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DE LITTÉRATURE

ET DE MORALE.

NARRATIONS.

NARRATION ORATOIRE 1.

PRÉCEPTES DU GENRE.

Cicéron la définit l'exposition des faits, ou propres à la cause, ou étrangers, mais relatifs et adhérents à la cause même.

Trois qualités lui sont essentielles : la brièveté, la clarté et la vraisemblance.

La narration sera courte et précise, si elle ne remonte pas plus haut et ne s'étend pas plus loin que la cause ne l'exige, et si, lorsqu'on n'aura besoin que d'exposer les faits en masse, elle en néglige les détails; si elle ne se permet aucun écart; si elle fait entendre ce qu'elle ne dit pas; si elle omet non-seulement ce qui nuirait à la cause, mais ce qui n'y servirait point; si elle ne dit qu'une fois ce qu'il y a d'essentiel à dire, et si elle ne dit rien de plus.

si

La narration sera claire, ajoute l'orateur, les faits y sont à leur place et dans leur ordre naturel; s'il n'y a rien de louche et rien de contourné, point de digression, rien d'oublié que l'on désire, rien au delà de ce qu'on veut savoir : car les mêmes conditions qu'exige la brièveté, la clarté les demande; et, si une chose n'est pas bien entendue, souvent c'est moins par l'obscurité que par la longueur de la narration. Il ne faut pas non plus y négliger la clarté des mots en eux-mêmes et la lucidité de l'expression en général; mais c'est une règle commune à tous les genres de discours.

Quant à la vraisemblance, elle consiste à pré

1 On sent que les règles de la narration historique doivent être, en général, à très-peu de chose près, les mêmes ; et que, relativement à celle-ci, dans les trois qualités essentielles de

Soyez vif et pressé dans vos narratjons. BOILEAU. Art poet., ch. III.

senter les choses comme on les voit dans la nature; à observer les convenances relatives au caractère, aux mœurs, à la qualité des personnes; à faire accorder le récit avec les circonstances du lieu, de l'heure où l'action s'est passée, et de l'espace de temps qu'il a fallu pour l'exécuter; à s'appuyer de la rumeur publique, et de l'opinion même des auditeurs.

Il faut de plus observer, dit-il, de ne jamais interposer la narration dans un endroit où elle nuise, ou ne serve pas à la cause; de ne l'employer qu'à propos, et pour en tirer avantage.

La narration nuit lorsqu'elle présente quelque tort grave, qu'on a soi-même, et qu'à force d'excuses et de raisonnements on est ensuite obligé d'adoucir. Si le cas arrive, il faut avoir l'adresse de disperser dans la plaidoirie les parties de l'action, et à chacune d'elles opposer sur-le-champ une raison qui l'affaiblisse, afin que le remède soit incontinent appliqué sur la plaie, et que la défense tempère l'impression d'un fait odieux.

La narration ne sert de rien, lorsque, par l'adversaire, les faits viennent d'être exposés tels que nous voulons qu'ils le soient, ou que l'auditeur en est déjà instruit, et que nous n'avons aucun intérêt de leur donner une autre face.

Enfin, la narration n'est pas telle que la cause la demande, quand l'orateur expose clairement et avec des couleurs brillantes ce qui ne lui est pas favorable, et qu'il néglige et laisse dans l'ombre ce qui lui est avantageux.

la narration oratoire, la brièveté, la clarté, la vraisemblanc', il n'y aurait qu'à substituer à ce dernier mot celui de vérité. Voyez de plus, 2o partie, Narration poétique,

Le talent contraire à ce défaut est de dissimuler, autant qu'il est possible, tout ce qui nous accuse; de le passer légèrement, si on ne peut le dissimuler; de n'appuyer et de ne s'étendre que sur les circonstances qui peuvent nous favoriser. C'est avec ces principes simples que Cicéron a été, je ne dis pas le plus ingénieux, car c'est un don de la nature, mais le plus délié, le plus adroit des orateurs.

Dans la narration, comme dans les autres parties du discours, le pathétique indirect, sans annoncer autant de force que le pathétique direct, en a bien davantage. Il s'insinue, il pénètre, il s'empare insensiblement des esprits et les maîtrise, sans qu'ils s'en aperçoivent, d'autant plus sûr de ses effets qu'il paraît agir sans effort. L'orateur parle en simple témoin; et, lorsque la chose est par elle-même ou terrible, ou touchante, ou digne d'exciter l'indignation et la révolte, il se garde bien de mêler au récit qu'il en fait, les mouvements qu'il veut produire. Il met sous les yeux le tableau de la force et de la faiblesse, de l'injure et de l'innocence; il dit comment le fort a écrasé le faible, et comment le faible, en gémissant, a succombé c'en est assez; plus il expose simplement, plus il émeut.

En employant le pathétique indirect, l'orateur ne compromet jamais son ministère ni sa cause. Le récit, l'exposé, la peinture qu'il fait, peut causer une émotion plus ou moins vive sans conséquence. Mais, lorsqu'en se passionnant luimême il s'efforce en vain de nous émouvoir, et que, par malheur, tout ce qui l'environne est froid, tandis que lui seul il s'agite, ce contraste risible fait perdre à son sujet tout ce qu'il a de sérieux, à son éloquence toute sa dignité, à ses moyens toute leur force.

Le pathétique direct, pour frapper à coup sûr, doit donc se faire précéder par le pathétique indirect. C'est à celui-ci à mettre en mouvement les passions de l'auditeur, et lorsqu'il l'aura ébranlé, que le murmure de l'indignation se fera entendre, ou que les larmes de la compassion commenceront à couler, c'est à l'orateur à se jeter comme dans la foule, et à paraitre alors le plus ému de ceux qu'il vient d'irriter ou d'attendrir. Alors ce n'est plus lui qui paraît vouloir donner l'impulsion, c'est lui qui la reçoit; ce n'est plus à sa passion qu'il s'abandonne, mais à celle du peu ple; et, en se mêlant à lui, il achève de l'entraîner.

Le point critique et délicat du pathétique direct, c'est de tenir essentiellement à l'opinion personnelle, et d'avoir besoin d'être soutenu par le caractère de celui qui l'emploie. Une seule idée incidente, qui, dans l'esprit des auditeurs, vient le contrarier, le détruit.

MARMONTEL. Éléments de Lillérature.

MORT DE TURENNE.

Cette funeste nouvelle se répandit par toute la France, comme un brouillard épais qui couvrit la lumière du ciel, et remplit tous les esprits des ténèbres de la mort; la terreur et la consternation la suivaient. Personne n'apprit la mort de M. de Turenne, qu'il ne crût d'abord l'armée du roi taillée en pièces, nos frontières découvertes, et les ennemis prêts à pénétrer dans le cœur de l'État; ensuite, oubliant l'intérêt général, on n'était sensible qu'à la perte de ce grand homme : le récit de ce funeste accident tira des plaintes de toutes les bouches, et des larmes de tous les yeux. Chacun, à l'envi, faisait gloire de savoir et de dire quelque particularité de sa vie et de ses vertus l'un disait qu'il était aimé de tout le monde sans intérêt; l'autre, qu'il était parvenu à être admiré sans envie; un troisième, qu'il était redouté de ses ennemis sans en être hai. Mais enfin ce que le roi sentit sur sa perte, et ce qu'il dit à la gloire de cet illustre mort, est le plus grand et le plus glorieux éloge de sa vertu. Les peuples répondirent à la douleur de leur prince; on vit, dans les villes par où son corps a passé, les mêmes sentiments que l'on avait vus autrefois dans l'empire romain, lorsque les cendres de Germanicus furent portées de la Syrie au tombeau des Césars. Les maisons étaient fermées; le triste et morne silence qui régnait dans les places publiques n'était interrompu que par les gémissements des habitants; les magistrats en deuil eussent volontiers prêté leurs épaules pour le porter de ville en ville; les prêtres et les religieux, à l'envi, l'accompagnaient de leurs larmes et de leurs prières; les villes, pour lesquelles ce triste spectacle était tout nouveau, faisaient paraître une douleur encore plus véhémente que ceux qui l'accompagnaient; et, comme si, en voyant son cercueil, on l'eût perdu une seconde fois, les cris et les larmes recommençaient.

MASCARON. Oraison funèbre de M. de Turenne.

MÊME SUJET.

Turenne meurt, tout se confond, la fortune chancelle, la victoire se lasse, la paix s'éloigne, les bonnes intentions des alliés se ralentissent, le courage des troupes est abattu par la douleur et ranimé par la vengeance, tout le camp demeure immobile; les blessés pensent à la perte qu'ils ont faite, et non aux blessures qu'ils ont reçues. Les pères mourants envoient leurs fils pleurer sur leur général mort. L'armée en deuil est occupée à lui rendre les devoirs funèbres; et la renommée, qui se plaît à répandre dans l'univers les accidents extraordinaires, va remplir toute l'Europe du récit

glorieux de la vie de ce prince, et du triste regret de sa mort.

Que de soupirs alors, que de plaintes, que de louanges retentissent dans les villes, dans la campagne! L'un, voyant croître ses moissons, bénit la mémoire de celui à qui il doit l'espérance de sa récolte; l'autre, qui jouit encore en repos de l'héritage qu'il a reçu de ses pères, souhaite une éternelle paix à celui qui l'a sauvé des désordres et des cruautés de la guerre : ici, l'on offre le sacrifice adorable de J.-C. pour l'âme de celui qui a sacrifié sa vie et son sang pour le bien public; là, on lui dresse une pompe funèbre, où l'on s'attendait de lui dresser un triomphe : chacun choisit l'endroit qui lui parait le plus éclatant dans une si belle vie; tous entreprennent son éloge; et chacun, s'interrompant lui-même par ses soupirs et par ses larmes, admire le passé, regrette le présent, et tremble pour l'avenir. Ainsi tout le royaume pleure la mort de son défenseur, et la perte d'un homme seul est une calamité publique.

FLECHIER. Oraisons funèbres.

MÊME SUJET.

(

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Il monta à cheval le samedi 1 à deux heures, après avoir mangé : et, comme il y avait bien des gens avec lui, il les laissa tous à trente pas de la hauteur où il voulait aller, et dit au petit d'Elbeuf: ‹ Mon neveu, demeurez là; vous ne faites que ‹ tourner autour de moi, vous me feriez recon‹ naître.› M. Hamilton, qui se trouva près de l'endroit où il allait, lui dit: Monsieur, venez par ici, on tirera du côté où vous allez. Monsieur, lui dit-il, vous avez raison je ne veux point du tout être tué aujourd'hui; cela sera le mieux du monde. Il eut à peine tourné son cheval, qu'il aperçut Saint-Hilaire, le chapeau à la main, qui lui dit: Monsieur, ‹ jetez les yeux sur cette batterie que je viens de faire placer là. M. de Turenne revint, et dans l'instant, sans être arrêté, il eut le bras et le corps fracassés du même coup qui emporta le bras et la main qui tenait le chapeau de SaintHilaire. Ce gentilhomme, qui le regardait toujours, ne le voit point tomber; le cheval l'emporte où il avait laissé le petit d'Elbeuf; il était penché le nez sur l'arçon. Dans ce moment le cheval s'arrête, le héros tombe entre les bras de ses gens; il ouvre deux fois de grands yeux et la bouche, et demeure tranquille pour jamais. Songez qu'il était mort, et qu'il avait une partie du cœur emportée.

127 juillet 1675. Turenne, né en 1611, avait été nommé maréchal de France le 17 novembre 1643, première année du Lègne de Louis XIV, (N. E. )

On crie, on pleure: M. d'Hamilton fait cesser ce bruit, et ôter le petit d'Elbeuf qui s'était jeté sur ce corps, qui ne voulait pas le quitter, et qui se pâmait de crier. On couvre le corps d'un manteau, on le porte dans une haie, on le garde à petit bruit. Un carrosse vient, on l'emporte dans sa tente: ce fut là où M. de Lorges, M. de Roye, et beaucoup d'autres, pensèrent mourir de douleur; mais il fallut se faire violence, et songer aux grandes affaires qu'on avait sur les bras. On lui a fait un service militaire dans le camp, où les larmes et les cris faisaient le véritable deuil : tous les officiers avaient pourtant des écharpes de crêpe; tous les tambours en étaient couverts; ils ne battaient qu'un coup, les piques traînantes et les mousquets renversés; mais ces cris de toute une armée ne peuvent pas se représenter sans que l'on en soit ému. Ses deux neveux étaient à cette pompe dans l'état que vous pouvez penser. M. de Roye, tout blessé, s'y fit porter; car cette messe ne fut dite que quand ils eurent repassé le Rhin. Je pense que le pauvre chevalier de Grignan était bien abîmé de douleur. Quand ce corps a quitté son armée, ç'a encore été une désolation, et partout où il a passé on n'entendait que des clameurs. Mais à Langres ils se sont surpassés; ils allèrent audevant de lui en habits de deuil, au nombre de plus de deux cents, suivis du peuple; tout le clergé en cérémonie. Il y eut un service solennel dans la ville; en un moment ils se cotisèrent tous pour cette dépense, qui monta à cinq mille franes, parce qu'ils reconduisirent le corps jusqu'à la première ville, et voulurent défrayer tout le train. Que dites-vous de ces marques naturelles d'une affection fondée sur un mérite extraordinaire? Il arriva à Saint-Denis ce soir; tous ses gens l'allèrent reprendre à deux lieues d'ici. Il sera dans une chapelle en dépôt; on lui fera un service à Saint-Denis, en attendant celui de Notre-Dame, qui sera solennel...

Ne croyez point que son souvenir soit déjà fini dans ce pays-ci ce fleuve qui entraîne tout n'entraîne pas sitôt une telle mémoire; elle est consacrée à l'immortalité. J'étais l'autre jour chez M. de La Rochefoucault, avec madame de Lavardin, madame de La Fayette, et M. de Marsillac. M. le prince y vint; la conversation dura deux heures sur les diverses qualités de ce véritable héros; tous les yeux étaient baignés de larmes, et vous ne sauriez croire combien la douleur de sa perte est profondément gravée dans les cœurs. Nous remarquions une chose, c'est que ce n'est pas depuis sa mort que l'on admire la grandeur de son cœur, l'étendue de ses lumières et l'élévation de son âme; tout le monde en était plein pendant sa vie, et vous

pouvez penser ce qu'y ajoute sa perte. Pour son ame, c'est encore un miracle qui vient de l'estime parfaite qu'on avait pour lui; il n'est pas tombé dans la tête d'aucun dévot qu'elle ne fût pas en bon état; on ne saurait comprendre que le mal et le péché pussent entrer dans son cœur ; sa conversion, si sincère, nous a paru comme un baptême; chacun conte l'innocence de ses mœurs, la pureté de ses intentions, son humilité éloignée de toute sorte d'affectation, la solide gloire dont il était plein, sans faste et sans ostentation, aimant la vertu pour elle-même, sans se soucier de l'approbation des hommes, une charité généreuse et chrétienne.

Mine DE SÉVIGNÉ. Lettres.

MORT DE HENRIETTE D'ANGLEterre.

Considérez ces grandes puissances que nous regardons de si bas pendant que nous tremblons sous leur main, Dieu les frappe, pour nous avertir. Leur élévation en est la cause, et il les épargne si peu qu'il ne craint pas de les sacrifier à l'instruction du reste des hommes. Chrétiens! ne murmurez pas si Madame a été choisie pour nous donner une telle instruction: il n'y a rien ici de rude pour elle, puisque, comme vous le verrez dans la suite, Dieu la sauve par le même coup qui nous instruit. Nous devrions être assez convaincus de notre néant; mais, s'il faut des coups de surprise à nos cœurs enchantés de l'amour du monde, celui-ci est assez grand et assez terrible. O nuit désastreuse! ò nuit effroyable! où retentit tout à coup, comme un éclat de tonnerre, cette étonnante nouvelle : Madame se meurt! Madame est morte! Qui de nous ne se sentit frappé à ce coup, comme si quelque tragique accident avait désolé sa famille? Au premier bruit d'un mal si étrange, on accourut à SaintCloud de toutes parts: on trouve tout consterné, excepté le cœur de cette princesse; partout on entend des cris; partout on voit la douleur et le désespoir, et l'image de la mort. Le roi, la reine, Monsieur, toute la cour, tout le peuple, tout est abattu, tout est désespéré; et il me semble que je vois l'accomplissement de cette parole du prophète Le roi pleurera, le prince sera désolé, et les mains tomberont au peuple de douleur et d'étonnement. ›

Mais et les princes et les peuples gémissaient en vain; en vain Monsieur, en vain le roi même tenait Madame serrée par de si étroits embrassements. Alors ils pouvaient dire l'un et l'autre, avec saint Ambroise: Stringebam brachia, sed

1 Rex lugebit, el princeps induetur mærore, el manus populi terræ conturbabuntur. EZECH., c. 7, v. 27.

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jam amiseram quam tenebam, je serrais les bras, mais j'avais déjà perdu ce que je tenais. La princesse leur échappait parmi des embrassements si tendres, et la mort plus puissante nous l'enlevait entre ces royales mains.

Quoi donc! elle devait périr sitôt ! Dans la plupart des hommes, les changements se font peu à peu, et la mort les prépare ordinairement à son dernier coup; Madame cependant a passé du matin au soir, ainsi que l'herbe des champs; le matin elle fleurissait, avec quelles grâces! vous le savez le soir nous la vimes séchée; et ces fortes expressions par lesquelles l'Écriture sainte exagère l'inconstance des choses humaines devaient être pour cette princesse si précises et si littérales!...

La voilà, malgré son grand cœur, cette princesse si admirable et si chérie! la voilà telle que la mort nous l'a faite! encore ce reste tel quel va-t-il disparaître; cette ombre de gloire va s'évanouir, et nous l'allons voir dépouillée même de cette triste décoration. Elle va descendre à ces sombres lieux, à ces demeures souterraines, pour y dormir sous la poussière avec les grands de la terre, comme parle Job, avec ces rois et ces princes anéantis, parmi lesquels à peine peut-on la placer, tant les rangs y sont pressés, tant la mort est prompte à remplir ces places! Mais ici notre imagination nous abuse encore; la mort ne nous laisse pas assez de corps pour occuper quelque place, et on ne voit là que les tombeaux qui fassent quelque figure: notre chair change bientôt de nature, notre corps prend un autre nom; même celui de cadavre, dit Tertullien, parce qu'il nous montre encore quelque forme humaine, ne lui demeure pas longtemps; il devient un je ne sais quoi qui n'a plus de nom dans aucune langue : tant il est vrai que tout meurt en lui, jusqu'à ces termes funèbres par lesquels on exprimait ces malheureux restes!

BOSSUET. Oraisons funèbres.

MODÈLE D'Exercice.

L'éloge funèbre de Henriette d'Angleterre ne présente ni de si grands intérêts, ni un tableau si vaste. C'est un pathétique plus doux, mais qui n'en est pas moins touchant. Peut-être même que le sort d'une jeune princesse, fille, sœur, et belle-sœur de rois, jouissant de tous les avantages de la grandeur et de tous ceux de la beauté, morte en quelques heures, à l'âge de vingt-six ans, par un accident affreux, et avec toutes les marques d'un empoisonnement, devait faire sur les âmes une impression encore plus vive que la chute d'un trône et la révolution d'un État. On sait que les malheurs imprévus nous frappent plus

que les malheurs qui se développent par degrés. Il semble que la douleur s'use dans les détails. D'ailleurs, les hommes ordinaires n'ont point de trône à perdre; mais leur intérêt ajoute à la pitié, quand un exemple frappant les avertit que leur vie n'est rien. On dirait qu'ils apprennent cette vérité pour la première fois; ear tout ce qu'on sent fortement est une espèce de découverte pour l'âme. On ne peut douter que Bossuet, en composant cet éloge funèbre, ne fût profondément affecté, tant il parle avec éloquence et de la misère et de la faiblesse de l'homme! Comme il s'indigne de prononcer encore les mots de grandeur et de gloire! Il peint la terre sous l'image d'un débris vaste et universel; il fait voir l'homme cherchant toujours à s'élever, et la puissance divine poussant l'orgueil de l'homme jusqu'au néant, et, pour égaler à jamais les conditions, ne faisant de tous qu'une même cendre: cependant Bossuet, à travers ces idées générales, revient toujours à la princesse; et tous ses retours sont des cris de douleur. On n'a point encore oublié, au bout de cent ans, l'impression terrible qu'il fit, lorsqu'après un morceau plus calme, il s'écria tout à coup O nuit désastreuse! ô nuit effroyable!

où retentit, comme un éclat de tonnerre, cette ‹ étonnante nouvelle : Madame se meurt! Ma1 dame est morte! Et quelques moments après, ayant parlé de la grandeur d'âme de cette princesse, tout à coup il s'arrête, et, montrant la tombe où elle était enfermée : « La voilà, malgré son grand cœur, cette princesse si admirée <et si chérie! la voilà telle que la mort nous l'a faite, etc... Puis tout à coup il craint d'en avoir trop dit. Il remarque que la mort ne nous laisse pas même occuper une place, et que l'espace n'est occupé que par les tombeaux. Il suit les débris de l'homme jusque dans sa tombe. Là, il fait voir une nouvelle destruction au delà de la destruction : l'homme, dans cet état, devient un je ne sais quoi qui n'a plus de nom dans aucune langue: tant il est vrai, s'écrie l'orateur, que tout meurt en lui, jusqu'à ces termes funèbres par lesquels on exprimait ses malheureux restes! Il est difficile, je crois, d'avoir une éloquence et plus forte, et plus abandonnée, et qui, avec je ne sais quelle familiarité noble, mêle autant de grandeur.

THOMAS. Essai sur les Éloges.

DOULEUR DE Mme DE LONGUEVILLE EN APPRENANT LA MORT DE SON FILS.

Madame de Longueville fait fendre le cœur, à

1 Parménion réveilla de même Alexandre le matin du jour de la bataille d'Arbelles. Parmenio intral tabernaculum,

ce qu'on dit je ne l'ai point vue; mais voici ce que je sais : Mademoiselle de Vertus était retournée depuis deux jours à Port-Royal, où elle est presque toujours. On est allé la querir avec M. Arnaud, pour dire cette terrible nouvelle. Mademoiselle de Vertus n'avait qu'à se montrer. Ce retour si précipité marquait bien quelque chose de funeste. En effet, dès qu'elle parut: Ah! mademoiselle, comment se porte monsieur mon frère? Sa pensée n'osa aller plus loin : Madame, il se porte bien de sa blessure. Et mon fils? On ne lui répondit rien. Ah! mademoiselle, mon fils, mon cher enfant, répondez-moi, est-il mort sur-le-champ? N'a-t-il pas eu un seul moment? Ah! mon Dieu, quel sacrifice! Et làdessus elle tombe sur son lit. Tout ce que la plus vive douleur peut faire, et par des convulsions, et par des évanouissements, et par un silence mortel, et par des cris étouffés, et par des larmes amères, et par des élans vers le ciel, et par des plaintes tendres et pitoyables, elle a tout éprouvé. Elle voit certaines gens; elle prend des bouillons, parce que Dieu le veut ; elle n'a aucun repos. Je lui souhaite la mort, ne comprenant pas qu'elle puisse vivre après une telle perte.

Mme DE SÉVIGNÉ. Lettres.

BATAILLE DE ROCROI.

A la nuit qu'il fallut passer en présence des ennemis, comme un vigilant capitaine, le duc d'Enghien reposa le dernier; mais jamais il ne reposa plus paisiblement. A la veille d'un si grand jour, et dès la première bataille, il est tranquille, tant il se trouve dans son naturel; et on sait que le lendemain, à l'heure marquée, il fallut réveiller d'un profond sommeil cet autre Alexandre 1. Le voyez-vous comme il vole ou à la victoire ou à la mort? Aussitôt qu'il eut porté de rang en rang l'ardeur dont il était animé, on le vit presque en même temps pousser l'aile droite des ennemis, soutenir la nôtre ébranlée, rallier les Français à demi vaincus, mettre en fuite l'Espagnol victorieux, porter partout la terreur, et étonner de ses regards étincelants ceux qui échappaient à ses coups.

Restait cette redoutable infanterie de l'armée d'Espagne, dont les gros bataillons serrés, semblables à autant de tours, mais à des tours qui sauraient réparer leurs brèches, demeuraient inébranlables au milieu de tout le reste en déroute, et lançaient des feux de toutes parts. Trois fois le jeune vainqueur s'efforça de rompre ces intrépides combattants trois fois il fut repoussé par le valeureux comte de Fontaines, qu'on voyait

:

sæpiusque nomine compellatum, quum voce non posset, tactu excitavit. Q. Curce, livre 4, ch. 13. (N. E.)

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