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nous trouverions vertueux, comme La Fontaine était philosophe sans s'en douter 1.

CHAMPFORT. Éloge de La Fontaine.

L'AUTEUR DU TÉLÉMAQUE.

On croirait que Fénélon a produit le Télémaque d'un seul jet; l'homme de lettres le plus exercé dans l'art d'écrire ne pourrait distinguer les moments où Fénélon a quitté et repris la plume, tant ses transitions sont naturelles, soit qu'il entraîne doucement par la pente de ses idées, soit qu'il fasse franchir avec lui l'espace que l'imagination agrandit et resserre à son gré. Jamais on n'aperçoit aucun effort; maître de sa pensée, il la voit sans nuages, il ne l'exprime pas, il la peint; il sent, il pense, et le mot suit avec les grâces, la noblesse et l'onction qui lui convient. Toujours coulant, toujours lié, toujours nombreux, toujours périodique, il connaît Ï'utilité de ces liaisons grammaticales, que nous laissons perdre, qui enrichissaient l'idiome du grec, et sans lesquelles il n'y aura jamais de style. On ne le voit pas recommencer à penser de ligne en ligne; traîner péniblement des phrases, tantôt précises, tantôt diffuses, où l'esprit trahit son embarras à chaque instant, et ne se relève que pour retomber. Son élocution pleine et harmonieuse, enrichie des métaphores les mieux suivies, des allégories les plus sublimes, des images les plus pittoresques, ne présente au lecteur que clarté, facilité, élégance et rapidité. Grand, parce qu'il est régulier, il ne se sert de la parole que pour exprimer ses idées, et n'étale jamais ce luxe d'esprit, qui, dans les lettres comme dans les États, n'annonce que l'indigence. Modèle accompli de la poésie descriptive, il multiplie ces comparaisons vastes qui supposent un génie observateur; et il flatte sans cesse l'oreille par les charmes de l'harmonie imitative. En un mot, Fénélon donne à la prose la couleur, la mélodie, l'accent, l'âme de la poésie; et son style, vrai, enchanteur, inimitable, trop abondant peut-être, ressemble à sa vertu.

Le cardinal MAURY.

BOSSUET ET FÉNÉLON.

On vit alors entrer en lice deux adversaires illustres, plutôt égaux que semblables: l'un, consommé depuis longtemps dans la science de l'Église, couvert des lauriers qu'il avait remportés

1 Voyez la seconde partie.

tant de fois en combattant pour elle contre les hérétiques; athlète infatigable que son âge et ses victoires auraient pu dispenser de s'engager dans un nouveau combat, mais dont l'esprit encore vigoureux et supérieur au poids des années, conservait dans sa vieillesse une partie de ce feu qu'il avait eu dans sa jeunesse : l'autre, plus jeune et dans la force de l'âge, moins connu par ses écrits, non moins célèbre par la réputation de son éloquence, et la hauteur de son génie, nourri et exercé depuis longtemps dans la matière qui faisait le sujet du combat, possédait parfaitement la langue des mystiques; capable de tout entendre, de tout expliquer, et de rendre plausible tout ce qu'il expliquait: tous deux longtemps amis, avant que d'être devenus rivaux : tous deux également recommandables par l'innocence de leurs mœurs, également aimables par la douceur de leur commerce, ornements de l'Église, de la cour, de l'humanité même : mais l'un, respecté comme le soleil couchant dont les rayons allaient s'éteindre avec majesté; l'autre, regardé comme un soleil levant qui remplirait un jour la terre de ses lumières, s'il pouvait sortir de l'espèce d'éclipse dans laquelle il s'était engagé.

MÊME SUJET.

D'AGUESSEAU.

Bossuet, après sa victoire, passa pour le plus savant et le plus orthodoxe des évêques; Fénélon, après sa défaite, pour le plus modeste et le plus

aimable des hommes. Bossuet continua de se faire admirer à la cour; Fénélon se fit adorer à Cam

bray et dans l'Europe.

Peut-être serait-ce ici le lieu de comparer les talents et la réputation de ces deux hommes également célèbres, également immortels. On pourrait dire que tous deux eurent un génie supérieur, mais que l'un avait plus de cette grandeur qui nous élève, de cette force qui nous terrasse; l'autre, plus de cette douceur qui nous pénètre et de ce charme qui nous attache. L'un fut l'oracle du dogme, l'autre celui de la morale; mais il paraît que Bossuet, en faisant des conquêtes pour la foi, en foudroyant l'hérésie, n'était pas moins occupé de ses propres triomphes que de ceux du christianisme; il semble au contraire Fénélon que parlait de la vertu comme on parle de ce qu'on aime, en l'embellissant sans le vouloir, et s'oubliant toujours, sans croire même faire un sacri

fice.

Leurs travaux furent aussi différents que leurs caractères. Bossuet, né pour les luttes de l'esprit et les victoires du raisonnement, garda même dans les écrits étrangers à ce genre cette tournure

mâle et nerveuse, cette vigueur de raison, cette rapidité d'idées, ces figures hardies et pressantes qui sont les armes de la parole. Fénélon, fait pour aimer la paix et pour l'inspirer, conserva sa douceur, même dans la dispute, mit de l'onction jusque dans la controverse, et parut avoir rassemblé dans son style tous les secrets de la persuasion.

Les titres de Bossuet dans la postérité sont surtout ses Oraisons funèbres et son Discours sur l'histoire. Mais Bossuet, historien et orateur, peut rencontrer des rivaux; le Télémaque est un ouvrage unique, dont nous ne pouvons rien rapprocher. Au livre des Variations, aux combats contre les hérétiques, on peut opposer le livre de l'Existence de Dieu, et les combats contre l'athéisme, doctrine funeste et destructive, qui dessèche l'âme et l'endurcit, qui tarit une des sources de la sensibilité, et brise le plus grand appui de la morale, arrache au malheur sa consolation, à la vertu son immortalité, glace le cœur du juste, en lui ôtant un témoin et un ami, et ne rend justice qu'au méchant qu'elle anéantit 1.

LA HARPE Éloge de Fénelon.

si nécessaire entre le rhythme et la pensée, semble regarder le reste comme un mérite subordonné, qu'il rencontre plutôt qu'il ne le cherche. L'un s'attache plus à finir le tissu dans son style, l'autre à en relever les couleurs. Dans l'un, le dialogue est plus lié; dans l'autre, il est plus rapide.

Dans Racine, il y a plus de justesse ; dans Voltaire, plus de mouvement. Le premier l'emporte pour la profondeur et la vérité; le second, pour la véhémence et l'énergie. Ici, les beautés sont plus sévères, plus irréprochables; là, elles sont plus variées, plus séduisantes. On admire dans Racine cette perfection toujours plus étonnante à mesure qu'elle est plus examinée; on adore dans Voltaire cette magie qui donne de l'attrait même à ses défauts. L'un vous parait toujours plus grand par la réflexion, l'autre ne laisse pas maître de réfléchir. Il semble que l'un ait mis son amourpropre à défier la critique, et l'autre à la désarmer.

Enfin, si l'on ose hasarder un résultat sur des objets livrés à jamais à la diversité des opinions, Racine, lu par les connaisseurs, sera regardé comme le poëte le plus parfait qui ait écrit: Voltaire, aux yeux des hommes rassemblés au théâtre, sera le génie le plus tragique qui ait régné sur la scène 2.

LE MÊME.

RACINE ET VOLTAIRE.

Tous deux ont possédé le mérite si rare de l'élégance continue et de l'harmonie, sans lequel, dans une langue formée, il n'y a point d'écrivain; mais l'élégance de Racine est plus égale, celle de Voltaire est plus brillante. L'une plaît davantage au goût, l'autre à l'imagination.

Dans l'un, le travail, sans se faire sentir, a effacé jusqu'aux imperfections les plus légères; dans l'autre, la facilité se fait apercevoir à la fois, et dans les beautés, et dans les fautes. Le premier a corrigé son style, sans en refroidir l'intérêt ; l'autre y a laissé des taches, sans en obscurcir l'éclat. Ici, les effets tiennent plus souvent à la phrase poétique; là, ils appartiennent plus à un trait isolé, à un vers saillant.

L'art de Racine consiste plus dans le rapprochement nouveau des expressions; celui de Voltaire, dans de nouveaux rapports d'idées. L'un ne se permet rien de ce qui peut nuire à la perfection, l'autre ne se refuse rien de ce qui peut ajouter à l'ornement. Racine, à l'exemple de Despréaux, a étudié tous les effets de l'harmonie, toutes les formes du vers, toutes les manières de le varier. Voltaire, sensible surtout à cet accord

DUCIS.

Après ce que nous avons vu du caractère indépendant de l'auteur d'Hamlet, qui, malgré son peu de fortune, refuse de Napoléon le riche manteau de sénateur, et s'enveloppe dans sa précieuse médiocrité, ne nous étonnons pas que la solitude féconde où s'étendait son âme, que son profond dédain du monde, quoique tempéré par ses sentiments religieux, donnât à ses dehors, naturellement imposants, à ses écrits surtout, quelque aspérité : un esprit si plein de séve et de vigueur devait avoir l'écorce du chêne. Si la qualification de poëte de la nature, et de Bridaine de la tragédie qu'il reçut de Thomas, est méritée 3, j'ai dû, préoccupé des grandes pensées, des figures énergiques et de l'onction persuasive du poëte-missionnaire, faire moins d'attention à sa parure quelque peu négligée, je veux dire au style qui, chez lui, n'est guère que l'habit et que l'ornement de la pensée. Comme ce style, d'ailleurs, a du moins l'avantage de la gravité, de la force, n'en estimons pas moins l'homme, pour quelques fautes d'élégance ou de goût. Il hait

1 voyez, en vers, même portrait.

2 Voyez ci-dessus, Corneille et Racine.

3 On peut voir précédemment, Discours el Morceaux ora

toires, quel était le caractère de l'éloquence du père Bridaine.

les connaisseurs l'ont avertie : tous deux enfin occupant au théâtre une place qui leur est propre et personnelle; Dufresny, par un mélange heureux de verve et de finesse, par un genre de gaieté qui n'est qu'à lui, et qu'il trouve néanmoins sans la chercher, par un style qui réveille toujours sans qu'on ose le prendre pour modèle, et qu'on ne doit ni blâmer ni imiter; Destouches, par une sagesse de composition et de pinceau qui n'ôte rien à l'action et à la vie de ses personnages, par un sentiment d'honnêteté et de vertu, qu'il sait répandre au milieu du comique même, par le talent de lier et d'opposer les scènes entre elles; enfin, par l'art plus grand encore d'exciter à la fois le rire et les larmes, sans qu'on se repente d'avoir ri, ni qu'on s'étonne d'avoir pleuré 1. D'ALEMBERT. Éloge de Destouches.

plus que tout la recherche et la gêne; et quand | rival, ne faisant rire la multitude qu'après que il ravit notre admiration par l'éclat de ses traits, par ses beautés sévères ou terribles, ce n'est point à l'art qu'il le doit. Il avoue quelque part qu'il est indisciplinable : disposition d'esprit qui ne le jeta que dans des écarts poétiques, grâce à ses principes et à la rectitude de son jugement. Renfermé dans les règles étroites de notre scène, il y est par moments contraint et froid : mais qu'une situation extraordinaire, que des sentiments sublimes ou touchants viennent échauffer sa verve; qu'à l'aspect du vice ou des crimes, le volcan qu'il porte dans son âme et s'allume et bouillonne, alors une chaleur pénétrante, un pathétique immense et désordonnément profond se répand dans ses vers et le place au rang des modèles; car il en est un alors, non-seulement d'éloquence et de force, mais encore d'élégance et de goût. On a dit que Ducis était de l'école de Crébillon et de Voltaire non; dans ses inspirations et quand il s'abandonne à son génie, il ne ressemble à aucun de ses devanciers, pas plus à Shakspeare qu'à Voltaire ou à Crébillon; il conserve son cachet propre, même quand il imite; et, s'il appartient alors à une école, on peut dire qu'il en a secoué la poussière. Une émotion puissante, écrit-il dans une de ses lettres, me transporte sur les hauteurs de mon sujet; j'aime à traverser des abîmes, à franchir des précipices, à découvrir des lieux où le pied de l'homme n'ait point imprimé sa trace. On sent qu'en examinant les ouvrages d'un semblable écrivain, vouloir s'arrêter à des vétilles tandis qu'il s'élance à travers les abîmes, c'eût été s'exposer à le perdre entièrement de vue.

Onésime LEROY. Études sur Ducis.

DUFRESNY ET DESTOUCHES.

Tous deux brillèrent à peu près dans le même temps sur la scène, et s'y distinguèrent par des qualités différentes et presque opposées Destouches, naturel et vrai, sans jamais être ignoble ou négligé ; Dufresny, original et neuf, sans cesser d'être vrai et naturel l'un, s'attachant à des ridicules plus apparents; l'autre, saisissant des ridicules plus détournés: le pinceau de Destouches plus égal et plus sévère; la touche de Dufresny plus spirituelle et plus libre: le premier, dessinant avec plus de régularité la figure entière; le second, donnant plus de trait et de jeu à la physionomie: Destouches, plus réfléchi dans ses plans, plus intelligent dans l'ensemble; Dufresny, animant par des scènes piquantes sa marche irrégulière et décousue. L'auteur du Glorieux, sachant plaire à la multitude et aux connaisseurs; son

FONTENELLE.

On sait que Fontenelle est le premier qui ait orné les sciences des grâces de l'imagination; mais, comme il le dit lui-même, il est très-difficile d'embellir ce qui ne doit l'être que jusqu'à un certain degré. Un tact très-fin, et pour lequel l'esprit ne suffit pas, a pu seul lui indiquer cette mesure. Fontenelle a surtout cette clarté qui, dans les sujets philosophiques, est la première des grâces. Son art de présenter les objets est pour l'esprit ce que le télescope est pour l'œil de l'observateur: il abrége les distances. L'homme peu instruit voit une surface d'idées qui l'intéresse; l'homme savant découvre la profondeur cachée sous cette surface. Ainsi il donne des idées à l'un, et réveille les idées de l'autre.

Pour la partie morale, Fontenelle a l'air d'un philosophe qui connaît les hommes, qui les observe, qui les craint, qui quelquefois les méprise, mais qui ne trahit son secret qu'à demi. Presque toujours il glisse à côté des préjugés, se tenant à la distance qu'il faut pour que les uns lui rendent justice, et que les autres ne lui en fassent pas un crime. Il ne compromet point la raison, ne la montre que de loin, mais la montre toujours.

A l'égard de sa manière (car il en a une), la finesse et la grâce y dominent, comme on sait, bien plus que la force; il n'est point éloquent, ne doit et ne veut point l'être, mais il attache et il plaît. D'autres relèvent les choses communes par des expressions nobles; lui, presque toujours, peint les grandes choses sous des images fami

1 Dufresny, contrôleur général des jardins de Louis XIV, était né à Paris en 1648. Il y mourut en 1724. (N. E.)

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fécond,

L'historien de la nature est grand, varié, majestueux comme elle; comme elle, il s'élève sans effort et sans secousse; comme elle, il descend dans les plus petits détails, sans être moins attachant ni moins beau. Son style se plie à tous les objets, et en prend la couleur : sublime, quand il déploie à nos regards l'immensité des êtres et les richesses de la création, quand il peint les révolutions du globe, les bienfaits ou les rigueurs de la nature orné quand il décrit, profond quand il analyse, intéressant lorsqu'il

nous raconte l'histoire de ces animaux devenus nos amis et nos bienfaiteurs. Juste envers ceux

qui l'ont précédé dans le même genre d'écrire, il loue Pline le naturaliste et Aristote, et il est plus éloquent que ces deux grands hommes. En un mot, son ouvrage est un des beaux monuments de ce siècle, élevé pour les âges suivants, et auquel l'antiquité n'a rien à opposer.

BUFFON ET LINNEUS.

LA HARPE.

L'histoire naturelle ne serait peut-être pas arrivée sitôt à la brillante destinée que ces sages préceptes lui préparaient, si deux des plus grands hommes qui aient illustré le dernier siècle n'avaient concouru, malgré l'opposition de leurs vues et de leur caractère, ou plutôt à cause de cette opposition même, à lui donner des accroissements aussi subits qu'étendus.

Linnæus et Buffon semblent en effet avoir possédé, chacun dans son genre, des qualités telles qu'il était impossible que le même homme les réunît, et dont l'ensemble était cependant nécessaire pour donner à l'étude de la nature une impulsion aussi rapide.

Tous deux passionnés pour leur science et pour

1 Voyez, en vers, même sujet.

la gloire, tous deux infatigables dans le travail, tous deux d'une sensibilité vive, d'une imagination forte, d'un esprit transcendant, ils arrivèrent tous deux dans la carrière armés des ressources d'une érudition profonde; mais chacun s'y traça une route différente, suivant la direction particulière de son génie. Linnæus saisissait avec finesse les traits distinctifs des êtres; Buffon en embrassait d'un coup d'œil les rapports les plus éloignés. Linnæus, exact et précis, se créait une langue à part pour rendre ses idées dans toute leur vigueur; Buffon, abondant et fécond, usait de toutes les ressources de la sienne pour développer l'étendue de ses conceptions. Personne mieux que Linnæus ne fit jamais sentir les beautés de détail dont le Créateur enrichit avec profusion tout ce qu'il a fait naître ; personne mieux que Buffon ne peignit jamais la majesté de la création, et la grandeur imposante des lois auxquelles elle est assujettie. Le premier, effrayé du chaos où l'incurie de ses prédécesseurs avait laissé l'histoire de la nature, sut, par des méthodes simples et par des définitions courtes et claires, mettre de l'ordre dans cet immense labyrinthe, et rendre facile la connaissance des êtres particuliers; le

second, rebuté de la sécheresse d'écrivains qui, pour la plupart, s'étaient contentés d'être exacts, sut nous intéresser à ces êtres particuliers par les prestiges de son langage harmonieux et poétique. Quelquefois fatigué de l'étude pénible de Linnæus, on vient se reposer avec Buffon; mais toujours, lorsqu'on a été délicieusement ému par ses tableaux enchanteurs, on veut revenir à Linnæus pour classer avec ordre ces charmantes images dont on craint de ne conserver qu'un souvenir confus; et ce n'est pas sans doute le moindre mérite de ces deux écrivains que d'inspirer continuellement le désir de revenir de l'un à l'autre, quoique cette alternative semble prouver et prouve en effet qu'il leur manque quelque chose à chacun.

CUVIER. Prospectus du Dict. des sciences naturelles.

DE FONTANES.

Toutes les opinions politiques de M. de Fontanes, ainsi que son talent, étaient empreintes de la douce influence des lettres, et se liaient aux souvenirs de leur plus illustre époque. Il aimait la royauté comme l'antique protectrice, comme la noble amie des arts et du génie français. Il aimait son pays comme une terre de gloire, patrie naturelle de tous les talents, fertile en guerriers, en grands hommes; donnant à l'Europe sa langue, ses lois et ses mœurs ; quelquefois heureuse avec imprudence, malheureuse avec dignité; et, dans

toutes les fortunes, puissante par l'illustration de tant de souvenirs, parmi lesquels il retrouvait cette splendeur des lettres qui lui était si chère.

Nul talent n'eut un caractère à la fois plus classique et plus personnel à l'auteur. M. de Fontanes avait porté l'élégance jusqu'au point où elle devient une création littéraire. Un petit nombre d'écrits marqués de cette empreinte heureuse et rare suffisaient à sa renommée. Il intéressait par son style, par cette poésie naturelle avec art, correcte avec nouveauté, qui reproduisait la ressemblance, et non pas l'imitation des modèles. Dans son éloquence, dont les formes faciles et pures annonçaient une langue si polie, il avait mêlé quelque chose de poétique et d'élevé qui rappelait les grands orateurs sacrés du dix-septième siècle. Ses vers, d'un tour noble, harmonieux, concis, se portaient naturellement sur les pensées religieuses; ils en recevaient l'inspiration. Majestueuse et rapide dans l'épitre où il a célébré l'éloquence des livres saints, cette inspiration est attendrissante et naïve dans le poëme de la Chartreuse; une tristesse pleine de douceur et de poésie anime cette espèce d'élégie la mélodie des paroles s'y confond avec l'émotion de l'âme ; et l'on croit entendre au loin quelques sons à peine affaiblis de la lyre de Racine.

M. de Fontanes travaillait avec soin ses beaux vers; un goût difficile l'a ramené sur plusieurs ouvrages de la jeunesse, qu'il a refaits et embellis. Souvent il se plaisait à lutter contre les poëtes de l'antiquité, et ses fragments de traductions sont des chefs-d'œuvre, dont il n'a pas toujours réclamé la gloire. Combien ne devait-on pas espérer que ses loisirs produiraient encore d'heureux fruits pour les lettres ! Il avait lu, à l'Académie française, des odes dont l'élévation et l'harmonie rappellent l'école de Rousseau. On savait qu'il avait souvent repris avec ardeur l'entreprise d'un poëme sur la Grèce délivrée, sujet d'un favorable augure pour les amis de la gloire et des arts. Plusieurs chants étaient achevés avec cette perfection de détails qu'il ne séparait pas de l'imagination poétique.

Il était plus que jamais occupé par la passion de l'étude, et par la verve du talent. Cette impression répandait sur ses entretiens et dans tous les traits de son caractère un charme d'enthousiasme, de naturel et de bonté qui lui était par

ticulier. On voyait de toutes parts en lui l'homme supérieur et l'excellent homme; on voyait une âme dont tous les sentiments étaient généreux et rapides comme les instincts mêmes du talent. Jamais on ne réunit à plus de vivacité une tolérance plus aimable. Personne ne concevait mieux toutes les opinions désintéressées et sincères. Personne n'appréciait davantage la fidélité à d'autres amitiés que la sienne. Mais surtout quelle grâce et quel feu dans ses discours, lorsqu'il parlait des grands modèles de notre admirable littérature! Quel sentiment délicat ! quelles ingénieuses applications de leurs beautés ! quelle mémoire éloquente!

Même après la première atteinte d'un mal funeste, ses amis l'ont vu libre d'inquiétudes, rendu tout entier à la vie, revenant à ses souvenirs de littérature et d'éloquence, et l'âme ardente, attentive, récitant quelques vers de nos grands poëtes, dont son imagination était sans cesse entretenue. Il allait publier un de ses premiers ouvrages, qu'il avait revu avec tout l'effort et toute l'expérience du talent, et qui devait soutenir une honorable rivalité; son imagination était tout occupée de ces heureuses et paisibles idées qu'inspirent les lettres hélas ! l'ouvrage qu'il venait d'achever devait paraître trop tard pour lui-même; et cet heureux retour vers les poétiques inspirations de sa jeunesse avait été son dernier adieu à la vie. Une entière sécurité de quelques heures fut suivie d'un danger sans espérance; et, au milieu des promesses divines de la religion, ses dernières pensées, obscurcies des ombres de la mort, n'eurent que peu de temps pour s'arrêter sur la douleur de sa respectable épouse et de sa fille qu'il léguait en mourant à l'auguste intérêt du roi.

Puissent les regrets du public s'attacher longtemps à une si honorable mémoire, et récompenser ainsi ce beau caractère, dont toutes les vertus étaient des mouvements du cœur; et ce beau talent que l'on doit admirer comme un modèle de goût et d'élévation, ou plutôt qu'il faut pleurer maintenant, puisqu'il était l'expression et la vive image de celui que nous avons perdu, dé cette âme si bienveillante, si généreuse, si supérieure à l'envie, et si naturellement passionnée pour tout ce qu'il y a de grand et de bon sur la terre!

VILLEMAIN. Discours de réception à
Académie française.

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