Page images
PDF
EPUB

teur; il est seul, et la pensée alors sort indépen- | dante et fière de l'àme qui l'a conçue. L'âme est rappelée à sa liberté originelle par le grand spectacle de la nature. L'immensité des campagnes, la sombre solitude des forêts et des rochers, la tempête de la nuit, le silence du matin, voilà les aliments de l'enthousiasme et les témoins du génie dans ses moments de création 1.

LA HARPE. Disc, de récept. à l'Acad. franç.

LA SOLITUDE Pour l'homme de génie, pour le sage.

Hommes du monde si fiers de votre politesse et de vos avantages, souffrez que je vous dise la vérité! Ce n'est jamais parmi vous que l'on fera ni que l'on pensera de grandes choses. Vous polissez l'esprit, mais vous énervez le génie: qu'a-t-il besoin de vos vains ornements? sa grandeur fait sa beauté. C'est dans la solitude que l'homme de génie est ce qu'il doit être ; c'est là qu'il rassemble toutes les forces de son àme. Aurait-il besoin des hommes? n'a-t-il pas avec lui la nature? Et il ne la voit point à travers les petites formes de la société, mais dans sa grandeur primitive, dans sa beauté originelle et pure. C'est dans la solitude que toutes les heures laissent une trace, que tous les instants sont représentés par une pensée, que le temps est au sage, et le sage à lui-même. C'est dans la solitude surtout que l'àme a toute la vigueur de l'indépendance. Là elle n'entend point le bruit des chaines que le despotisme et la superstition secouent sur leurs esclaves: elle est libre comme la pensée de l'homme qui existerait seul 2. THOMAS. Éloge de Descartes.

LES PLAISIRS NATURELS ET L'INDÉPENDANCE DE LA VIE CHAMPÊTRE, OPPOSÉS AUX PLAISIRS FACTICES ET A LA

SERVITUDE DES VILLES.

3

Euthymène nous parlait avec plaisir des travaux de la campagne, avec transport des agréments de la vie champêtre.

Un soir, assis à table devant sa maison, sous de superbes platanes qui se courbaient au-dessus de nos têtes, il nous disait : « Quand je me promène dans mon champ, tout rit, tout s'embellit à mes yeux. Ces moissons, ces arbres, ces plantes, n'existent que pour moi, ou plutôt que pour malheureux dont je vais soulager les besoins. Quelquefois je me fais des illusions pour accroître mes jouissances. Il me semble alors que la terre

les

porte son attention jusqu'à la délicatesse, et que les fruits sont annoncés par les fleurs, comme parmi nous les bienfaits doivent l'être par les grâces.

Une émulation sans rivalité forme les liens qui m'unissent avec mes voisins. Ils viennent souvent se ranger autour de cette table, qui ne fut jamais entourée que de mes amis. La confiance et la franchise règnent dans nos entretiens. Nous nous communiquons nos découvertes; car, bien différents des autres artistes qui ont des secrets, chacun de nous est aussi jaloux de s'instruire que d'instruire les autres. ›

S'adressant ensuite à quelques habitants d'Athènes qui venaient d'arriver, il ajoutait : Vous croyez être libres dans l'enceinte de vos murs; mais cette indépendance que les lois vous accordent, la tyrannie de la société vous la ravit sans pitié des charges à briguer et à remplir, des hommes puissants à ménager, des noirceurs à prévoir et à éviter, des devoirs de bienséance plus rigoureux que ceux de la nature; une contrainte continuelle dans l'habillement, dans la démarche, dans les actions, dans les paroles; le poids insupportable de l'oisiveté, les lentes persécutions des importuns il n'est aucune sorte d'esclavage qui ne vous tienne enchaînés dans ses fers.

Vos fêtes sont si magnifiques, et les nôtres si gaies! vos plaisirs si superficiels et si passagers; les nôtres si vrais et si constants! Les dignités de la république imposent-elles des fonctions plus nobles que l'exercice d'un art sans lequel l'industrie et le commerce tomberaient en décadence?

Avez-vous jamais respiré dans vos riches appartements la fraicheur de cet air qui se joue sous cette voûte de verdure? et vos repas, quelquefois si somptueux, valent-ils ces jattes de lait qu'on vient de traire, et ces fruits délicieux que nous avons cueillis de nos mains? Et quel goût ne prêtent pas à nos aliments, des travaux qu'il est si doux d'entreprendre, même dans les glaces de l'hiver et dans les chaleurs de l'été; dont il est si doux de se délasser, tantôt dans l'épaisseur des bois, au souffle des zéphyrs, sur un gazon qui invite au sommeil, tantôt auprès d'une flamme étincelante, nourrie par des troncs d'arbre que je tire de mon domaine, au milieu de ma femme et de mes enfants, objets toujours nouveaux de l'amour le plus tendre; au mépris de ces vents impétueux qui grondent autour de ma retraite, sans en troubler la tranquillité!

1 Voyez en vers.

2 Voyez, 2e partie, un morceau du même genre, par Thomas, Fables el Allegories.

3 Athénien introduit dans le Voyage d'Anacharsis, c. 59. pour discourir sur l'agriculture et la vie champêtre (N. E.)

[ocr errors][merged small][merged small]

Heureux aujourd'hui celui qui, au lieu de parcourir le monde, vit loin des hommes ! Heureux celui qui ne connaît rien au delà de son horizon, et pour qui le village voisin même est une terre étrangère ! Il n'a point laissé son cœur à des objets aimés qu'il ne reverra plus, ni sa réputation à la discrétion des méchants. Il croit que l'innocence habite dans les hameaux, l'honneur dans les palais, et la vertu dans les temples. Il met sa gloire et sa religion à rendre heureux ce qui l'environne. S'il ne voit dans ses jardins, ni les fruits de l'Asie, ni les ombrages de l'Amérique, il cultive des plantes qui font la joie de sa femme et de ses enfants. Il n'a pas besoin des monuments de l'architecture pour ennoblir son paysage. Un arbre, à l'ombre duquel un homme vertueux s'est reposé, lui donne de sublimes ressouvenirs: le peuplier, dans les forêts, lui rappelle les combats d'Hercule, et le feuillage des chênes, les couronnes du Capitole.

La culture des blés lui présente bien d'autres concerts 2 agréables avec la vie humaine : il connaît à leurs ombres les heures du jour, à leurs accroissements les rapides saisons, et il ne compte ses années fugitives que par leurs récoltes innocentes. Il ne craint point, comme dans les villes, un hymen infidèle, ou une postérité trop nombreuse. Ses travaux sont toujours surpassés par les bienfaits de la nature. Dès que le soleil est au signe de la Vierge, il rassemble ses parents, il invite ses voisins, et, dès l'aurore, il entre avec eux, la faucille à la main, dans ses blés mûrs. Son cœur palpite de joie en voyant ses gerbes s'accumuler, et ses enfants danser autour d'elles, couronnés de bluets et de coquelicots : leurs jeux lui rappellent ceux de son premier âge, et la mémoire des vertueux ancêtres qu'il espère revoir un jour dans un monde plus heureux. Il ne doute pas qu'il y ait un Dieu, à la vue de ses moissons; et, aux douces époques qu'elles ramènent à son souvenir, il le remercie d'avoir lié la société passagère des hommes par une chaîne éternelle de bienfaits.

Prés fleuris, majestueuses et murmurantes forêts, fontaines mousseuses, sauvages rochers fréquentés de la seule colombe, aimables solitudes qui nous ravissez par d'ineffables concerts! heureux qui pourra lever le voile qui couvre vos charmes secrets, mais plus heureux encore celui qui peut les goûter en paix dans le patrimoine de ses pères 3!

BERNARDIN DE SAINT-PIERRE. Études de la
Nature.

LA VIE CHAMPÊtre.

Nous avons tous un goût naturel pour la vie champêtre. Loin du fracas des villes et des jouissances factices que leur vaine et tumultueuse société peut offrir, avec quel plaisir vivement ressenti nous allons y respirer l'air de la santé, de la liberté, de la paix!

Une scène se prépare plus intéressante mille fois que toutes celles que l'art invente à grands frais pour vous amuser ou vous distraire. Du sommet de la montagne qui borne l'horizon, l'astre du jour s'élance brillant de tous ses feux. Le silence de la nuit n'est encore interrompu que par le chant plaintif et tendre du rossignol, ou le zéphyr léger qui murmure dans le feuillage, ou le bruit confus du ruisseau qui roule dans la prairie ses eaux étincelantes. Voyez-vous ces collines se dépouiller par degrés du voile de pourpre qui les recèle, ces moissons mollement agitées se balancer au loin sous des nuances incertaines, ces châteaux, ces bois, ces chaumières, bizarrement groupés, s'élever du sein des vapeurs, ou se dessiner en traits ondoyants dans le vague azuré des airs? L'homme des champs s'éveille. Tandis que sa robuste compagne fait couler dans une urne grossière le lait de vos troupeaux, le voyez-vous ouvrir gaiement un pénible sillon, ou, la serpe à la main, émonder en chantant l'arbuste qui ne produit que pour vous ses fruits savoureux ? Cependant le soleil s'avance dans sa carrière enflammée; l'ombre, comme une vague immense, roule et se précipite vers la gorge solitaire d'où s'échappent les eaux du torrent; le vent fraîchit, l'air s'épure; une abondante rosée tombe en perles d'argent sur le velours des fleurs, ou se résout en étincelles de feu sur la naissante verdure. Oh! combien votre âme est émue! quelle fraîcheur délicieuse pénètre alors vos sens! comme elles sont consolantes et pures les pensées du matin ! comme elles égayent le rêve mélancolique de la

1 Voyez 2e partie.

2 Mot employé ici dans le sens de rapports. (NE)

3 Voyez Définitions ou Morale religieuse, en vers, même sujet

vie! En s'abandonnant à leurs douces erreurs, combien aisément on oublie, et les tristes projets de la grandeur, et les vaines jouissances de la gloire, et le mépris du monde et sa froide injustice!

Nous ne remarquons pas assez l'influence prodigieuse que la nature conserve encore sur nos âmes, malgré l'étonnante variété de nos goûts, et la profonde dépravation de nos penchants. Je ne sais, mais il me semble qu'à la campagne notre sensibilité devient et moins orgueilleuse et plus vive; que nous y aimons nos amis avec plus de franchise, nos femmes avec plus de tendresse ; que les jeux de nos enfants nous y intéressent davantage; que nous y parlons de nos ennemis avec moins d'aigreur, de la fortune avec plus d'indifférence. Est-ce en respirant la vapeur embaumée du soir, en se promenant à la lueur tranquille et douce de l'astre des nuits, qu'on peut ourdir une trame perfide, ou méditer de tristes vengeances? Ce berceau que vos mains ont planté, où le chèvrefeuille, le jasmin et la rose entrelacent leurs tiges odorantes, ne l'avez-vous orné avec tant de soin que pour vous y livrer aux rêves pénibles de l'ambition? Dans cette solitude champêtre qu'ont habitée vos pères, dans cet asile des mœurs, de la confiance et de la paix, que vous importent les vains discours des hommes, et leurs laches intrigues, et leur haine impuissante, et leurs promesses trompeuses? Quelle impression peut encore faire sur votre âme le récit importun de leurs erreurs ou de leurs crimes? Au déclin d'un jour orageux, ainsi gronde la foudre dans le nuage flottant sur les bords enflammés de l'horizon, ainsi retentit le torrent qui ravage au loin une terre agreste et sauvage 1.

[ocr errors][merged small][merged small]

Je n'irais pas me bâtir une ville en campagne, et mettre au fond d'une province les Tuileries devant mon appartement. Sur le penchant de quelque agréable colline bien ombragée, j'aurais une petite maison rustique, une maison blanche avec des contrevents verts, et, quoiqu'une couverture de chaume soit en toute saison la meilleure, je préférerais magnifiquement, non la triste ardoise, mais la tuile, parce qu'elle a l'air plus propre et plus gaie que le chaume, qu'on ne couvre pas autrement les maisons de mon pays, et que cela me rappellerait un peu l'heureux temps de ma

1 Voyez en vers, 2e partie.

jeunesse. J'aurais pour cour une basse-cour, el pour écurie une étable avec des vaches, pour avoir du laitage que j'aime beaucoup. J'aurais un potager pour jardin, et pour parc un joli verger. Les fruits, à la discrétion des promeneurs, ne seraient ni comptés ni cueillis par mon jardinier, et mon avare magnificence n'étalerait point aux yeux des espaliers superbes auxquels à peine on osât toucher. Or cette petite prodigalité serait peu coûteuse, parce que j'aurais choisi mon asile dans quelque province éloignée où l'on voit peu d'argent et beaucoup de denrées, et où règnent l'abondance et la pauvreté.

Là, je rassemblerais une société plus choisie que nombreuse d'amis aimant le plaisir, et s'y connaissant, de femmes qui puissent sortir de leur fauteuil et se prêter aux jeux champêtres, prendre quelquefois, au lieu de la navette et des cartes, la ligne, les gluaux, le râteau des faneuses et le panier des vendangeurs. Là, tous les airs de la ville seraient oubliés; et, devenus villageois au village, nous nous trouverions livrés à des foules d'amusements divers, qui ne nous donneraient, chaque soir, que l'embarras du choix pour le lendemain. L'exercice et la vie active nous feraient un nouvel estomac et de nouveaux goûts. Tous nos repas seraient des festins, où l'abondance plairait plus que la délicatesse. La gaieté, les travaux rustiques, les folàtres jeux, sont les premiers cuisiniers du monde, et les ragoûts fins sont bien ridicules à des gens en haleine depuis le lever du soleil. Le service n'aurait pas plus d'ordre que d'élégance; la salle à manger serait partout, dans le jardin, dans un bateau, sous un arbre, quelquefois au loin, près d'une source vive; sur l'herbe verdoyante et fraiche, sous des touffes d'aunes et de coudriers : une longue procession de gais convives porterait en chantant l'apprêt du festin; on aurait le gazon pour table et pour chaises; les bords de la fontaine serviraient de buffet, et le dessert pendrait aux arbres. Les mets seraient servis sans ordre, l'appétit dispenserait des façons; chacun, se préférant ouvertement à tout autre, trouverait bon que tout liarité cordiale et modérée, naîtrait sans grossièautre se préférât de même à lui: de cette famireté, sans fausseté, sans contrainte, un conflit badin, plus charmant cent fois que la politesse, laquais épiant nos discours, critiquant tout bas et plus fait pour lier les cœurs. Point d'importuns nos maintiens, comptant nos morceaux d'un œil avide, s'amusant à nous faire attendre à boire, et murmurant d'un trop long diner. Nous serious nos valets, pour être nos maîtres; chacun serait servi par tous; le temps passerait sans le compter, le repas serait le repos, et durerait autant que l'ardeur du jour. S'il passait près de nous quelque

paysan retournant au travail, ses outils sur l'épaule, je lui réjouirais le cœur par quelques bons propos, par quelques coups de bon vin qui lui feraient porter plus gaiement sa misère, et moi, j'aurais aussi le plaisir de me sentir émouvoir un peu les entrailles, et de me dire en secret: Je suis encore homme. >

Si quelque fête champêtre rassemblait les habitants du lieu, j'y serais des premiers avec ma troupe.

Si quelques mariages, plus bénis du ciel que ceux des villes, se faisaient à mon voisinage, on saurait que j'aime la joie, et j'y serais invité. Je porterais à ces bonnes gens quelques dons simples comme eux, qui contribueraient à la fête, et j'y trouverais, en échange, des biens d'un prix inestimable, des biens si peu connus de mes égaux, la franchise et le vrai plaisir. Je souperais gaiement au bout de leur longue table, j'y ferais chorus au refrain d'une vieille chanson rustique, et je danserais dans leur grange de meilleur cœur qu'au bal de l'Opéra.

J.-J. ROUSSEAU. Émile.

BONHEUR DE JEAN-JACQUES DANS LA SOLITUDE.

Je ne saurais vous dire, monsieur, combien j'ai été touché de voir que vous m'estimiez le plus malheureux des hommes. Le public, sans doute, en jugera comme vous, et c'est ce qui m'afllige. Oh! que le sort dont j'ai joui n'est-il connu de tout l'univers ! chacun voudrait s'en faire un semblable! la paix régnerait sur la terre, les hommes ne songeraient plus à se nuire, et il n'y aurait plus de méchants, quand nul n'aurait d'intérêt à l'être. Mais de quoi jouissais-je enfin quand j'étais seul? de moi; de tout ce qu'a de beau le monde intellectuel ; je rassemblais autour de moi tout ce qui pouvait flatter mon cœur; mes désirs étaient la mesure de mes plaisirs: non, jamais les plus voluptueux n'ont connu de pareilles délices, et j'ai cent fois plus joui de mes chimères, qu'ils ne font des réalités.

Quand mes douleurs me font tristement mesurer la longueur des nuits, que l'agitation de la fièvre m'empêche de goûter un seul instant de sommeil, souvent je me distrais de mon état présent, en songeant aux divers événements de ma vie; et les repentirs, les doux souvenirs, les regrets, l'attendrissement, se partagent le soin de me faire oublier, quelques moments, mes souffrances. Quels temps croyez-vous, monsieur, que je me rappelle le plus souvent et le plus volontiers dans mes rêves? Ce ne sont point les plaisirs de ma jeunesse; ils furent trop rares, trop mêlés d'amertume, et sont déjà trop loin de moi : ce

sont ceux de ma retraite, ce sont mes promenades solitaires, ce sont ces jours rapides, mais délicieux, que j'ai passés tout entiers avec moi seul, avec ma bonne et simple gouvernante, avec mon chien bien-aimé, ma vieille chatte, les oiseaux de la campagne, les biches de la forêt, avec la nature entière et son inconcevable auteur. En me levant avant le soleil pour aller voir, contempler son lever dans mon jardin, quand je voyais commencer une belle journée, mon premier souhait était que ni lettres ni visites n'en vinssent troubler le charme. Après avoir donné les matinées à divers soins, que je remplissais tous avec plaisir, parce que je pouvais les remettre à un autre temps, je me hâtais de diner pour échapper aux importuns, et me ménager une plus longue après-midi. Avant une heure, même les jours les plus ardents, je partais par le grand soleil avec le fidèle Achate, pressant le pas, dans la crainte que quelqu'un ne vint s'emparer de moi avant que je pusse m'esquiver; mais quand une fois j'avais pu doubler un certain coin, avec quel battement de cœur, avec quel petillement de joie je commençais à respirer en me sentant sauvé, en me disant Me voilà maître de moi le reste de ce jour! J'allais alors d'un pas plus tranquille chercher quelque lieu sauvage dans la forêt, quelque lieu désert, où rien, en me montrant la main de l'homme, ne m'annonçat la servitude et la domination, quelque asile où je pusse croire avoir pénétré le premier, et où nul tiers importun ne vint s'interposer entre la nature et moi c'était là qu'elle semblait déployer à mes yeux une magnificence toujours nouvelle. L'or des genêts et la pourpre des bruyères frappaient mes yeux d'un luxe qui touchait mon cœur; la majesté des arbres qui me couvraient de leur ombre, la délicatesse des arbustes que je foulais sous mes pieds, tenaient mon esprit dans une alternative continuelle d'observation et d'admiration; le concours de tant d'objets intéressants qui se disputaient mon attention, m'attirant sans cesse de l'un à l'autre, favorisait mon humeur rêveuse et paresseuse, et me faisait souvent redire à moi-même : Non, Salomon dans toute sa gloire ne fut jamais vêtu comme l'un d'eux.

Mon imagination ne laissait pas longtemps déserte la terre ainsi parée; je la peuplais bientôt. d'êtres selon mon cœur ; et, chassant bien loin l'opinion, les préjugés, toutes les passions factices, je transportais, dans les asiles de la nature, des hommes dignes de les habiter; je m'en formais une société charmante dont je ne me sentais pas indigne ; je me faisais un siècle d'or à ma fantaisie, et, remplissant ces beaux jours de toutes les scènes de ma vie qui m'avaient laissé de doux souvenirs, et de toutes celles que mon cœur désirait

encore, je m'attendrissais jusqu'aux larmes sur les vrais plaisirs de l'humanité : plaisirs délicieux, si près de nous, et qui sont désormais si loin des hommes ! Oh! si dans ces moments quelque idée de Paris, de mon siècle et de ma petite gloriole d'auteur, venait troubler mes rêveries, avec quel dédain je les chassais à l'instant pour me livrer sans distraction aux sentiments exquis dont mon âme était pleine! Cependant, au milieu de tout cela, je l'avoue, le néant de mes chimères venait quelquefois me contrister tout à coup quand tous mes rêves se seraient tournés en réalité, ils ne m'auraient pas sufli; j'aurais imaginé, rêvé, désiré encore je trouvais en moi un vide inexplicable que rien n'aurait pu remplir, un certain élancement de mon cœur vers une autre sorte de jouissance dont je n'avais pas l'idée, et dont pourtant je sentais le besoin: eh bien, monsieur, cela même était une jouissance, puisque j'en étais pénétré d'un sentiment très-vif, et d'une tristesse attirante que je n'aurais pas voulu ne pas avoir.

Bientôt, de la surface de la terre j'élevais mes idées à tous les êtres de la nature, au système universel des choses, à l'Etre suprême qui embrasse tout; alors, l'esprit perdu dans cette immensité, je ne pensais pas, je ne raisonnais pas, je ne philosophais pas je me sentais, avec une sorte de volupté, accablé du poids de cet univers: je me livrais avec attendrissement à la confusion des grandes idées; j'aimais à me perdre en imagination dans l'espace; mon cœur resserré même dans les bornes des êtres s'y trouvait trop à l'étroit, j'étouffais dans l'univers. J'aurais voulu m'élancer dans l'infini je crois que, si j'eusse dévoilé tous les mystères de la nature, je me serais senti dans une situation moins délicieuse que cette étourdissante extase à laquelle mon esprit se livrait sans retenue, et qui, dans l'agitation de mes transports, me faisait écrier quelquefois : Ogrand Etre! 6 grand Etre! sans pouvoir dire ni penser rien de plus.

Ainsi s'écoulaient dans un délire continuel les journées les plus charmantes que jamais créature humaine ait passées; et, quand le coucher du soleil me faisait songer à la retraite, étonné de la rapidité du temps, je croyais n'avoir pas mis assez à profit ma journée; je pensais en pouvoir jouir davantage encore, et, pour réparer le temps perdu, je me disais : Je reviendrai demain.

Je revenais à petits pas, la tête un peu fatiguée, mais le cœur content. Je me reposais agréablement au retour en me livrant à l'impression des objets, mais sans penser, sans imaginer, sans rien faire autre chose que sentir le calme et le bonheur de ma situation. Je trouvais mon couvert mis sur la terrasse, je soupais de grand appétit; dans mon petit domestique, nulle image de servitude et de

dépendance ne troublait la bienveillance qui nous unissait tous: mon chien lui-même était mon ami, non mon esclave; nous avions toujours la même volonté; mais jamais il ne m'a obéi; ma gaieté durant toute la soirée témoignait que j'avais vécu seul tout le jour j'étais bien différent quand j'avais vu compagnie; j'étais rarement content des autres, et jamais de moi; le soir, j'étais grondeur et taciturne : cette remarque est de ma gouvernante; et, depuis qu'elle me l'a dite, je l'ai toujours trouvée juste en m'observant. Enfin, après avoir fait encore le soir quelques tours dans mon jardin, ou chanté quelque air sur mon épinette, je trouvais dans mon lit un repos de corps et d'ame cent fois plus doux que le sommeil

encore.

Ce sont là les jours qui ont fait le vrai bonheur de ma vie : bonheur sans amertume, sans ennui, sans regrets, et auquel j'aurais borné volontiers tout celui de mon existence. Oui, monsieur, que de pareils jours remplissent pour moi l'éternité, je n'en demande point d'autres, et n'imagine pas que je sois beaucoup moins heureux dans ces ravissantes contemplations que les intelligences célestes; mais un corps qui souffre ôte à l'esprit sa liberté désormais je ne suis plus seul, j'ai un hôte qui m'importune; il faut m'en délivrer pour être à moi, et l'essai que j'ai fait de ces douces jouissances ne sert plus qu'à me faire attendre avec moins d'effroi le moment de les goûter sans distraction.

L'AMBITION 1.

J.-J. ROUSSEAU.

L'ambition montre à celui qu'elle aveugle, pour terme de ses poursuites, un état florissant, où il n'aura plus rien à désirer, parce que ses vœux seront accomplis, où il goûtera le plaisir le plus doux pour lui, et dont il est le plus sensiblement touché; savoir de dominer, d'ordonner, d'être l'arbitre des affaires et le dispensateur des grâces, de briller dans un ministère, dans une dignité éclatante; d'y recevoir l'encens du public et ses soumissions; de s'y faire craindre, honorer, respecter.

Tout cela rassemblé dans un point de vue lui trace l'idée la plus agréable, et peint à son imagination l'objet le plus conforme aux vœux de son cœur; mais dans le fond ce n'est qu'une idée, et voici ce qu'il y a de plus réel; c'est que, pour atteindre jusque-là, il y a une route à tenir, pleine

4 Voyez Definitions, même sujet. par les mêmes orteurs.

« PreviousContinue »