Page images
PDF
EPUB

sien, et se voyant dans la route des honneurs, il craignit pour sa famille d'arrêter les progrès d'une illustration dont il était le premier auteur, et dont tous les siens devaient partager les avantages. Il fut contraint de plier la hauteur de son âme et la sévérité de ses principes, non pas jusqu'aux bassesses d'un courtisan, mais du moins jusqu'aux complaisances, aux assiduités d'un sujet qui espère, et qui ne doit rien condamner, sous peine de ne rien obtenir. Incapable de mériter l'amitié de Domitien, il fallut ne pas mériter sa haine; étouffer une partie des talents et du mérite du sujet, pour ne pas effaroucher la jalousie du maître; faire taire à tout moment son cœur indigné, ne pleurer qu'en secret les blessures de la patrie et le sang des bons citoyens, et s'abstenir même de cet extérieur de tristesse qu'une longue contrainte répand sur le visage d'un honnête homme, et toujours suspect à un mauvais prince, qui sait trop que, dans sa cour, il ne doit y avoir de triste que la vertu.

Dans cette douloureuse oppression, Tacite, obligé de se replier sur lui-même, jeta sur le papier tout cet amas de plaintes, et ce poids d'indignation dont il ne pouvait autrement se soulager voilà ce qui rend son style si intéressant et si animé. Il n'invective point en déclamateur : un homme profondément affecté ne peut pas l'être; mais il peint avec des couleurs si vraies tout ce que la bassesse et l'esclavage ont de plus dégoûtant; tout ce que le despotisme et la cruauté ont de plus horrible, les espérances et les succès du crime, la pâleur de l'innocence et l'abattement de la vertu; il peint tellement tout ce qu'il a vu et souffert, que l'on voit et que l'on souffre avec lui. Chaque ligne porte un sentiment dans l'âme ; il demande pardon au lecteur des horreurs dont il l'entretient, et ces horreurs mêmes attachent au point qu'on serait fàché qu'il ne les eût pas tracées. Les tyrans nous semblent punis quand il les peint. Il représente la postérité et la vengeance, et je ne connais point de lecture plus terrible pour la conscience des méchants.

LA HARPE. Cours de littérature.

LE DANTE.

Dans la poésie, le Dante s'élève tout à coup comme un géant parmi des pygmées. Non-seulement il efface tout ce qui avait précédé, mais il se fait une place qu'aucun de ceux qui lui succèdent ne peut lui ôter. Pétrarque lui-même ne le

1 Superbissimum est aurium judicium. Cic. (N. E.)

Le Dante, auteur de la Divina Commedia qui comprend l'Enfer, le Purgatoire et le Paradis, naquit à Florence

1

com

surpasse point dans le genre gracieux, et n'a rien qui en approche dans le grand et dans le terrible. Sans doute, l'apreté de son style blesse souvent cet organe superbe que Pétrarque flatte toujours. Mais, dans ses tableaux énergiques où il prend son style de maître, il ne conserve de cette àpreté que ce qui est imitatif, et, dans les peintures plus douces, elle fait place à tout ce que la grâce et la fraîcheur du coloris ont de plus suave et de plus délicieux. Le peintre terrible d'Ugolin, est aussi le peintre touchant de Françoise de Rimini. Mais, de plus, combien dans toutes les parties de son poëme n'admire-t-on pas de paraisons, d'images, de représentations naïves des objets les plus familiers, et surtout des objets champêtres, où la douceur, l'harmonie, le charme poétique sont au-dessus de tout ce qu'on peut se figurer, si on ne le lit pas dans la langue originale! Et ce qui lui donne encore dans ce genre un grand et précieux avantage, c'est qu'il est toujours simple et vrai; jamais un trait d'esprit ne vient refroidir une expression de sentiment, ou un tableau de nature... Pendant un ou deux siècles sa gloire parut s'obscurcir dans sa patrie; on cessa de le tant admirer, de l'étudier, même de le lire. Aussi la langue s'affaiblit, la poésie perdit sa force et sa grandeur. On est revenu au grand padre Alighieri; et les Alfieri, les Parini ont fait vibrer avec une force nouvelle les cordes longtemps amollies et détendues de la lyre toscane 2.

GINGUENE. Histoire littéraire d'Italie.

MONTAIGNE.

Dans tous les siècles où l'esprit humain se perfectionne par la culture des arts, on voit naître des hommes supérieurs qui reçoivent la lumière et la répandent, et vont plus loin que leurs contemporains, en suivant les mêmes traces. Quelque chose de plus rare, c'est un génie qui ne doive rien à son siècle, ou plutôt qui, malgré son siècle, par la seule force de sa pensée, se place de luimême à côté des écrivains les plus parfaits, nés dans les temps les plus polis: tel est Montaigne. Penseur profond sous le règne du pédantisme auteur brillant et ingénieux dans une langue informe et grossière, il écrit avec le secours de sa raison et des anciens. Son ouvrage reste, et fait seul toute la gloire littéraire d'une nation; et lorsque, après de longues années, sous les auspices de quelques génies sublimes qui s'élancent à la fois, arrive enfin l'âge du bon goût et du

en 1265, et mourut en 1321. Il est regardé comme le créateur de la langue italienne. (N. E)

[ocr errors]

talent, cet ouvrage, longtemps unique, demeure toujours original, et la France, enrichie tout à coup de tant de brillantes merveilles, ne sent pas refroidir son admiration pour ces antiques et naïves beautés. Un siècle nouveau succède, aussi fameux que le précédent, plus éclairé peut-être, plus exercé à juger, plus difficile à satisfaire, parce qu'il peut comparer davantage; cette seconde épreuve n'est pas moins favorable à la gloire de Montaigne on l'entend mieux, on l'imite plus hardiment; il sert à rajeunir la littérature, qui commençait à s'épuiser, il inspire nos plus illustres écrivains; et ce philosophe du siècle de Charles IX semble fait pour instruire le dixhuitième siècle.

Quel est ce prodigieux mérite qui survit aux variations du langage, au changement des mœurs? C'est le naturel et la vérité. Voilà le charme qui ne peut vieillir. Qui pourrait se lasser d'un livre de bonne foi, écrit par un homme de génie ? Ces épanchements familiers de l'auteur, ces révélations inattendues sur de grands objets et sur des bagatelles, en donnant à ses écrits la forme d'une longue confidence, font disparaître la peine légère que l'on éprouve à lire un ouvrage de morale. On croit converser; et, comme la conversation est piquante et variée, que souvent nous y venons à notre tour, que celui qui nous instruit a soin de nous répéter: Ce n'est pas ici ma doctrine, c'est mon étude, nous avoue ses faiblesses pour nous convaincre des nôtres, et nous corrige sans nous humilier, jamais on ne se lasse de l'entretien.

L'ouvrage de Montaigne est un vaste répertoire de souvenirs et de réflexions nées de ces souvenirs. Son inépuisable mémoire met à sa disposition tout ce que les hommes ont pensé. Son jugement, son goût, son instinct, son caprice même lui fournissent aisément des pensées nouvelles. Sur chaque sujet, il commence par dire tout ce qu'il sait, et, ce qui vaut mieux, il finit par dire ce qu'il croit. Cet homme qui, dans la discussion, cite toutes les autorités, écoute tous les partis, accueille toutes les opinions, lorsqu'enfin il vient à décider, ne consulte plus que lui seul, et donne son avis, non comme bon, mais comme sien une telle marche est longue, mais elle est agréable, elle est instructive, elle apprend à douter; et ce commencement de la sagesse en est quelquefois le dernier terme.

On sait avec quelle constance il avait étudié les grands génies de l'ancienne Rome, combien il avait vécu dans leur commerce et dans leur intimité. Doit-on s'étonner que son ouvrage porte,

pour ainsi dire, leur marque, paraisse, du moins pour le style, écrit sous leur dictée? Souven! il change, modifie, corrige leurs idées. Son esprit, impatient du joug, avait besoin de penser par lui-même, mais il conserve les richesses de leur langage, et les formes de leur diction. L'heureux instinct qui le guidait lui faisait sentir que, pour donner à ses écrits le caractère de durée qui manquait à sa langue, trop imparfaite pour être déjà fixée, il fallait y transporter, y naturaliser en quelque sorte les beautés d'une autre langue qui, par sa perfection, fût assurée d'être immortelle; ou plutôt, l'habitude d'étudier les chefs-d'œuvre de la langue latine le conduisait à les imiter. Il en prenait à son insu toutes les formes, et se faisait Romain sans le vouloir. Quelquefois, réglant sa marche irrégulière, il semble imiter Cicéron même. Sa phrase se développe lentement, et se remplit de mots choisis qui se fortifient ou se soutiennent l'un l'autre dans un enchaînement harmonieux. Plus souvent, comme Tacite, il enfonce profondément la signification des mots, met une idée neuve sous un terme familier, et, dans une diction fortement travaillée, laisse quelque chose d'inculte et de sauvage. Il a le trait énergique, les sons heurtés, les tournures vives et hasardées de Salluste, l'expression rapide et profonde, la force et l'éclat de Pline l'ancien. Souvent aussi, donnant à sa prose toutes les richesses de la poésie, il s'épanche, il s'abandonne avec l'inépuisable facilité d'Ovide, ou respire la verve et l'âpreté de Lucrèce. Voilà les diverses couleurs qu'il emprunte de toutes parts pour tracer des tableaux qui ne sont qu'à lui 1.

VILLEMAIN. Discours couronné à l'Académie française, 1812.

MILTON.

Ainsi se préparait l'Homère des croyances chrétiennes; ainsi, nourrie dans les factions, exercée par tous les fanatismes de la religion, de la liberté, de la poésie, cette âme orageuse et sublime, en perdant le spectacle du monde, devait un jour retrouver dans ses souvenirs le modèle des passions de l'enfer, et produire du fond de sa rêverie, que la réalité n'interrompait plus, deux créations également idéales, également inattendues dans ce siècle farouche, la félicité du ciel et l'innocence de la terre. Mais, avant que Milton ait couvert des rayons d'une gloire si pure la triste célébrité qu'avaient encourue ses pre

1 Montaigne, le plus ancien et l'un des premiers prosateurs français dont la langue soit encore intelligible, na

quit à Montaigne en Périgord, en 1533, et mourut en 1592. (N. E.)

miers ouvrages, nous trouverons du moins dans la cause malheureuse où il s'était engagé, son nom plus d'une fois honoré par les leçons hardies qu'il adressait à Cromwell. Les égarements du fanatisme, et non les calculs de la bassesse, pouvaient s'accorder avec tant de génie 1.

LE MÊME. Histoire de Cromwell.

BOSSUET.

On a dit que c'était le seul homme vraiment éloquent sous le siècle de Louis XIV. Ce jugement paraîtra sans doute extraordinaire mais si l'éloquence consiste à s'emparer fortement d'un sujet, à en connaître les ressources, à en mesurer l'étendue, à en enchaîner toutes les parties, à faire succéder avec impétuosité les idées aux idées, et les sentiments aux sentiments, à être poussé par une force irrésistible qui vous entraîne, et à communiquer ce mouvement rapide et involontaire aux autres; si elle consiste à peindre avec des images vives, à agrandir l'âme, à l'étonner, à répandre dans le discours un sentiment qui se mêle à chaque idée, et lui donne la vie; si elle consiste à créer des expressions profondes et vastes qui enrichissent les langues, à enchanter l'oreille par une harmonie majestueuse, à n'avoir ni un ton, ni une manière fixes, mais à prendre toujours et le ton et la loi du moment; à marcher quelquefois avec une grandeur imposante et calme, puis tout à coup à s'élancer, à s'élever encore, imitant la nature qui est irrégulière et grande, et qui embellit quelquefois l'ordre de l'univers par le désordre même; si tel est le caractère de la sublime éloquence, qui parmi nous a jamais été aussi éloquent que Bossuet? Qui mieux que lui a parlé de la vie, de la mort, de l'éternité, du temps?

Ces idées, par elles-mêmes, inspirent à l'imagination une espèce de terreur qui n'est pas loin du sublime; elles ont quelque chose d'indéfini et de vaste, où l'imagination se perd; elles réveillent dans l'esprit une multitude innombrable d'idées; elles portent l'âme à un recueillement austère qui lui fait mépriser les objets de ses passions comme indignes d'elle, et semble la détacher de l'univers. Bossuet tantôt s'arrête sur ces idées; tantôt, à travers une foule de sentiments qui l'entraînent, il ne fait que prononcer de temps en temps ces mots, et ces mots alors font frissonner, comme les cris interrompus que le voyageur entend quelquefois pendant la nuit, dans le silence des forêts, et qui l'avertissent d'un danger qu'il ne connaît pas.

Bossuet n'a presque jamais de route certaine,

1 Milton, né à Londres en 1608, fut secrétaire de Cromwell. A l'époque du retour de Charles II, il fut arrêté, puis rela

ou plutôt il la cache. Il va, il vient, il retourne sur lui-même; il a le désordre d'une imagination forte et d'un sentiment profond. Quelquefois il laisse échapper une idée sublime, et qui, séparée, en a plus d'éclat ; quelquefois il réunit plusieurs grandes idées, qu'il jette avec la profusion de la magnificence et l'abandon de la richesse. Mais ce qui le distingue le plus, c'est l'ardeur de ses mouvements, c'est son âme qui se mêle à tout. Il semble que, du sommet d'un lieu élevé, il découvre de grands événements qui se passent sous ses yeux, et qu'il les raconte à des hommes qui sont en bas. Il s'élance, il s'écrie, il s'interrompt; c'est une scène dramatique qui se passe entre lui et les personnes qu'il voit, et dont il partage ou les dangers ou les malheurs ; quelquefois même le dialogue passionné de l'orateur s'étend jusqu'aux êtres inanimés, qu'il interroge comme complices ou témoins des événements qui le frappent.

Comme le style n'est que la représentation des mouvements de l'âme, son élocution est rapide et forte. Il crée ses expressions comme ses idées. Il force impérieusement la langue à le suivre; et, au lieu de se plier à elle, il la domine et l'entraîne; elle devient l'esclave de son génie, mais c'est pour acquérir de la grandeur. Lui seul a le secret de sa langue; elle a je ne sais quoi d'antique et de fier, et d'une nature inculte, mais hardie. Quelquefois il attire même les choses communes à la hauteur de son âme, et les élève par la vigueur de l'expression; plus souvent il joint une expression familière à une idée grande; et alors il étonne davantage, parce qu'il semble même au-dessus de la hauteur de ses pensées. Son style est une suite de tableaux : on pourrait peindre ses idées, si la peinture était aussi féconde que son langage; toutes ses images sont des sensations vives ou terribles, il les emprunte des objets les plus grands de la nature, et presque toujours d'objets en mouvement.

Tel est cet orateur célèbre qui, par ses beautés et ses défauts, a le plus grand caractère du génie, et avec lequel tous les orateurs anciens et modernes n'ont rien de commun.

THOMAS. Essai sur les Éloges.

MÊME SUJET.

Bossuet se présente à l'imagination comme un de ces hommes prodigieux qu'il est facile d'admirer, et qu'il est difficile de montrer aussi grands qu'ils l'ont été.

ché; il était devenu aveugle, et ce fut alors qu'il composa son poëme admirable du Paradis perdu. (N. E.)

Son génie le place au premier rang des hommes qui ont le plus honoré l'esprit humain dans le siècle le plus éclairé. Ses ouvrages révèlent l'étendue et la profondeur de ses connaissances dans les genres les plus divers. C'est un Père de l'Église, , par la parole et l'instruction; c'est le modèle et le vengeur de la morale chrétienne, par la sainte austérité de ses mœurs. Né dans une condition ordinaire, il se place sans effort et sans orgueil à côté de tous les grands de la terre; appelé à la cour des rois, il obtient l'estime et le respect de celui qui était le plus roi entre les rois. Il n'a ni la faveur, ni le crédit, et il est toutpuissant par le génie et la vertu. Instituteur de l'héritier du trône, il apprend à tous les rois la science de régner; il soumet les peuples au frein des lois, et il fait trembler les puissances au nom d'un Dieu vengeur des lois. Il place leur trône dans le lieu le plus inaccessible aux révolutions, dans le sanctuaire de la religion, et dans la conscience de leurs sujets. Pontife éclairé, citoyen zélé, sujet fidèle, il pèse d'une main ferme les droits des deux puissances; il les unit sans les confondre. Plus habile défenseur de Rome que ses défenseurs mêmes, il asseyait la grandeur du siége apostolique sur des fondements inébranlables, en donnant à son autorité la plénitude et les bornes que les canons de l'Église elle-même lui ont données. Il a des adversaires, et il n'a point d'ennemis; il combat les ennemis de l'Église romaine, et il conquiert l'estime des protestants eux-mêmes; simple évêque de l'une des églises les plus obscures de la catholicité, il est le conseil de l'Église tout entière. Sa vie publique offre le plus grand et le plus noble caractère; et sa vie privée, la facilité des mœurs les plus simples et les plus modestes. Après avoir été le grand homme d'un grand siècle, il prévoit et il dénonce les malheurs du siècle qui doit le suivre. Tant qu'il lui reste un souffle de vie, il est l'appui et le vengeur de la religion pour laquelle il a combattu cinquante ans. Mais il voit les orages et les tempêtes se former; ses derniers jours sont troublés par la prévoyance d'un avenir menaçant; et il fixe, en mourant, ses tristes regards sur cette Église gallicane dont il fut la gloire et l'oracle!

Le cardinal DE BAUSSET.

BOSSUET ORATEUR.

Au seul nom de Démosthène, mon admiration me rappelle celui de ses émules avec lequel il a le plus de ressemblance, l'homme le plus éloquent de notre nation. Que l'on se représente donc un de ces orateurs que Cicéron appelle véhéments, et en quelque sorte tragiques, qui, doués par la

nature de la souveraineté de la parole, et emportés par une éloquence toujours armée de traits brûlants comme la foudre, s'élèvent au-dessus des règles et des modèles, et portent l'art à toute la hauteur de leurs propres conceptions; un orateur qui, par ses élans, monte jusqu'aux cieux, d'où il descend avec ses vastes pensées, agrandies encore par la religion, pour s'asseoir sur le bord d'un tombeau, et abattre l'orgueil des princes et des rois devant le Dieu qui, après les avoir distingués sur la terre, durant le rapide instant de la vie, les rend tous à leur néant, et les confond à jamais dans la poussière de notre commune origine; un orateur qui a montré, dans tous les genres qu'il invente ou qu'il féconde, le premier et le plus beau génie qui ait jamais illustré les lettres, et qu'on peut placer, avec une juste confiance, à la tête de tous les écrivains anciens et modernes qui ont fait le plus d'honneur à l'esprit humain; un orateur qui se crée une langue aussi neuve et aussi originale que ses idées, qui donne à ses expressions un tel caractère d'énergie, qu'on croit l'entendre quand on le lit; et à son style une telle majesté d'élocution, que l'idiome dont il se sert semble changer de caractère, et se diviniser en quelque sorte sous sa plume; un apôtre qui instruit l'univers en pleurant et en célébrant les plus illustres de ses contemporains, qu'il rend eux-mêmes, du fond de leurs cercueils, les premiers instituteurs et les plus imposants moralistes de tous les siècles, qui répand la consternation autour de lui, en rendant, pour ainsi dire, présents les malheurs qu'il raconte, et qui, en déplorant la mort d'un seul homme, montre à découvert tout le néant de la nature humaine; enfin, un orateur dont les discours, inspirés ou animés par la verve la plus ardente, la plus originale, la plus véhémente et la plus sublime, sont, en ce genre, des ouvrages absolument à part, des ouvrages où, sans guides et sans modèles, il atteint la limite et la perfection des ouvrages classiques, consacrés, en quelque sorte, par le suffrage unanime du genre humain, et qu'il faut étudier sans cesse, comme dans les arts on va former son goût et son talent à Rome, en méditant les chefsd'œuvre de Raphaël et de Michel-Ange voilà le Démosthène français! voilà Bossuet! On peut appliquer ses écrits oratoires l'éloge mémorable que faisait Quintilien du Jupiter de Phidias, lorsqu'il disait que cette statue avait ajouté à la religion des peuples.

Le cardinal MAURY. Essai sur l'éloquence.

BOSSUET HISTORIEN.

C'est dans le Discours sur l'histoire universelle que l'on peut admirer l'influence du génie

du christianisme sur le génie de l'histoire. Politique comme Thucydide, moral comme Xénophon, éloquent comme Tite-Live, aussi profond et aussi grand peintre que Tacite, l'évêque de Meaux a de plus une parole grave et un tour sublime dont on ne trouve ailleurs aucun exemple, hors dans l'admirable début du livre des Machabées.

Bossuet est plus qu'un historien; c'est un Père de l'Église, c'est un prêtre inspiré, qui souvent a le rayon de feu sur le front, comme le législateur des Hébreux. Quelle revue il fait de la terre! il est en mille lieux à la fois : patriarche sous le palmier de Tophel, ministre à la cour de Babylone, prêtre à Memphis, législateur à Sparte, citoyen à Athènes et à Rome, il change de temps et de place à son gré; il passe avec la rapidité et la majesté des siècles. La verge de la loi à la main, avec une autorité incroyable, il chasse pêle-mêle devant lui Juifs et gentils au tombeau; il vient enfin lui-même à la suite du convoi de tant de générations; et, marchant appuyé sur Isaïe et sur Jérémie, il élève ses lamentations prophétiques à travers la poudre et les débris du genre humain.

CHATEAUBRIAND. Génie du Christianisme.

BOSSUET HISTORIEN ET ORATEUR.

Le Discours sur l'histoire universelle, composé pour l'éducation du Dauphin, avait paru à la fin de cette éducation, en 1681, et l'auteur de la Politique de l'Écriture sainte, du Traité de la connaissance de Dieu et de soi-même, de l'Exposition de la doctrine catholique, de l'Histoire des variations, et de tant d'autres ouvrages marqués du cachet de la supériorité, semblait s'être surpassé lui-même dans ce grand chef-d'œuvre, où il se montre à la fois annaliste savant et exact, théologien du premier ordre, politique profond, écrivain d'une éloquence au-dessus de tout éloge. Quelle vive et pittoresque rapidité dans la première partie de ce livre! Quel prodigieux enchaînement de tout le système religieux dans la seconde! Quelle haute intelligence des choses humaines dans la troisième ! Et comme partout l'énergie et l'originalité de l'expression répond à la force des pensées! Comme les créations du style sont d'accord avec la vigueur des conceptions! On sent que l'auteur possédait et dominait tout l'ensemble de son sujet, avant de prendre la plume pour en fixer et en exposer les détails : c'est la marque et le procédé du vrai génie; aussi le livre semble-t-il être sorti tout entier, pour ainsi dire, de la tête de l'écrivain, par l'activité continue d'une seule et même inspiration,

comme les poëtes, dans une allégorie moins noble peut-être qu'ingénieuse et sensée, nous peignent la Sagesse s'élançant toute complète du cerveau de Jupiter.

Telles paraissent également les Oraisons funèbres depuis la première ligne de l'exorde jusqu'à la dernière de la péroraison, l'orateur, dans chacune de ses compositions, est comme emporté par un enthousiasme non interrompu, qui exclut au premier coup d'œil toute idée d'art, d'arrangement, de préméditation; son sujet le tourmente, et l'échauffe, et l'entraîne, il ne lui permet pas de prendre haleine. C'est beaucoup pour les autres orateurs d'obtenir, dans la durée d'un discours, quelques moments d'une heureuse inspiration; ce n'est rien pour Bossuet: les élans de sa verve oratoire semblent naître les uns des autres; tout est mouvement, tout est chaleur, tout est vie; et dans les instants où redouble son ardeur, où cet aigle déploie ses ailes avec plus d'audace, les limites de l'éloquence proprement dite deviennent pour lui trop étroites : il les franchit; il entre dans la sphère de la poésie; il monte jusqu'aux régions les plus élevées de cette sphère; il s'y soutient au niveau des poëtes les plus audacieux; ce n'est plus le rival de Démosthène, c'est celui de Pindare. Quelques endroits de ses Oraisons funèbres sont vraiment des morceaux lyriques. Le don de l'inspiration, on peut l'affirmer, ne fut accordé à aucun orateur aussi pleinement qu'à Bossuet; et quand on songe que son enthousiasme, dans des ouvrages d'une assez grande étendue, ne connaît ni langueur ni repos, on est frappé de ce privilége extraordinaire. comme d'un de ces phénomènes qui étonnent la nature et qui déconcertent ses lois.

On chercherait vainement à saisir et à développer toutes les causes de ce prodige. Elles resteront pour la plupart éternellement cachées dans les profondeurs du génie; mais on peut en apercevoir quelques-unes : c'est l'abondance de ses idées qui produit dans Bossuet l'abondance de ses mouvements et la riche variété de ses expressions. Ses Oraisons funèbres ne sont pas seulement des discours théologiques et religieux les plus grandes vues de la politique s'y mêlent aux instructions du christianisme; on y reconnaît toujours l'auteur du Discours sur l'histoire universelle. Bossuet n'était pas seulement un Père de l'Église; ce titre, qui lui fut décerné par un de ses plus illustres contemporains, dans la solennité d'une séance publique de l'Académie française, ne le représente pas tout entier. Cet esprit vaste et perçant, qui embrassait toute la théorie de la religion chrétienne, et qui en sondait tous les abîmes, avait aussi pénétré dans tous les mystères du gouvernement des États. Voyez de quels

« PreviousContinue »