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traits, de quelles couleurs il peint les personnages qui se sont montrés avec éclat dans l'administration des empires, ou dans les factions, les cabales, et les troubles civils! La religion et la politique sont les deux grands pivots sur lesquels roulent principalement toutes les choses humaines ce sont les deux intérêts qui touchent le plus puissamment les hommes; et ces deux intérêts, étroitement rapprochés entre eux, et se fortifiant en quelque façon l'un par l'autre, sont les ressorts toujours agissants de l'éloquence de Bossuet ils animent sans cesse ses discours; sans cesse ils lui fournissent des considérations contrastées qui répondent à toutes les oppositions du cœur, et qui sont bien supérieures à ces antithèses de l'art, propres uniquement à flatter l'esprit, ou à séduire l'oreille. Marchant à grands pas, comme s'exprime saint Chrysostome, sur les hauteurs de la religion, tantôt il lève ses regards vers le ciel, tantôt il les reporte et les rabaisse vers la terre; il semble tantôt converser avec les puissances célestes, tantôt interroger les destinées du monde visible; tout à la fois prophète, Père de l'Église, grand politique, historien sublime, Bossuet est un des hommes qui ont le mieux compris tout ensemble et les affaires humaines et les choses divines, et le christianisme et la politique; cette double science est sans contredit une des sources de cette éloquence singulière, qui le caractérise et qui le place hors de toute comparaison, comme elle l'élève au-dessus de toute rivalité.

L'inspiration perpétuelle qui l'agite, et qui semble le troubler, cet enthousiasme qui se communique au lecteur, et qui l'enivre lui-même, a pu faire croire que la marche oratoire de Bossuet était beaucoup plus impétueuse que régulière, et qu'il a mis dans ses discours moins de méthode que de génie. Sa méthode, en effet, est peu sensible, mais elle n'en est pas moins réelle.

Les plans de Bossuet, dans ses Oraisons funèbres, sont simples aussi bien que ses textes; mais, si l'on veut y faire attention, on reconnaîtra qu'il les suit avec scrupule, qu'il en remplit toutes les divisions, qu'il en creuse également toutes les parties, et que jamais, dans les mouvements les plus inattendus de son essor, il ne perd de vue la route qu'il s'est tracée. Cette espèce de découverte est même une satisfaction tranquille que la lecture réfléchie de ses chefs-d'œuvre ajoute au ravissement qu'ils causent d'abord, et au charme tumultueux des premières impressions. On aime à voir que, dans cette tourmente du génie, il est toujours sûr de sa marche, il reste toujours maître de lui-même. L'idée de sa puissance s'en accroît, et il semble que l'ascen

dant qu'il exerce en soit plus légitime et plus doux.

Quelques amateurs du fini, qui le confondent avec la perfection, parce que ces deux mots, au premier coup d'œil, présentent à peu près la même idée, voudraient faire à Bossuet un reproche sérieux de plusieurs défauts qu'ils remar quent dans son élocution; mais le concevrait-on avec une élégance plus soutenue, avec une correction plus sévère, avec une harmonie plus scrupuleuse? Tout ce qui paraîtrait appartenir plus particulièrement à l'art, ne semblerait-il pas en quelque sorte pris sur son génie? Où serait cet air d'improvisation, d'inspiration soudaine qui leur est propre, et qu'on retrouve toujours avec tant de plaisir dans ses ouvrages même les plus travaillés?

La médiocrité soigneuse peut atteindre au fini; mais elle est toujours loin de la perfection; le génie, même avec des fautes, peut en être voisin, parce qu'il réunit un plus grand nombre des conditions qui la constituent; à peine s'aperçoit-on de ce qui manque à Bossuet; on n'est frappé que des beautés extraordinaires qui de toutes parts éclatent dans ses compositions, et ce que son style peut quelquefois offrir de défectueux semble même concourir, à l'effet et à l'illusion oratoire : ce sont les choses qui occupent cet esprit grave, sublime et dominateur; le soin minutieux des mots paraîtrait le dégrader; plus il travaillerait à contenter l'oreille, moins il serait sûr de l'empire qu'il veut et qu'il doit exercer sur l'àme. Quelle richesse d'ailleurs, quelle énergie dans ce style, qui n'emprunte qu'à la pensée dont il est l'image la plus vive et la plus naturelle, ses teintes et ses parures! quelle variété de mouvements! quelle abondance et quelle magnificence de tableaux! quel trésor d'expressions fortes, pittoresques, animées, et, pour ainsi dire, vivantes! quelle franche et måle harmonie! Sans les chefs-d'œuvre de Bossuet, connaitrions-nous toute la puissance de notre langue? Ce grand orateur n'en a-t-il pas révélé les ressources, découvert tous les moyens, montré toute l'étendue? Qu'elle est belle, cette langue, dans les mouvements d'une telle éloquence! qu'elle a de majesté ! Mais c'est un fonds dont le génie de Bossuet n'a fait qu'exploiter les richesses: il n'eût pas à ce degré fertilisé un idiome stérile et pauvre; s'il semble s'être approprié, par le droit d'une sorte de création, tout ce qu'il a su y trouver, si l'on dit qu'il s'est fait une langue particulière qu'on nomme la langue de Bossuet, il est vrai de dire aussi que ce langage qui lui appartient n'est qu'un résultat des combinaisons merveilleuses auxquelles pouvait se plier avec succès l'heureuse nature de notre commun idiome. Il a tiré l'or de la mine; mais la mine existait il a couvert le sol de moissons brillantes:

mais le champ était fécond; et le sentiment de l'orgueil national est doublé, quand on réfléchit que, si notre langue dut beaucoup à Bossuet, le génie et la gloire de cet homme prodigieux doivent également beaucoup à notre langue, accusée de faiblesse par quelques étrangers qui ne la connaissent pas, et même par quelques Français qui l'écrivent mal.

DUSSAULT. Notice sur Bossuel.

formée de l'harmonie et de l'art d'Isocrate, de la tournure ingénieuse de Pline, de la brillante imagination d'un poëte, et d'une certaine lenteur imposante qui ne messied peut-être pas à la gravité de la chaire, et qui était assortie à l'organe de l'orateur.

THOMAS.

FLÉCHIER.

On a souvent comparé Fléchier avec Bossuet : je ne sais s'ils furent rivaux dans leur siècle, mais aujourd'hui ils ne le sont pas. Fléchier possède bien plus l'art et le mécanisme de l'éloquence, qu'il n'en a le génie. Il ne s'abandonne jamais, il n'a aucun de ces mouvements qui annoncent que l'orateur s'oublie, et prend parti dans ce qu'il raconte. Son défaut est de toujours écrire, et de ne jamais parler. Je le vois qui arrange méthodiquement une phrase et en arrondit les sons. Il marche ensuite à une autre; il y applique le compas; et de là à une troisième. On remarque et l'on sent tous les repos de son imagination; au lieu que les discours de son rival, et peutêtre tous les grands ouvrages d'éloquence, sont, ou paraissent du moins, comme ces statues de bronze que l'artiste a fondues d'un seul jet.

Après avoir vu les défauts de cet orateur, rendons justice à ses beautés. Son style, qui n'est jamais impétueux et chaud, est du moins toujours élégant. Au défaut de la force, il a la correction et la grâce. S'il lui manque de ces expressions originales, et dont quelquefois une seule représente une masse d'idées, il a ce coloris toujours égal qui donne de la valeur aux petites choses, et qui ne dépare point les grandes. I n'étonne presque jamais l'imagination, mais il la fixe. Il emprunte quelquefois de la poésie, comme Bossuet, mais il en emprunte plus d'images, et Bossuet plus de mouvement. Ses idées ont rarement de la hauteur, mais elles sont toujours justes, et quelquefois ont cette finesse qui réveille l'esprit, et l'exerce sans le fatiguer. Il paraît avoir une connaissance profonde des hommes; partout il les juge en philosophe, et les peint en orateur. Enfin, il a le mérite de la double harmonie, soit de celle qui, par le mélange et l'heureux enchaînement des mots, n'est destinée qu'à flatter et à séduire l'oreille, soit de celle qui saisit l'analogie des nombres avec le caractère des idées, et qui, par la douceur ou la force, la lenteur ou la rapidité des sons, peint à l'oreille en même temps que l'image peint à l'esprit.

En général, l'éloquence de Fléchier paraît être

Bossuet et FLÉCHIER, SUR LE MÊME SUJET. Bossuet et Fléchier ne se trouvèrent que deux fois dans une concurrence directe, encore les occasions furent-elles peu dignes d'une pareille rivalité la vie de la reine Marie-Thérèse d'Autriche, presque entièrement consacrée à des pratiques de dévotion, celle de Le Tellier, qui fut la créature du cardinal Mazarin, et qui porta dans les affaires plus de souplesse et d'exactitude que d'élévation et de génie, n'offraient pas de très-heureuses ressources à l'éloquence; c'est toutefois un intéressant et utile spectacle, un bel objet d'étude, de voir Bossuet et Fléchier luttant corps à corps, même dans une lice trop étroite pour qu'ils pussent y déployer tous leurs moyens et toutes leurs forces : c'est un piquant et instructif examen que celui des détails particuliers où ils se rapprochent le plus l'un de l'autre ; c'est une comparaison supérieure à tous les parallèles généraux, que celle qui s'établit, sur des bases si positives, entre deux compositions de deux orateurs s'exerçant en même temps sur le même sujet; rien n'est plus propre à faire sentir en quoi ils different, en quoi ils se ressemblent : on pourrait dire qu'il n'y a pas de petits sujets pour Bossuet, ni de matière stériles Fléchier; l'un agrandit tout par ses vues, l'autre fertilise tout par ses combinaisons la conception de l'un est plus haute; il place les choses dans un plus grand ensemble, dans un plus vaste cadre; il les rattache à des considérations plus élevées, plus étendues : l'autre circonscrit sa pensée, et la restreint dans les bornes d'un plan vulgaire, sans lui permettre d'aller, par d'heureuses excursions, s'enrichir hors des limites qu'il lui a tracées; sûr de son art, il semble ne vouloir puiser que dans cette source qu'il trouve toujours abondante, et n'ambitionner d'autre succès que d'en montrer l'intarissable fécondité. Le style du premier est plus naturel, plus pittoresque, plus animé, plus plein, plus rapide et plus profond; le style du second est plus pur, plus régulier, plus soigné, plus égal. Bossuet parle souvent un langage qui n'est qu'à lui; il dompte et fait fléchir sous sa puissance l'idiome national qu'il traite, pour ainsi dire, en esclave; Fléchier ne s'étudie qu'à polir et perfectionner la langue commune, qu'il semble avoir

pour

prise sous sa tutelle, et qu'il a dotée de tous les trésors de l'harmonie périodique. Une circonstance digne de remarque, relativement à l'une des deux oraisons funèbres qui ont amené ces réflexions, c'est qu'elle fut prononcée devant Bossuet lui-même, qui, malgré la conscience de sa superiorité habituelle, dut prêter une oreille bien attentive à ce discours, où son concurrent, après avoir combattu directement contre lui dans l'oraison funèbre précédente, venait de nouveau présenter, en quelque sorte, le défi de l'éloquence à un rival qu'il rencontrait parmi ses auditeurs mêmes et ses juges.

DUSSAULT. Nolice sur Bossuet.

BOURDALOUE.

Ce qui me ravit, ce qu'on ne saurait assez préconiser dans les sermons de l'éloquent Bourdaloue, c'est qu'en exerçant le ministère apostolique, cet orateur plein de génie se fait presque toujours oublier lui-même, pour ne s'occuper que de l'instruction et des intérêts de ses auditeurs; c'est que, dans un genre trop souvent livré à la déclamation, il ne se permet pas une seule phrase inutile à son sujet, n'exagère jamais aucun des devoirs du christianisme, ne change point en préceptes les simples conseils évangéliques, et que sa morale, constamment réglée par la sagesse, éclairée de ses principes, peut et doit toujours être réduite en pratique; c'est la fécondité inépuisable de ses plans qui ne se ressemblent jamais, et l'heureux talent de disposer ses raisonnements avec cet ordre savant dont parle Quintilien, lorsqu'il compare l'habileté d'un grand écrivain qui règle la marche de son discours à la tactique d'un général qui range son armée en bataille; c'est cette puissance de dialectique, cette marche didactique et ferme, cette force toujours croissante, cette logique exacte et serrée, disons mieux, cette éloquence continue du raisonnement qui dévoile et combat les sophismes, les contradictions, les paradoxes, et forme de l'ordonnance de ses preuves un corps d'instruction, où tout est également plein, lié, soutenu, assorti, où chaque pensée va au but de l'orateur qui tend toujours, en grand moraliste, au vrai et au solide, plutôt qu'au brillant et au sublime du sujet; c'est cette véhémence accablante et néanmoins pleine d'onction, dans la bouche d'un accusateur qui, en plaidant contre vous au tribunal de votre conscience, vous force à chaque instant de prononcer en secret le jugement qui vous condamne ; c'est la perspicacité avec laquelle il fonde tous nos devoirs sur nos intérêts, et cet art si persuasif, qu'on ne voit guère que dans ses

sermons, de convertir les détails des mœurs en preuves de la vérité qu'il veut établir; c'est cette abondance de génie qui ne laisse rien à imaginer au lecteur par delà chacun de ses discours, quoiqu'il en ait composé au moins deux, souvent trois, quelquefois quatre sur la même matière, et qu'on ne sache souvent, après les avoir lus, auquel de ces sermons il faut donner la préférence; c'est cette sûreté et cette opulence de doctrine qui font de chacune de ses instructions un traité savant et oratoire de la matière dont elles sont l'objet; c'est la simplicité d'un style nerveux et touchant, naturel et noble, lumineux et concis, où rien ne brille que par l'éclat de la pensée, où règne toujours le goût le plus sévère et le plus pur, et où l'on n'aperçoit jamais aucune expression ni emphatique, ni rampante; c'est cette pénétrante sagacité qui creuse, approfondit, féconde, épuise chaque sujet, c'est cette compréhension vaste et profonde qu'il ne partage qu'avec saint Augustin et Bossuet, pour saisir dans l'Evangile, et y embrasser d'un coup d'œil, les lois, l'ensemble, l'esprit et tous les rapports de la morale chrétienne; c'est la série de ses tableaux, de ses preuves, de ses mouvements, la connaissance la plus étendue et la plus exacte de la religion, l'usage imposant qu'il fait de l'Écriture, l'à-propos des citations non moins frappantes que naturelles qu'il emprunte des Pères de l'Église, et dont il tire un parti plus neuf, plus concluant, plus heureux, que n'a jamais fait aucun autre orateur chrétien.

Enfin, je ne puis lire les ouvrages de ce grand homme, sans me dire à moi-même, en y désirant quelquefois, j'oserai l'avouer avec respect, plus d'élan à sa sensibilité, plus d'ardeur à son génie, plus de ce feu sacré qui embrasait l'âme de Bossuet, surtout plus d'éclat et de souplesse à son imagination: Voilà donc, si l'on y ajoute ce beau idéal, jusqu'où le génie de la chaire peut s'élever, quand il est fécondé et soutenu par un travail immense !

Le cardinal MAURY. Essai sur l'éloquence.}

MASSILLON.

Il excelle dans la partie de l'orateur qui seule peut tenir lieu de toutes les autres, dans cette éloquence qui va droit à l'âme, mais qui l'agite sans la renverser, qui la consterne sans la flétrir, et qui la pénètre sans la déchirer. Il va chercher au fond du cœur ces replis cachés où les passions s'enveloppent, ces sophismes secrets dont elles savent si bien s'aider pour nous aveugler et nous séduire. Pour combattre et détruire ces sophismes, il lui suffit presque de les développer avec une onction si affectueuse et si tendre, qu'il subjugue

moins qu'il n'entraîne, et qu'en nous offrant même la peinture de nos vices, il sait encore nous attacher et nous plaire.

Sa diction, toujours facile, élégante et pure, est partout de cette simplicité noble, sans lalaquelle il n'y a ni bon goût, ni véritable éloquence; simplicité qui, réunie dans Massillon à l'harmonie la plus séduisante et la plus douce, en emprunte encore des grâces nouvelles ; et, ce qui met le comble au charme que fait éprouver ce style enchanteur, on sent que tant de beautés ont coulé de source, et n'ont rien coûté à celui qui les a produites. Il lui échappe même quelquefois, soit dans les expressions, soit dans les tours, soit dans la mélodie si touchante de son style, des négligences qu'on peut appeler heureuses, parce qu'elles achèvent de faire disparaître non-seulement l'empreinte, mais jusqu'au soupçon du travail. C'est par cet abandon de lui-même que Massillon se faisait autant d'amis que d'auditeurs; il savait que plus un orateur paraît occupé d'enlever l'admiration, moins ceux qui l'écoutent sont disposés à l'accorder, et que cette ambition est l'écueil de tant de prédicateurs qui, chargés, si on se peut exprimer ainsi, des intérêts de Dieu même, veulent y mêler les intérêts si minces de leur vanité.

D'ALEMBERT. Éloge de Massillon.

PASCAL.

Cet homme extraordinaire, qui remplit une vie si courte de tant de prodiges, sans parler de sa gloire dans les sciences, sans répéter l'éloge de ce chef-d'œuvre des Provinciales pour qui la frivolité du sujet n'a point affaibli l'admiration, n'a-t-il pas marqué toute sa force dans les pages détachées de l'ouvrage qu'il préparait, et dont Pope a su recueillir les grands traits épars 1?

Où se trouve, où se trouvera jamais le secret de ce style qui, rapide comme la pensée, nous la montre si naturelle et si vivante, qu'il semble former avec elle un tout indestructible et nécessaire? L'expression de Pascal est à la fois audacieuse et simple, pleine et précise, sublime et naïve. Ne semble-t-il pas choisir à dessein les termes les plus familiers, bien sûr de les élever jusqu'à lui, et de leur imprimer toute la majesté de son génie ?

Quel est ce raisonnement vigoureux qui poursuit une idée jusque dans ses derniers résultats,

1 Au moment de sa mort, Pascal préparait un immense travail sur la vérité de la religion. Il voulut y ramener l'homme en lui prouvant sa faiblesse, et en le forçant de recourir à une révélation par le sentiment de son impuissance. (N. E.)

et ne l'abandonne qu'après l'avoir forcée de donner tout ce qu'elle contient ? On conçoit l'éloquence de Bossuet, empruntant à la poésie de riches images, et ce ton de l'homme inspiré qui, placé entre le ciel et la terre, veut émouvoir un grand peuple. Quelques orateurs ont osé suivre de loin, imiter Bossuet qui tentera d'imiter Pascal? Son style ne ressemble à celui d'aucun écrivain ancien ou moderne; et, chose étonnante! il est peut-être le seul génie original que le goût n'ait presque jamais le droit de reprendre : non qu'il semble chercher la correction et la pureté, mais ses idées lui obéissent si bien, qu'elles se manifestent nécessairement sous les formes qui leur conviennent le mieux.

DE FONTANES. Discours préliminaire de la traduction de l'Essai sur l'homme.

MÊME SUJET.

Il y avait un homme qui, à douze ans, avec des barres et des ronds, avait créé les mathématiques ; qui, à seize, avait fait le plus savant traité des coniques qu'on eût vu depuis l'antiquité; qui, à dix-neuf, réduisit en machine une science qui existe tout entière dans l'entendement 2; qui, à vingt-trois, démontra les phénomènes de la pesanteur de l'air, et détruisit une des grandes erreurs de l'ancienne physique; qui, à cet âge où les autres hommes commencent à peine de naître, ayant achevé de parcourir le cercle des sciences humaines, s'aperçut de leur néant, et tourna toutes ses pensées vers la religion; qui, depuis ce moment jusqu'à sa mort, arrivée dans sa trenteneuvième année, toujours infirme et souffrant, fixa la langue qu'ont parlée Bossuet et Racine, donna le modèle de la plus parfaite plaisanterie, comme du raisonnement le plus fort; enfin qui, dans le court intervalle de ses maux, résolut, en se privant de tous les secours, un des plus hauts problèmes de géométrie 3, et jeta au hasard sur le papier des pensées qui tiennent autant de Dien que de l'homme. Cet effrayant génie se nommait Blaise Pascal.

CHATEAUBRIAND. Génie du Christianisme.

BOILEAU DESPRÉAUX.

Quand il parut, la poésie retrouva ce style qu'elle avait perdu depuis les beaux jours de Rome; ce style toujours clair, toujours exact,

2 Le Traité de la roulette, ou la machine arithmétique. (N. E.)

3 Le problème proposé par le père Marsenne, dont il publia la solution en 1649. (N. E.)

qui n'exagère ni n'affaiblit, n'omet rien de nécessaire, n'ajoute rien de superflu, va droit à l'effet qu'il veut produire, ne s'embellit que d'ornements accessoires puisés dans le sujet, sacrifie l'éclat à la véritable richesse, joint l'art au naturel, et le travail à la facilité; qui, pour plaire toujours davantage, s'allie toujours de plus près au bon sens, et s'occupe moins de surprendre les applaudissements que de les justifier; qui fait sentir enfin, et prouve à chaque instant, cet axiome éternel: Rien n'est beau que le vrai.

La réunion de ces qualités si rares prouve que Despréaux avait plus d'étendue dans l'esprit que ne l'ont cru des juges sévères. On s'est plaint de ne point trouver dans ses écrits l'expression du sentiment; mais était-elle nécessaire aux genres qu'il a choisis? Il mérite de nouveaux éloges pour s'être renfermé dans les bornes de son talent: tant de bons écrivains ont eu la faiblesse d'en sortir! Il emploie toujours le degré de verve nécessaire à son sujet. Pourquoi donc l'a-t-on accusé de froideur? Les jeunes gens qui aiment l'exagération, lui ont fait souvent ce reproche. Plusieurs ont à expier des jugements précipités sur ce législateur du goût: heureux ceux qui se désabusent de bonne heure! Despréaux n'a pas sans doute la philosophie de Pope, qu'il égale au moins par le style. On ne peut guère exiger qu'il s'élevât au-dessus des idées de son siècle; les siennes ne sont point inférieures à celles des moralistes ses contemporains, si l'on excepte La Fontaine et Molière. Combien de vers des épîtres à Lamoignon, à Guilleragues, à Seignelay, sont devenus proverbes, et se répètent tous les jours! Il faut bien qu'ils n'expriment pas des idées triviales. L'épitre au grand Arnauld n'a-t-elle pas un but très-moral, malgré les réflexions critiques d'un littérateur très-distingué ? Pour se convaincre de l'utilité de ce sujet, qu'on ouvre les Confessions de JeanJacques Rousseau : toutes les fautes dont il s'accuse naissent de la mauvaise honte. Que d'hommes trouveraient le même résultat, en interrogeant leur conduite! Cependant il faut avouer que Despréaux n'a pas traité les sujets de morale avec la même profondeur que le poëte anglais. Il avait moins d'élévation dans les idées; mais il compense bien ce désavantage par l'excellence de son goût et la justesse de son esprit.

DE FONTANES. Discours préliminaire de la traduction de l'Essai sur l'homme.

LA BRUYÈRE.

La Bruyère est meilleur moraliste, et surtout bien plus grand écrivain que La Rochefoucauld;

1 Marmontel.

il y a peu de livres en aucune langue où l'on trouve une aussi grande quantité de pensées justes, solides, et un choix d'expressions aussi heureux et aussi varié. La satire est chez lui bien mieux entendue que dans La Rochefoucauld; presque toujours elle est particularisée, et remplit le titre du livre: ce sont des caractères; mais ils sont peints supérieurement. Ses portraits sont faits de manière que vous les voyez agir, parler, se mouvoir, tant son style a de vivacité et de mouvement. Dans l'espace de peu de lignes, il met ses personnages en scène de vingt manières différentes ; et en une page il épuise tous les ridicules d'un sot, ou tous les vices d'un méchant, ou toute l'histoire d'une passion, ou tous les traits d'une ressemblance morale. Nul prosateur n'a imaginé plus d'expressions nouvelles, n'a créé plus de tournures fortes ou piquantes. Sa concision est pittoresque et sa rapidité lumineuse. Quoiqu'il aille vite, vous le suivez sans peine : il a un art particulier pour laisser souvent dans sa pensée une espèce de réticence qui ne produit pas l'embarras de comprendre, mais le plaisir de deviner, en sorte qu'il fait, en écrivant, ce qu'un ancien prescrivait pour la conversation; il vous laisse encore plus content de votre esprit que du sien.

LA HARPE. Cours de littérature, t. vii, p. 271.

DESCARTES ET NEWTON.

Les deux grands hommes qui se trouvent dans une si grande opposition ont eu de grands rapports. Tous deux ont été des génies du premier ordre, nés pour dominer sur les autres esprits, et pour fonder des empires. Tous deux, géomètres excellents, ont vu la nécessité de transporter la géométrie dans la physique. Tous deux ont fondé leur physique sur une géométrie qu'ils ne tenaient presque que de leurs propres lumières. Mais l'un, prenant un vol hardi, a voulu se placer à la source de tout, se rendre maître des premiers principes par quelques idées claires et fondamentales, pour n'avoir plus qu'à descendre aux phénomènes de la nature, comme à des conséquences nécessaires. L'autre, plus timide ou plus modeste, a commencé sa marche par s'appuyer sur les phénomènes, pour remonter aux principes inconnus, résolu de les admettre, quels que les pût donner l'enchaînement des conséquences. L'un part de ce qu'il entend nettement, pour trouver la cause de ce qu'il voit; l'autre part de ce qu'il voit, pour en trouver la cause, soit claire, soit obscure. Les principes évidents de l'un ne le conduisent pas toujours aux phénomènes tels qu'ils sont ; les phénomènes ne con

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