux et ses penchants secrets : Sans mentir, voilà bien le portrait d'Isabelle! Présomption, désirs, mépris d'autrui : c'est elle, C'est son esprit tout pur, je la reconnais là.

Le joli miroir que voilà!

Et combien je m'en vais humilier la belle!
Un petit-maître succéda,

Et la glace aussitôt présente pour image

Beaucoup d'orgueil et fort peu de raison.
Parbleu! je suis ravi que l'on ait peint Damon,
S'écrie, en se mirant, l'important personnage;
Et je voudrais que, pour devenir sage,
De ce miroir malin il prit quelque leçon.
Après ce fat vient un vieil Harpagon
D'une espèce tout à fait rare.

Il tire une lunette, et se regarde bien;
Puis, ricanant d'un air bizarre:
C'est Ariste, dit-il, ce vieux fou, cet avare,
Qui se ferait fouetter pour accroître son bien;
J'aurais un vrai plaisir à montrer sa lésine,
Et paîrais de bon cœur cette glace divine
Si l'on me la donnait pour rien.
Mille gens vicieux, sur les pas de cet homme,
Tour à tour firent voir la même bonne foi;
Chacun d'eux reconnut, dans le brillant fantôme,
Qui l'un, qui l'autre, et jamais soi.

Tout homme est vain, tout homme aime à médire .
On rirait moins des traits de la satire,

Si la présomption dont naquit le dédain
Entre eux et nous ne mettait le prochain.

1 Voyez Phedre, lib. 111, fab. 8.

LE MÊME.

L'HISTOIRE.

La capitale d'un empire

Que le glaive du Scythe achevait de détruire,
Par mille édifices pompeux

Du sauvage vainqueur éblouissait la vue.

D'un prince qui régna dans ces murs malheureux Il admirait surtout la superbe statue.

On lisait sur le monument :

A très-puissant, très-bon, très-juste et très-clément,
Et le reste; en un mot, l'étalage vulgaire
Des termes consacrés au style lapidaire.

Ces mots en lettres d'or frappent le conquérant;
Ce témoignage si touchant

Qu'aux vertus de son roi rendait un peuple immense,
Emeut le roi barbare; il médite en silence

Sur ce genre d'honneur qu'il ne connut jamais;
Longtemps de ce bon prince il contemple les traits.
Il se fait expliquer l'histoire de sa vie.

« Ce prince, dit l'histoire, horreur de ses sujets,
Naquit pour le malheur de sa triste patrie.
Devant son joug de fer il fit taire les lois;
Il étouffa l'honneur, ce brillant fanatisme
Qui sert si bien les rois,

Et fit le premier pas vers l'affreux despotisme. »
Tel était le portrait qu'à la postérité

Transmettait l'équitable histoire.

Le Scythe confondu ne sait ce qu'il doit croire.
Pourquoi donc, si l'histoire a dit la vérité,

Par un monument si notoire
Le mensonge est-il attesté?

Sa Majesté sauvage était bien étonnée.

Seigneur, dit un des courtisans

Qui, durant près d'un siècle, à la cour des tyrans
Traina sa vie infortunée,

Seigneur, ce monument qui vous surprend si fort,
Au destructeur de la patrie
Fut érigé pendant sa vie...

On fit l'histoire après sa mort. »

LA LINOTTE.

Une étourdie, une tête à l'évent1, Une linotte, c'est tout dire,

BOISSARD.

Sifflant à tout propos, et tournant à tout vent,
Quitta sa mère et voulut se produire,

Se faire un sort indépendant.
Un nid chez soi vaut mieux souvent
Que ne vaut ailleurs un empire.

Il s'agit de trouver un bel emplacement.

Ma folle, un jour, s'arrêta près d'un chêne. « C'est, dit-elle, ce qu'il me faut; Je serai là comme une reine; On ne peut se nicher plus haut. » En un moment le nid s'achève : Mais deux jours après, ô douleur! Par tourbillons le vent s'élève, L'air s'embrase, un nuage crève : Adieu les projets de bonheur! Notre linotte était absente. A son retour, Dieu! quels dégâts! Plus de nid! le chêne en éclats! Ho, ho! je serai plus prudente, Dit-elle; logeons-nous six étages plus bas. »

1 Évent veut dire air agité, d'où tête à l'évent, étourdie, légère, etc. (N. E.)

Des broussailles frappent sa vue.
«La foudre n'y tombera point,
J'y vivrai tranquille, inconnue;

Et ceci, pour le coup, est mon fait de tout point. »
Elle y bâtit son domicile.

Moins d'éclat, sans plus de repos :

La poussière et les vermisseaux
L'inquiètent dans cet asile :

Il faut prendre congé; mais, sage à ses dépens,
D'un buisson qui domine elle gagne l'ombrage,
Y trouve des plaisirs constants,
Et s'y préserve en même temps
De la poussière et de l'orage.
Si le bonheur nous est permis,

Il n'est point sous le chaume, il n'est point sur le trône.
Voulons-nous l'obtenir, amis,

La médiocrité le donne.

LES MÉTAMORPHOSES DU SINGE.

DORAT.

Gille, histrion de foire, un jour par aventure,
Trouva sous sa patte un miroir :

Mon singe, au même instant, de chercher à s'y voir.
O le museau grotesque! ô la plate figure!

S'écria-t-il; que je suis laid!

Puissant maître des dieux, j'ose implorer tes grâces: Laisse-moi le lot des grimaces;

D

Je te demande au reste un changement complet. »
Jupin l'entend et dit : « Je consens à la chose.
Regarde es-tu content de ta métamorphose? »
Le singe était déjà devenu perroquet.
Sous ce nouvel habit mon drôle s'examine,
Aime assez son plumage et beaucoup son caquet;
Mais il n'a pas tout vu: « Peste! la sotte mine
Que me donne Jupin; le long bec que voilà!
J'ai trop mauvaise grâce avec ce bec énorme :
Donnez-moi vite une autre forme. »
Par bonheur en ce moment-là

Le seigneur Jupiter était d'humeur à rire:
Il en fit donc un paon; et cette fois le sire,
Promenant sur son corps des yeux émerveillés,
S'enfle, se pavane, et s'admire;

Mais las! il voit ses vilains pieds;
Et mon impertinente bête

A Jupin derechef adresse une requête.
«Ma bonté, dit le dieu, commence à se lasser :
Cependant j'ai trop fait pour rester en arrière,
Et vais de chaque état où tu viens de passer
Te conserver le caractère :

Mais aussi plus d'autre prière;
Que je n'entende plus ton babil importun. ›
A ces mots, Jupiter lui donne un nouvel être.
Et qu'en fait-il? Un petit-maître.

Depuis ce temps, dit-on, les quatre ne font qu'un *.

LE BAILLY.

L'AVEUGLE ET LE PARALYTIQUE.

Aidons-nous mutuellement,

La charge des malheurs en sera plus légère;
Le bien que l'on fait à son frère,

Pour le mal que l'on souffre est un soulagement;

2 Voyez le Singe, Fables et Allégories.

Confucius l'a dit : suivons tous sa doctrine.

Pour la persuader aux peuples de la Chine,

Il leur contait le trait suivant :

Dans une ville de l'Asie

Il existait deux malheureux,

L'un perclus, l'autre aveugle, et pauvres tous les deux. Ils demandaient au ciel de terminer leur vie;

Mais leurs vœux étaient superflus :

Ils ne pouvaient mourir. Notre paralytique,
Couché sur un grabat dans la place publique,
Souffrait sans être plaint: il en souffrait bien plus.
L'aveugle, à qui tout pouvait nuire,
Etait sans guide, sans soutien,
Sans avoir même un pauvre chien
Pour l'aimer et pour le conduire.
Un certain jour il arriva

Que l'aveugle à tâtons, au détour d'une rue,
Près du malade se trouva;

Il entendit ses cris, son âme en fut émue.
Il n'est tels que les malheureux
Pour se plaindre les uns les autres.

J'ai mes maux, lui dit-il, et vous avez les vôtres;
Unissons-les, mon frère; ils seront moins affreux. »
Hélas! dit le perclus, vous ignorez, mon frère,
Que je ne puis faire un seul pas;
Vous-même vous n'y voyez pas :

(1

A quoi nous servirait d'unir notre misère?»

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Au son du fifre et du tambour,
Dans les murs de Paris on promenait un jour
Un chameau du plus haut parage;

Il était fraîchement arrivé de Tunis,
Et mille curieux, en cercle réunis,

Pour le voir de plus près lui fermaient le passage.
Un riche, moins jaloux de compter des amis
Que de voir à ses pieds ramper un monde esclave,
Dans le chameau louait un air soumis.
Un magistrat aimait son maintien grave,
Tandis qu'un avare enchanté

Ne cessait d'applaudir à sa sobriété.

Un bossu vint, qui dit ensuite:
«Messieurs, voilà bien des propos;

Mais vous ne parlez pas de son plus grand mérite.
Voyez s'élever sur son dos

Cette gracieuse éminence;
Qu'il paraît léger sous ce poids!

Et combien sa figure en reçoit à la fois
Et de noblesse et d'élégance! »

En riant du bossu, nous faisons comme lui;
A sa conduite en rien la nôtre ne déroge,

Et l'homme, tous les jours, dans l'éloge d'autrui,
Sans y songer, fait son éloge.

LE BAILLY.

LE CHATEAU DE CARTES.

Un bon mari, sa femme, et deux jolis enfants,
Coulaient en paix leurs jours dans le simple héritage
Où, paisibles comme eux, vécurent leurs parents.
Ces époux, partageant les doux soins du ménage,
Cultivaient leur jardin, recueillaient leurs moissons;
Et le soir dans l'été, soupant sous le feuillage,
Dans l'hiver, devant leurs tisons,

Ils prêchaient à leurs fils la vertu, la sagesse,
Leur parlaient du bonheur qu'elles donnent toujours:
Le père par un conte égayait ses discours,
La mère par une caresse.

L'aîné de ces enfants, né grave, studieux,
Lisait et méditait sans cesse;

Le cadet, vif, léger, mais plein de gentillesse,
Sautait, riait toujours, ne se plaisait qu'aux jeux.
Un soir, selon l'usage, à côté de leur père,
Assis près d'une table où s'appuyait la mère,
L'aîné lisait Rollin : le cadet, peu soigneux
D'apprendre les hauts faits des Romains et des Parthes,
Employait tout son art, toutes ses facultés,
A joindre, à soutenir par les quatre côtés,
Un fragile château de cartes.

Il n'en respirait pas, d'attention, de peur.
Tout à coup voici le lecteur

Qui s'interrompt: « Papa, dit-il, daigne m'instruire
Pourquoi certains guerriers sont nommés conquérants
Et d'autres fondateurs d'empire?
Ces deux noms sont-ils différents? »

Le père méditait une réponse sage,

LE FLEUVE.

Un grand fleuve parcourt le monde : Tantôt lent, il serpente entre des prés fleuris, Les embellit et les féconde;

Tantôt rapide, il s'enfle, il se courrouce, il gronde, Roulant, précipitant au milieu des débris

Son eau turbulente et profonde.

A travers les cités, les guérets, les déserts,
Il va, distribuant à mesure inégale,

Aux avides humains dont ses bords sont couverts,
Les trésors de son urne avare et libérale.

Ainsi, tandis que l'un, dans son repos,
Bénit la main de la nature,

Qui dans son héritage a fait passer leurs flots,
Ou les lui donne pour ceinture,
L'autre maudit le sol dont les flancs déchirés
Reproduisent sans cesse et le roc et la pierre,
Indestructible digue, éternelle barrière,
Assise entre le fleuve et ses champs altérés.
Mais le plaisant de cette histoire,
C'est de voir certain compagnon,
Plongé dans l'eau jusqu'au menton;
Plus il a bu, plus il veut boire.
Infatigable, et dans son bain,

Cent fois moins heureux et moins sage
Qu'un homme qui tout près, sans désirs, sans dédain,

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Lorsque les doux zéphyrs, messagers du printemps,

Önt rajeuni l'herbe des champs,

Et tapissé les prés de fleurs et de verdure.
Du sommet d'un roc sourcilleux,

Son avide regard ne peut trop se repaître

D'un spectacle si merveilleux.

Comme il rendait hommage à l'œuvre du grand maltre,
Qui prodigue aux mortels tant de biens précieux,
Un énorme serpent frappe soudain ses yeux.
Sorti du fond d'une crevasse,

Il a vu l'aigle; il le menace,

Et, pour mieux l'embrasser, de son corps monstrueux
Déroule en longs replis les anneaux tortueux;
A darder le venin déjà sa langue est prête;

Il se ramasse en rond, dresse une horrible tête,
Puis s'élance, et, toujours entraîné par son poids,
Tombe, s'élance encore et retombe vingt fois.
Outré de dépit, de colère,
Il répond par des sifflements
Au calme de son adversaire,

Et sur le roc aride il imprime ses dents.
L'aigle voit en pitié sa rage.

Il lui tient alors ce langage:
Que prétendais-tu faire, animal odieux?
Va, cesse une attaque inutile;

Quel triomphe obtiendrait sur un faible reptile
L'oiseau du souverain des dieux ?
J'entends... Tu voudrais qu'en sa serre

Il daignât te saisir pour t'élever aux cieux :
Ton sort serait trop glorieux :

Non siffle et rampe sur la terre. »
Il dit, et. reprenant son vol audacieux,
L'aigle, au milieu des airs, franchit un vaste espace,
Où l'œil du reptile envieux

Ne peut suivre même sa trace.

A.-F. LE BAILLY.

LE TRONE DE NEIGE.

Qui n'aime à voir folâtrer des enfants? On se croit de leur âge. O douce jouissance De pouvoir quelquefois se rappeler ce temps Si regretté, bien qu'il ait ses tourments! Un rien suffit pour amuser l'enfance;

Mais dans ses jeux, plus qu'on ne pense, S'introduisent déjà les passions des grands. Un jour, échappés du collége,

Des écoliers d'onze à douze ans
Aperçurent un tas de neige...

Le plus âgé, qu'on avait nommé roi,
Dit que de son pouvoir il en faisait le siége,

Le trône enfin; et le cortége
Donne à ce vœu force de loi.
Le trône était froid comme glace;
N'importe, avec plaisir s'y place
Cette éphémère majesté.

On s'enivre de la puissance...
Peut-on impunément avoir l'autorité?
Chez notre prince l'insolence
Surpasse encor la dureté :

Des malheureux sujets la moindre négligence
Est réprimée avec sévérité.

De Tarquin le Superbe il avait l'arrogance,
Et de Néron, plus tard, selon toute apparence,
Il aurait eu la cruauté.

Pourtant le soleil le dérange :

Le trône, qui se fond d'une manière étrange,
Avant la fin du jour s'abat...

Bientôt l'orgueilleux potentat...
Se voit au milieu de la fange.

Redoutez un destin pareil,
Vous que la fortune protége:
Vous êtes sur un tas de neige....
Gare le rayon du soleil!

DE STASSART, liv. v, fab. 10.

LE SAGE ET LE CONQUÉRANT.

Sorti vainqueur de cent combats,

Et fier d'avoir porté le deuil et les alarmes
Jusques aux plus lointains climats,

Un nouveau Tamerlan visitait les Etats
Soumis au pouvoir de ses armes.
Un sage, par hasard, accompagnait ses pas :
Sage, qui ne le flattait pas;

Mais on vantait son talent oratoire,
Et l'adroit conquérant l'admettait à sa cour,
Espérant le charger un jour

Du soin d'écrire son histoire.
Épuisés de fatigue, ils arrivent tous deux
Au sommet d'un roc sourcilleux
Où le Tartare enfin s'arrête,

Jaloux de contempler sa dernière conquête :
C'était jadis une vaste cité

Qu'embellissaient les arts, enfants de l'opulence;
Mais, en proie au pillage, à la férocité,

Ce n'était plus alors qu'une ruine immense.
Le sage, à cet aspect, se sent glacé d'horreur.

Regarde, lui dit le vainqueur,

C'est là que j'ai livré dix assauts, vingt batailles; Là, que les ennemis surpris

M'ont abandonné leurs murailles ;

Ici, que par milliers des soldats aguerris
Ont rencontré leurs funérailles.

Quels beaux titres de gloire! Ils sont partout écrits.
Ah! lui répond le sage, osez-vous bien le croire?
Non, je ne vois autour de ces remparts
Que cendres, que débris et qu'ossements épars :
Vainement j'y cherche la gloire. »

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