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recueillis. Le bétail, chassé des maisons, errait dans les champs déserts, au milieu des récoltes non moissonnées; et, le plus souvent, il rentrait de lui-même, le soir, dans ses étables, quoiqu'il ne restât plus de maîtres ou de bergers pour le surveiller.

Aucune peste, dans aucun temps, n'avait encore frappé tant de victimes. Sur cinq personnes, il en mourut trois, à Florence et dans tout son territoire. Boccace estime que la ville seule perdit plus de cent mille individus. A Pise, sur dix il en périt sept; mais, quoique dans cette ville on eût reconnu, comme ailleurs, que quiconque touchait un mort ou ses effets, ou même son argent, était atteint de la contagion, et quoique personne ne voulût pour un salaire rendre aux morts les derniers devoirs, cependant nul cadavre ne resta dans les maisons, privé de sépulture. A Sienne, l'historien Agnolo de Tura raconte que, dans les quatre mois de mai, juin, juillet et août, la peste enleva quatre-vingt mille âmes, et que lui-même ensevelit, de ses propres mains, ses cinq fils dans la même fosse. La ville de Trapani, en Sicile, resta complétement déserte. Gênes perdit quarante mille habitants, Naples soixante mille, et la Sicile, sans doute avec la Pouille, cinq cent trente mille. En général, on calcula que dans l'Europe entière, qui fut soumise, d'une extrémité à l'autre, à cet épouvantable fléau, la peste enleva les trois cinquièmes de la population.

SISMONDI. Histoire des républiques italiennes du moyen âge.

PASSAGE DES ALPES PAR FRANÇOIS 1.

On part; un détachement reste et se fait voir sur le mont Cenis et sur le mont Genèvre, pour inquiéter les Suisses, et leur faire craindre une attaque. Le reste de l'armée passe à gué la Durance, et s'engage dans les montagnes, du côté de Guillestre; trois mille pionniers la précèdent. Le fer et le feu lui ouvrent une route difficile et périlleuse à travers des rochers: on remplit des vides immenses avec des fascines et de gros arbres; on bâtit des ponts de communication; on traîne, à force d'épaules et de bras, l'artillerie dans quelques endroits inaccessibles aux bêtes de somme: les soldats aident les pionniers, les officiers aident les soldats; tous indistinctement manient la pioche et la cognée, poussent aux roues, tirent les cordages; on gravit sur les montagnes; on fait des efforts plus qu'humains; on brave la mort qui semble ouvrir mille tombeaux dans ces vallées profondes que l'Argentière arrose, et où des torrents de glaces et de neiges fondues par le soleil se précipitent avec un fracas épouvantable. On ose à peine les regarder de la cime des rochers sur lesquels on marche en tremblant par des sentiers étroits, glissants et raboteux, où chaque faux

pas entraîne une chute, et d'où l'on voit souvent rouler au fond des abimes et les hommes et les bêtes avec toute leur charge. Le bruit des torrents, les cris des mourants, les hennissements des chevaux fatigués et effrayés, étaient horriblement répétés par tous les échos des bois et des montagnes, et venaient redoubler la terreur et le tumulte.

On arriva enfin à une dernière montagne où l'on vit avec douleur tant de travaux et tant d'efforts prêts à échouer. La sape et la mine avaient renversé tous les rochers qu'on avait pu aborder et entamer; mais que pouvaient-elles contre une seule roche vive, escarpée de tous côtés, impénétrable au fer, presque inaccessible aux hommes? Navarre, qui l'avait plusieurs fois sondée, commençait à désespérer du succès, lorsque des recherches plus heureuses lui découvrirent une veine plus tendre qu'il suivit avec la dernière précision; le rocher fut entamé par le milieu, et l'armée, introduite au bout de huit jours dans le marquisat de Saluces, admira ce que peuvent l'industrie, l'audace et la persévérance 1.

GAILLARD. Histoire de François Jer.

LES RELIGIEUX DU MONT SAINT-BERNARD.

A la fin d'avril 1755, j'allais au Piémont par la route du grand Saint-Bernard. Vers les quatre heures de l'après-midi, la petite caravane, avec laquelle j'avais gravi ce dangereux passage, parvint au sommet de la montagne; et, après avoir réparé ses forces dans l'hospice élevé au milieu de ce désert, elle se remit en marche, pour coucher le même soir à la vallée d'Aost. Déjà le soleil avait perdu sa chaleur, et le ciel même sa sérénité : des nuages commençaient à se traîner le long des cimes des rochers, et s'amoncelaient dans les gorges étroites de cette solitude. Au sommet des Alpes, une soirée nébuleuse amollit le courage; je me décidai à passer la nuit avec les religieux hospitaliers qui partageaient mes pressentiments.

Ils ne nous trompèrent point. A six heures, ce plateau glacé fut presque enseveli dans les ténébres; les nuées, poussées par un vent de nordouest avec la rapidité d'une flèche, tourbillonnaient autour de l'enceinte des rochers; déjà retentissait le bruit lointain des avalanches; et des atomes de neige serrée, divisée comme la poussière, soit en se détachant des montagnes, soit en tombant du ciel, en interceptaient la faible lumière, et voilaient tous les objets d'alentour.

Tandis qu'auprès d'un bon feu je questionnais le supérieur du couvent sur les suites de l'onragan, les religieux hospitaliers étaient allés

1 Voyez les Leçons lalines anciennes, tom. I, Tableaux.

remplir leurs devoirs de circonstance, ou plutôt exercer leurs vertus de tous les jours: chacun avait pris son poste de dévouement dans ces Thermopyles glaciales, non pour y repousser des ennemis, mais pour y tendre une main secourable aux voyageurs perdus, de tout rang, de toute nation, de tout culte, et même aux animaux chargés de leur bagage. Quelques-uns de ces sublimes solitaires gravissaient les pyramides de granit qui bordent leur chemin, pour y découvrir un convoi dans la détresse, et pour répondre aux cris de secours; d'autres frayaient le sentier enseveli sous la neige fraîchement tombée, au risque de se perdre eux-mêmes dans les précipices, tous bravant le froid, les avalanches, le danger de s'égarer, presque aveuglés par les tourbillons de neige, et prêtant une oreille attentive au moindre bruit qui leur rappelait la voix humaine. Leur intrépidité égale leur vigilance; aucun malheureux ne les appelle en vain; ils le retirent étouffé sous les débris des avalanches; ils le raniment agonisant de froid et de terreur; ils le transportent sur les bras, tandis que leurs pieds glissent sur la glace, ou plongent dans les neiges la nuit, le jour, voilà leur ministère. Leur pieuse sollicitude veille sur l'humanité, dans ces lieux maudits de la nature, où ils présentent le spectacle habituel d'un héroïsme qui ne sera ja- | mais célébré par nos flatteurs.

Depuis une heure entière, cinq religieux et leurs domestiques étaient sur les traces des voyageurs, lorsque l'aboiement des chiens nous annonça leur retour. Compagnons intelligents des courses de leurs maîtres, ces dogues bienfaisants vont à la piste des malheureux; ils devancent les guides, et le sont eux-mêmes : à la voix de ces fidèles auxiliaires, le voyageur transi reprend l'espérance, il suit leurs vestiges toujours sûrs. Lorsque les éboulements de neige, aussi prompts que l'éclair, engloutissent un passager, les dogues du Saint-Bernard le découvrent sous l'abîme, et y conduisent les religieux, qui retirent le cadavre, et souvent le rendent à la vie.

Bientôt l'hospice s'ouvrit à dix personnes épuisées de froid, de lassitude et de frayeur. Leurs conducteurs oublièrent leurs propres fatigues; et, depuis le linge le plus blanc jusqu'aux liqueurs les plus restaurantes, tout ce que l'hospitalité la plus attentive peut offrir de secours, Tout ce qu'on ne rassemblerait qu'à force d'argent dans les auberges de nos villes, fut prêt dans l'instant, distribué sans distinction, employé vec autant d'adresse que de sensibilité.

MALLET DU PAN.

LA TÉMÉRITÉ PUNIE ET LA VALEUR RÉCOMPENSÉE.
Le marquis de Pescaire, déjà bien glorieux de

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l'avantage qu'il avait remporté sur les Français, dans un genre de combats où ils ne voulaient point reconnaître d'égaux1, songeait à se rendre recommandable par quelque autre service plus important. Son immense fortune lui avait permis de lever, à ses frais, douze cents gentilshommes, ou vieux soldats, qu'il avait couverts d'armures dorées, et qu'on nommait les braves de Naples. Voulant les mettre à portée de se distinguer autrement que par la richesse de leurs armes, il alla les établir, avec le consentement du duc d'Albe, dans le bourg de Vigual, sur le sommet d'une montagne escarpée qui dominait dans une partie du Montferrat: les ayant encouragés à fortifier promptement ce poste et à s'y bien défendre, il courut leur préparer des secours au cas qu'ils fussent attaqués, comme on devait s'y attendre. En effet, le maréchal de Brissac, commandant l'armée française, comprit si bien la nécessité de les déloger de ce lieu, que, bien qu'il ne fût pas encore parfaitement guéri, il ne voulut se reposer de ce soin sur personne. Rassemblant en corps d'armée toutes les troupes dont il pouvait disposer, sans trop dégarnir la frontière, il investit la montagne, dressa des batteries, et sépara en trois divisions les corps de troupes qui, partant par des routes différentes lorsqu'il donnerait le signal, devaient arriver en même temps au sommet; mais, comme il avait à craindre que Pescaire ne survînt au moment de l'attaque, et ne le mit entre deux feux, il coupa par des tranchées, et fit garder par des corps de troupes, les seuls chemins par où l'ennemi pouvait aborder.

Lorsqu'il achevait ses dispositions, et avant qu'il donnât le signal de l'attaque, il entendit des cris redoublés, qui partaient d'une division de son armée; il lève les yeux et aperçoit un soldat, d'une taille avantageuse, qui, sorti des rangs, court à l'ennemi, décharge à bout portant son arquebuse, la jette par terre, et, l'épée à la main, s'élance dans les retranchements: ses compagnons, après l'avoir inutilement rappelé par leurs cris, transportés de la même ardeur, courent pêle-mêle après lui pour le soutenir ou pour le dégager. Le maréchal, outré de dépit, mais cachant ce qui se passait au fond de son cœur, donna aux deux autres divisions le signal de l'attaque: elle se fit avec plus de régularité que ce début ne semblait l'annoncer. Les braves de Naples se battirent en désespérés; enveloppés de tous côtés, accablés par le nombre, et ne pouvant s'ouvrir un chemin l'épée à la main, ils se firent tuer jusqu'au dernier. A peine le combat

Dans un combat particulier en champ clos de quatre contre quatre, en 1555.

était-il achevé, qu'on vit arriver le marquis de Pescaire avec douze cents chevaux et trois mille arquebusiers. S'apercevant que ses gens étaient défaits et que les Français étaient maîtres de la montagne, il se retira sans entreprendre de forcer les barrières qui lui en défendaient l'approche.

N'ayant plus rien à craindre de la part de l'ennemi, le maréchal ne songea plus qu'à distribuer des récompenses à ceux qui les avaient méritées. Il établit son tribunal dans le lieu même où s'était passée l'action. Douze soldats vinrent successivement déposer à ses pieds les enseignes qu'ils avaient prises sur l'ennemi; il leur passa au cou une chaîne d'or d'où pendait une médaille du même métal frappée à son coin: il loua publiquement ceux des officiers qui s'étaient particulièrement distingués, et promit de les recommander au roi; enfin il parla avec intérêt du brave guerrier qui avait montré une valeur plus qu'humaine, ense précipitant seul au milieu des ennemis, et parut regretter que la mort, sans doute, ne lui eût pas permis de se présenter avec les autres pour recevoir le prix dû à son action. Un officier qui se trouvait présent répondit que ce brave n'était pas mort, ni même blessé, et que la honte seule l'avait empêché de se présenter. Je veux le voir, répondit Brissac, je vous charge de me l'amener. Tandis que le capitaine s'acquittait de cette mission, le maréchal manda auprès de lui le prévôt de l'armée. Voyant approcher le coupable, il lui dit d'un ton sévère.: Soldat,

quel est ton nom et ton pays? Le jeune homme répondit avec embarras qu'il était fils naturel du seigneur de Boisi, et qu'il en portait le nom. La chose étant ainsi, je ne serai point <ton juge, puisque je ne puis te méconnaître pour un proche parent du côté de ma mère; mais, fusses-tu mon fils, je ne t'épargnerais pas, après la faute que tu viens de commettre. Malheureux! quel exemple as-tu donné au reste de l'armée! Prévôt, qu'on le charge de fers, et qu'on le garde soigneusement votre tête me répondra de la sienne. »

A cet ordre, qui fut exécuté sans ménagement, la tristesse et le dépit se peignirent sur tous les visages on détourna la vue, on s'enfuit avec précipitation, pour n'être pas témoin d'un spectacle si révoltant; mais, si la présence du général et l'habitude de l'obéissance eurent assez de force pour contenir, dans ce premier moment, les mains et la voix des soldats, ils s'en dédommagèrent amplement dans leurs tentes, et dans des conventicules particuliers que toute l'autorité des chefs ne pouvait empêcher. Boisi était devenu le sujet de leurs entretiens, et d'une foule de réflexions chagrines et décourageantes : C'était à lui seul, disait-on, qu'était due la victoire

éclatante qu'on venait de remporter, et, par contre-coup, la conservation du Montferrat et des fertiles contrées qui nourrissaient l'armée. Sans lui, sans son heureuse audace, il paraissait certain que Pescaire serait arrivé avant qu'on eût livré l'assaut. L'était-il également qu'on eût risqué l'attaque quatre heures plus tard, et que les troupes s'y fussent portées avec la même ardeur, en apercevant sur leurs épaules une armée prête à les assaillir? Si une ardeur de jeunesse, un désir immodéré de gloire lui avaient fait franchir les règles d'une austère discipline, cette faute involontaire était-elle impardonnable? Ne l'avait-il pas suffisamment expiée en se dévouant luimême pour le salut de la patrie? et la fortune. en l'arrachant à une mort certaine, ne l'avait-elle pas suffisamment absous? ›

C'était principalement sur le maréchal que tombaient les murmures: « Quelle astuce il avait employée pour s'assurer d'un homme simple et sans défiance! S'il se croyait offensé, que ne le témoignait-il? S'il ne cherchait qu'un prétexte pour être dispensé de récompenser une action éclatante, que ne restait-il tranquille? Content de l'hommage vo lontaire que lui rendaient ses compagnons, Boisi ne demandait ni grâce, ni décoration. Convenait-il à un maréchal de France de recourir au mensonge et à la duplicité pour le déterrer et le perdre? Reconnaissait-on à ce trait un général qui voulait qu'on le regardât comme le père de ses soldats et le partisan déclaré de la valeur, quelque part qu'elle se trouvàt?..... ›

Le maréchal, à qui ces murmures ne déplaisaient pas jusqu'à un certain point, jugeant cependant qu'il devenait dangereux de les laisser fermenter trop longtemps, assembla un conseil de guerre, sur lequel il se déchargea du soin de juger Boisi, qu'il avouait pour son parent, mais que, par cette raison même, il promettait d'abandonner à la sévérité des lois. Les principaux officiers de l'armée, qui composaient ce conseil, quoique mus de pitié et d'une sorte d'admiration pour le coupable, le condamnèrent unanimement à la mort, parce qu'ils étaient tenus de se conformer à la lettre de l'ordonnance; mais ils supplièrent le maréchal de considérer la nature de la faute, l'âge du coupable, sa conduite précédente, le vif intérêt qu'il avait su inspirer à toute l'armée, et, puisqu'il n'était échappé à la mort que par une sorte de miracle, de ne pas se montrer plus cruel que les ennemis; en un mot, de se contenter de la peine qu'il lui avait déjà infligée en le tenant quinze jours dans une situation pire que la mort.

Le général, sans expliquer encore ses intentions, fit entrer le prisonnier dans la salle du conseil, et lui dit : « Malheureux Boisi, connais

toute l'énormité de ta faute, et, sans te faire

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illusion sur l'événement qui ne dépendait pas de toi, confesse qu'en méprisant mes ordres, qu'en troublant mes opérations, tu as exposé les armes du roi à recevoir un affront, et donné à tes pareils un exemple qu'il ne convenait pas de laisser impuni. Aussi les seigneurs que tu vois assem‹blés t'ont-ils unanimement condamné à mort. Leur devoir les y forçait, mais ils ont eu pitié de ta jeunesse, et sont devenus tes intercesseurs. Je t'accorde la vie, mais je t'avertis en <même temps qu'elle n'est plus à toi, elle m'appartient tout entière; et je ne t'en laisse la jouissance qu'en me réservant le droit de te la re‹ demander toutes les fois que le service du roi l'exigera. Approche, et, délivré des chaines qui ont été le châtiment et l'expiation de ta faute, <viens en recevoir de mes mains une autre, qui sera le prix de ta valeur et le gage de ton dévouement. En achevant ces mots, il lui attacha autour du cou une chaîne d'or deux fois plus pesante que celles qu'il avait distribuées aux douze braves qui lui avaient apporté les drapeaux pris sur l'ennemi, et lui dit d'aller trouver son écuyer, qui lui délivrerait un cheval d'Espagne, une armure complète, et un équipage pareil à celui de ses autres gardes, au nombre desquels il le retenait.

(

GARNIER. Histoire de France, liv. XXVII.

LE PREMIER HOMME FAIT L'HISTOIRE DE SES PREMIERS MOUVEMENTS, DE SES PREMIÈRES SENSATIONS, DE SES PREMIERS JUGEMENTS, APRÈS LA CRÉATION.

Je me souviens de cet instant plein de joie et de trouble où je sentis, pour la première fois, ma singulière existence; je ne savais ce que j'étais, où j'étais, d'où je venais. J'ouvris les yeux quel surcroît de sensation! la lumière, la voûte céleste, a verdure de la terre, le cristal des eaux, tout m'occupait, m'animait, et me donnait un seniment inexprimable de plaisir. Je crus d'abord que tous ces objets étaient en moi, et faisaient partie de moi-même. Je m'affermissais dans cette pensée naissante, lorsque je tournai les yeux vers 'astre de la lumière son éclat me blessa; je ermai involontairement la paupière, et je sentis ine légère douleur. Dans ce moment d'obscurité, e crus avoir perdu tout mon être.

Affligé, saisi d'étonnement, je pensais à ce grand changement, quand tout à coup j'entends les sons : le chant des oiseaux, le murmure des irs, formaient un concert dont la douce impresion me remuait jusqu'au fond de l'àme; j'écoutai ongtemps, et je me persuadai bientôt que cette armonie était moi.

Attentif, occupé tout entier de ce nouveau enre d'existence, j'oubliais déjà la lumière, cette utre partie de mon être, que j'avais connue la

première, lorsque je rouvris les yeux. Quelle joie de me retrouver en possession de tant d'objets brillants! Mon plaisir surpassa tout ce que j'avais senti la première fois, et suspendit, pour un temps, le charmant effet des sons.

Je fixai mes regards sur mille objets divers; je m'aperçus bientôt que je pouvais perdre et retrouver ces objets, et que j'avais la puissance de détruire et de reproduire, à mon gré, cette belle partie de moi-même; et, quoiqu'elle me parût immense en grandeur, et par la qualité des accidents de lumière, et par la variété des couleurs, je crus reconnaître que tout était contenu dans une portion de mon être.

Je commençais à voir sans émotion, et à entendre sans trouble, lorsqu'un air léger, dont je sentis la fraîcheur, m'apporta des parfums qui me causèrent un épanouissement intime, et me donnèrent un sentiment d'amour pour moi-même.

Agité par toutes ces sensations, pressé par les plaisirs d'une si belle et si grande existence, je me levai tout d'un coup, et je me sentis transporté par une force inconnue. Je ne fis qu'un pas; la nouveauté de ma situation me rendit immobile, ma surprise fut extrême; je crus que mon existence fuyait le mouvement que j'avais fait avait confondu les objets; je m'imaginais que tout était en désordre.

Je portai la main sur ma tête, je touchai mon front et mes yeux ; je parcourus mon corps ma main me parut être alors le principal organe de mon existence. Ce que je sentais dans cette partie était si distinct et si complet, la jouissance m'en paraissait si parfaite, en comparaison du plaisir que m'avaient causé la lumière et les sons, que je m'attachai tout entier à cette partie solide de mon être, et je sentis que mes idées prenaient de la profondeur et de la réalité.

Tout ce que je touchais sur moi semblait rendre à ma main sentiment pour sentiment, et chaque attouchement produisait dans mon âme une double

idée.

Je ne fus pas longtemps sans m'apercevoir que cette faculté de sentir était répandue dans toutes les parties de mon être ; je reconnus bientôt les limites de mon existence, qui m'avait paru d'abord immense en étendue.

J'avais jeté les yeux sur mon corps; je le jugeais d'un volume énorme, et si grand, que tous les objets qui avaient frappé mes yeux ne me paraissaient, en comparaison, que des points lumineux.

Je m'examinai longtemps, je me regardais. avec plaisir, je suivais ma main de l'œil, j'observais ses mouvements. J'eus sur tout cela les idées les plus étranges, je croyais que le mouvement de ma main n'était qu'une espèce d'existence fugitive, une succession de choses semblables; je

l'approchai de mes yeux; elle me parut alors plus grande que tout mon corps, et elle fit disparaître à ma vue un nombre infini d'objets.

Je commençai à soupçonner qu'il y avait de l'illusion dans cette sensation qui me venait par les yeux. J'avais vu distinctement que ma main n'était qu'une petite partie de mon corps, et je ne pouvais comprendre qu'elle fût augmentée au point de me paraître d'une grandeur démesurée. Je résolus donc de ne me fier qu'au toucher, qui ne m'avait pas encore trompé, et d'être en garde sur toutes les autres façons de sentir et d'être.

Cette précaution me fut utile : je m'étais remis en mouvement, et je marchais la tête haute et levée vers le ciel ; je me heurtai légèrement contre un palmier; saisi d'effroi, je portai ma main sur ce corps étranger: je le jugeai tel, parce qu'il ne me rendit pas sentiment pour sentiment. Je me détournai avec une espèce d'horreur, et je connus, pour la première fois, qu'il y avait quelque chose hors de moi.

Plus agité par cette nouvelle découverte que je ne l'avais été par toutes les autres, j'eus peine à me rassurer; et, après avoir médité sur cet événement, je conclus que je devais juger des objets extérieurs comme j'avais jugé des parties de mon corps, et qu'il n'y avait que le toucher qui pût m'assurer de leur existence.

Je cherchais donc à toucher tout ce que je voyais je voulais toucher le soleil ; j'étendais les bras pour embrasser l'horizon, et je ne trouvais que le vide des airs.

A chaque expérience que je tentais, je tombais de surprise en surprise; car tous les objets paraissaient être également près de moi; et ce ne fut qu'après une infinité d'épreuves que j'appris à me servir de mes yeux pour guider ma main, et, comme elle me donnait des idées toutes différentes des impressions que je recevais par le sens de la vue, mes sensations n'étant pas d'accord entre elles, mes jugements n'en étaient que plus imparfaits, et le total de mon être n'était encore pour moi-même qu'une existence en confusion.

Profondément occupé de moi, de ce que j'étais, de ce que je pouvais être, les contrariétés que je venais d'éprouver m'humilièrent. Plus je réfléchissais, plus il se présentait de doutes. Lassé de tant d'incertitudes, fatigué des mouvements de mon âme, mes genoux fléchirent, et je me trouvai dans une situation de repos. Cet état de tranquillité donna de nouvelles forces à mes sens.

J'étais assis à l'ombre d'un bel arbre; des fruits d'une couleur vermeille descendaient, en forme de grappe, à la portée de la main. Je les touchai légèrement aussitôt ils se séparèrent de la branche, comme la figue s'en sépare dans le temps de sa maturité.

J'avais saisi un de ces fruits; je m'imaginai avoir fait une conquête, et je me glorifiai de la faculté que je sentais de pouvoir contenir dans ma main un autre être tout entier. Sa pesanteur, quoique peu sensible, me parut une résistance animée, que je me faisais un plaisir de vaincre. J'avais approché ce fruit de mes yeux; j'en considérais la forme et les couleurs. Une odeur délicieuse me le fit approcher davantage; il se trouva près de mes lèvres; je tirais à longues aspirations le parfum, et je goûtais à longs traits les plaisirs de l'odorat. J'étais intérieurement rempli de cet air embaumé. Ma bouche s'ouvrit pour l'exhaler; elle se rouvrit pour en reprendre : je sentis que je possédais un odorat intérieur plus fin, plus délicat encore que le premier; enfin, je goûtai.

Quelle saveur! quelle nouveauté de sensation! Jusque-là je n'avais eu que des plaisirs; le goût me donna le sentiment de la volupté. L'intimité de la jouissance fit naître l'idée de la possession. Je crus que la substance de ce fruit était devenue la mienne, et que j'étais le maître de transformer les êtres.

Flatté de cette idée de puissance, incité par le plaisir que j'avais senti, je cueillis un second et un troisième fruit, et je ne me lassai pas d'exercer ma main pour satisfaire mon goût; mais une langueur agréable, s'emparant peu à peu de tous mes sens, appesantit mes membres, et suspendit l'activité de mon âme. Je jugeai de mon inaction par la mollesse de mes pensées; mes sensations émoussées arrondissaient tous les objets, et ne me présentaient que des images faibles et mal terminées. Dans cet instant, mes yeux, devenus inutiles, se fermèrent, et ma tête, n'étant plus soutenue par la force des muscles, pencha pour trouver un appui sur le gazon. Tout fut effacé, tout disparut. La trace de mes pensées fut interrompue, je perdis le sentiment de mon existence. Ce sommeil fut profond, mais je ne sais s'il fut de longue durée, n'ayant point encore l'idée du temps, et ne pouvant le mesurer. Mon réveil ne fut qu'une seconde naissance, et je sentis seulement que j'avais cessé d'être. Cet anéantissement que je venais d'éprouver me donna quelque idée de crainte, et me fit sentir que je ne devais pas exister toujours.

J'eus une autre inquiétude : je ne savais si je n'avais pas laissé dans le sommeil quelque partie de mon être. J'essayai mes sens; je cherchai à

me reconnaître.

Dans cet instant, l'astre du jour, sur la fin de sa course, éteignit son flambeau. Je m'aperçus à peine que je perdais le sens de la vue; j'existais trop pour craindre de cesser d'être; et ce fut vainement que l'obscurité où je me trouvai me rappela l'idée de mon premier sommeil 1.

BUFFON, Histoire naturelle de l'homme.

1 Voyez Narrations en vers, même sujet.

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