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et au désir de ne pas déplaire mille choses que notre conscience nous reproche, et d'où notre goût même nous éloigne; en un mot, nous ne vivons pas pour nous-mêmes et pour la vérité, nous vivons pour les autres et pour la vanité. De là vient que, dès que la vérité est en concurrence avec quelques-unes de nos passions, et qu'il faut leur donner atteinte en se déclarant pour elle, nous l'abandonnons. Ainsi, toute notre vie se passe à déférer aux autres, à nous accommoder à leurs passions, à suivre leurs exemples. La complaisance est le grand ressort de toute notre conduite; et, n'ayant peut-être point de vice à nous, nous devenons coupables de ceux de tous les autres.

MÊME SUJET.

MASSILLON.

Si nous voulons nous juger nous-mêmes, et entrer dans le détail de nos devoirs, de nos liaisons, de nos entretiens, nous verrons que tous nos discours et toutes nos démarches ne sont que des adoucissements de la vérité, et des tempéraments pour la réconcilier avec les préjugés ou les passions de ceux avec qui nous avons à vivre. Nous ne leur montrons jamais la vérité que par les endroits par où elle peut leur plaire; nous trouvons toujours un beau côté dans leurs vices les plus déplorables; et, comme toutes les passions ressemblent toujours à quelque vertu, nous ne manquons jamais de nous sauver à la faveur de cette ressemblance.

Ainsi tous les jours, devant un ambitieux, nous parlons de l'amour de la gloire et du désir de parvenir, comme des seuls penchants qui font les grands hommes; nous flattons son orgueil, nous allumons ses désirs par des espérances et par des prédictions flatteuses et chimériques; nous nourrissons l'erreur de son imagination en rapprochant de lui des fantômes dont il se repaît sans cesse luimême. Nous osons peut-être, en général, plaindre les hommes de tant s'agiter pour des choses que le hasard distribue, et que la mort va nous ravir demain; mais nous n'osons blamer l'insensé qui sacrifie à cette fumée son repos, sa vie et sa conscience. Devant un vindicatif, nous justifions son ressentiment et sa colère; nous adoucissons son crime dans son esprit, en autorisant la justice de ses plaintes; nous ménageons sa passion, en exagérant le tort de son ennemi : nous osons peutêtre dire qu'il faut pardonner, mais nous n'osons pas ajouter que le premier degré du pardon, c'est de ne plus parler de l'injure qu'on a reçue.

Devant un courtisan mécontent de sa fortune, et jaloux de celle des autres, nous lui montrons ses concurrents par les endroits les moins favorables; nous jetons habilement un nuage sur leur

mérite et sur leur gloire, de peur qu'elle ne blesse les yeux jaloux de celui qui nous écoute. Nous diminuons, nous obscurcissons l'éclat de leurs talents et de leurs services; et, par nos ménagements injustes, nous aigrissons la passion, nous l'aidons à s'aveugler, et à regarder comme des honneurs qu'on lui ravit tous ceux qu'on répand sur ses frères. Que dirai-je ? Devant un prodigue, ses profusions ne sont plus dans notre bouche qu'un air de générosité et de magnificence; devant un avare, sa dureté et sa sordidité ne sont plus qu'une sage modération et une bonne conduite domestique; devant un grand, ses préjugés et ses erreurs trouvent toujours en nous des apologies toutes prêtes; on respecte ses passions comme son autorité, et ses préjugés deviennent toujours les nôtres. Enfin nous empruntons les erreurs de tous ceux avec qui nous vivons; nous nous transformons en d'autres eux-mêmes; notre grande étude est de connaître leurs faiblesses pour nous les approprier : nous n'avons point de langage à nous, nous parlons toujours le langage des autres; nos discours ne sont qu'une répétition de leurs préjugés; et cet indigne avilissement de la vérité, nous l'appelons la science du monde, la prudence qui sait prendre son parti, le grand art de réussir et de plaire.

LE MÊME.

AUX ÉCRIVAINS: RESPECT DE LA VÉRITÉ.

Il est temps de respecter la vérité. Il y a deux mille ans que l'on écrit, et deux mille ans que l'on flatte. Poëtes, orateurs, historiens, tout a été complice de ce crime. Il y a peu d'écrivains pour qui l'on n'ait à rougir; il n'y a presque pas un livre où il n'y ait des mensonges à effacer. Les quatre Siècles des Arts, monuments de génie, sont aussi des monuments de bassesse. Qu'il en naisse un cinquième, et qu'il soit celui de la vérité. La flatterie, dans tous les siècles, l'a bannie des cours; la mollesse de nos mœurs la bannit de nos sociétés; l'effroi la repousse de nos cœurs, quand elle y veut descendre.

O écrivains! qu'elle ait un asile dans vos ouvrages; que chacun de vous fasse le serment de ne jamais flatter, de ne jamais tromper.

Avant de louer un homme, interrogez sa vie; avant de louer la puissance, interrogez votre cœur. Si vous espérez, si vous craignez, vous serez vils. Êtes-vous destinés par vos talents à la renommée, songez que chaque ligne que vous écrivez ne s'effacera plus; montrez-la donc d'avance à la postérité qui vous lira, et tremblez qu'après avoir lu, elle ne détourne son regard avec mépris. Non, le génie n'est pas fait pour trafiquer du mensonge avec la

fortune; il a dans son cœur je ne sais quoi qui s'indigne d'une faiblesse, et sa grandeur ne peut s'avilir sans remords.

Juger de tout, apprécier la vie, peser la crainte et l'espérance, voir et l'intérêt des hommes et l'intérêt des sociétés, s'instruire par les siècles et instruire le sien, distribuer sur la terre et la gloire et la honte, et faire ce partage comme Dieu et la conscience le feraient, voilà sa fonction; que chacune de ses paroles soit sacrée, que son silence même inspire le respect et ressemble quelquefois à la justice. Un conquérant qui aimait la gloire, mais plus avide de renommée que juste, s'étonnait de ce qu'un homme vertueux, et que tout le peuple respectait, ne parlait jamais de lui. Il le manda. Pourquoi, dit-il, les hommes les plus sages de mon empire se taisent-ils sur mes conquêtes?»‹ Prince, dit le vieillard, les sages des siècles suivants le diront à la postérité ; et il se retira.

THOMAS. Essai sur les éloges.

HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE.

L'histoire de la philosophie est le tableau de la marche de l'esprit humain, ou du moins elle en occupe la portion la plus élevée; car non-seulement elle comprend ses plus nobles travaux, mais elle embrasse le genre de recherches qui ont dû exercer la plus puissante influence sur toutes les branches des connaissances; non-seulement elle se lie étroitement à l'histoire des mœurs, mais elle s'unit encore par celle-ci à l'histoire générale. La philosophie, dans ses progrès ou ses écarts, prend ou suit les révolutions de la civilisation, tour à tour y prenant une part essentielle, ou en ressentant les effets.

Quel est l'homme doué de quelque élévation dans l'esprit qui n'éprouverait un juste respect en ouvrant les annales où se trouvent consignées tant de traditions antiques, tant d'importantes découvertes, tant de profondes controverses, et qui ne suivrait, avec une juste curiosité, les travaux par lesquels les plus illustres génies de tous les pays et de tous les âges ont éclairé les doctrines de la sagesse? Le commerce qu'il entretiendra ainsi avec eux allumera en lui une passion généreuse; ses vues s'étendront par de vastes comparaisons, seront fécondées par de grandes expériences. C'est dans l'application et l'emploi que la raison humaine a faits de ses facultés et de ses forces, qu'il apprendra à mieux connaître les lois qui la régissent, et les prérogatives dont elle jouit ; c'est là qu'il découvrira les causes des progrès obtenus et des écarts commis; c'est là qu'il puisera des

règles certaines pour apprécier le mérite ou les inconvénients des diverses méthodes, qu'il verra se peindre sous une forme sensible toutes les opérations de l'intelligence, qu'il observera les secours mutuels que les sciences se sont prêtés les unes aux autres, leur commune subordination à l'égard de cette science qu'on a justement nommée la science mère; c'est là enfin qu'il pourra apprendre à juger les diverses doctrines, non plus seulement par leurs principes, mais encore par leurs effets; à reconnaître et à circonscrire le domaine réel de la philosophie, à découvrir les vides et les desiderata qui restent encore à combler, et surtout à distinguer, par des caractères positifs, la fausse philosophie de la véritable.

Si les moindres phénomènes de la nature matérielle nous offrent un intérêt toujours renaissant, pourrions-nous demeurer indifférents au spectacle des plus beaux phénomènes de la nature morale, des opérations de cette raison qui est comme le reflet de l'intelligence suprême, et qui semble interposée entre le Créateur et la création, pour révéler l'un à l'autre, pour expliquer celle-ci par l'idée de celui-là?

DE GERANDO. Histoire comparée des systèmes de philosophie, chap. Ier.

DE LA RÉVOLUTION OPÉRÉE DANS LA PHILOSOPHIE PAR

DESCARTES.

Il est aisé de compter les hommes qui n'ont pensé d'après personne, et qui ont fait penser d'après eux le genre humain. Seuls et la tête levée, on les voit marcher sur les hauteurs; tout le reste des philosophes suit comme un troupeau. N'est-ce pas la lacheté d'esprit qu'il faut accuser d'avoir prolongé l'enfance du monde et des sciences? Adorateurs stupides de l'antiquité, les philosophes ont rampé durant vingt siècles sur les traces des premiers maîtres. La raison condamnée au silence faisait parler l'autorité : aussi, rien ne s'éclaircissait dans l'univers; et l'esprit humain, après s'être traîné mille ans sur les vestiges d'Aristote, se trouvait encore aussi loin de la vérité.

Enfin parut en France un génie puissant et hardi, qui entreprit de secouer le joug du prince de l'école. Cet homme nouveau vint dire aux autres hommes que, pour être philosophe, il ne suffisait pas de croire, mais qu'il fallait penser. A cette parole toutes les écoles se troublèrent; une vieille maxime régnait encore: Ipse dixit, le maître l'a dit. Cette maxime d'esclave irrita tous les philosophes contre le père de la philosophie pensante; elle le persécuta comme novateur et impie, le chassa de royaume en royaume, et l'on

vit Descartes s'enfuir, emportant avez lui la vérité, qui, par malheur, ne pouvait être ancienne en naissant. Cependant, malgré les cris et la fureur de l'ignorance, il refusa toujours de jurer que les anciens fussent la raison souveraine; il prouva même que ses persécuteurs ne savaient rien, et qu'ils devaient désapprendre ce qu'ils croyaient savoir. Disciple de la lumière, au lieu d'interroger les morts et les dieux de l'école, il ne consulta que les idées claires et distinctes, la nature et l'évidence. Par ses méditations profondes, il tira toutes les sciences du chaos; et, par un coup de génie plus grand encore, il montra le secours mutuel qu'elles devaient se prêter; il les enchaina toutes ensemble, les éleva les unes sur les autres; et, se plaçant ensuite sur cette hauteur, il marcha, avec toutes les forces de l'esprit humain ainsi rassemblées, à la découverte de ces grandes vérités que d'autres, plus heureux, sont venus enlever après lui, mais en suivant les sentiers de lumière que Descartes avait tracés.

Ce furent donc le courage et la fierté d'un seul esprit qui causèrent dans les sciences cette heureuse et mémorable révolution dont nous goûtons aujourd'hui les avantages avec une superbe ingratitude. Il fallait aux sciences un homme qui osat conjurer tout seul avec son génie contre les anciens tyrans de la raison, qui osàt fouler aux pieds ces idoles que tant de siècles avaient adorées. Deseartes se trouvait enfermé dans le labyrinthe avec tous les autres philosophes; mais il se fit lui-même des ailes, et il s'envola, frayant ainsi une route nouvelle à la raison captive 1.

Le P. GUÉNARD, jésuite. Discours prononcé à l'Académie française en 1755.

Je dirai donc au philosophe : Ne vous agitez point contre ces mystères que la raison ne saurait percer; attachez-vous à l'examen de ces vérités qui se laissent approcher, qui se laissent, en quelque sorte, toucher et manier, et qui répondent de toutes les autres; ces vérités sont des faits éclatants et sensibles, dont la religion s'est comme enveloppée tout entière, afin de frapper également les esprits grossiers et subtils. On livre ces faits à votre curiosité; voilà les fondements de la religion. Creusez donc autour, essayez de les ébranler, descendez avec le flambeau de la philosophie jusqu'à cette pierre antique tant de fois rejetée par les incrédules, et qui les a tous écrasés.

Mais lorsque, arrivé à une certaine profondeur, vous aurez trouvé la main du Tout-Puissant qui soutient, depuis l'origine du monde, ce grand et majestueux édifice, toujours affermi par les orages mêmes et le torrent des années, arrêtez-vous, et ne creusez pas jusqu'aux enfers. La philosophie ne saurait vous mener plus loin sans vous égarer: vous entrez dans les abimes de l'infini; elle doit ici se voiler les yeux comme le peuple,'et remettre l'homme avec confiance entre les mains de la foi... Laissez donc à Dieu cette nuit profonde, où il lui plaît de se retirer avec sa foudre et ses mystères.

LE MÊME Ibidem.

ALLIANCE DE L'ESPRIT PHILOSOPHIQUE AVEC LE GÉNIE DES LETTRES ET DES ARTS DANS LES PRODUCTIONS DU GOUT.

Par rapport aux ouvrages de goût, si j'osais dire que le génie des beaux-arts est tellement ennemi de l'esprit philosophique, qu'il ne peut

LES BORNES QUE LA RELIGION DOIT METTRE A L'ESPRIT jamais se réconcilier avec lui, combien d'ouvrages

PHILOSOPHIQUE.

Quelles sont, en matière de religion, les bornes où doit se renfermer l'esprit philosophique? Il est aisé de le dire la nature elle-même l'avertit à tout moment de sa faiblesse, et lui marque en ce genre les limites étroites de son intelligence. Ne sent-il pas à chaque instant, quand il veut avaneer trop avant, ses yeux s'obscurcir et son flambeau s'éteindre ? C'est là qu'il faut s'arrêter; la foi lui laisse tout ce qu'il peut comprendre; elle ne lui ôte que les mystères et les objets impénétrables. Ce partage doit-il irriter la raison? Les chaînes qu'on lui donne sont aisées à porter, et ne doivent paraitre trop pesantes qu'aux esprits vains et légers.

1 Voyez Caractères ou Portrails.

immortels, où brille une savante raison, parée de mille attraits enchanteurs, élèveraient ici la voix de concert, et pousseraient un cri contre moi ! Je l'avouerai donc : les Grâces accompagnent quelquefois la philosophie, et répandent sur ses traces les fleurs à pleines mains. Mais qu'il me soit permis de répéter une parole de la sagesse au philosophe sublime qui possède l'un et l'autre talent Craignez d'être trop sage; craignez que l'esprit philosophique n'éteigne, ou, du moins, n'amortisse en vous le feu sacré du génie. Sans cesse il vient accuser de témérité, et lier, par de timides conseils, la noble hardiesse du pinceau créateur naturellement scrupuleux, il pèse et mesure toutes ses pensées, et les attache les unes aux autres par un fil grossier, qu'il veut toujours avoir à la main: il voudrait ne vivre que de réflexions, ne se nourrir que d'évidence; il abattrait, comme ce tyran de Rome, la tête des fleurs

qui s'élèvent au-dessus des autres 1: observateur éternel, il vous montrera tout autour de lui des vérités, mais des vérités sans corps, pour ainsi dire, qui sont uniquement pour la raison, et qui n'intéressent ni les sens, ni le cœur humain. Rejetez donc ces idées, ou changez-les en images, donnez-leur une teinte plus vive libre des opinions vulgaires, et pensant d'une manière qui n'appartient qu'à lui seul, il parle un langage, vrai dans le fond, mais nouveau et singulier, qui blesserait l'oreille des autres hommes: vaste et profond dans ses vues, et s'élevant toujours par ses notions abstraites et générales, qui sont pour lui comme des livres abrégés, il échappe à tout moment aux regards de la foule, et s'envole fièrement dans les régions supérieures. Profitez de ces idées originales et hardies, c'est la source du grand et du sublime; mais donnez du corps à ces pensées trop subtiles: adoucissez par le sentiment la fierté de ces traits abaissez tout cela jusqu'à la portée de nos sens. Nous voulons que les objets viennent se mettre sous nos yeux : nous voulons un vrai qui nous saisisse d'abord, et qui remplisse notre âme de lumière et de chaleur. Il faut que la philosophie, quand elle veut nous plaire dans un ouvrage de goût, emprunte le coloris de l'imagination, la voix de l'harmonie, la vivacité de la passion. Les beaux-arts, enfants et pères du plaisir, ne demandent que la fleur et la plus douce substance de votre sagesse.

LE MÊME. Ibidem.

INFLUENCE DE l'esprit philOSOPHIQUE SUR LE STYLE DES ÉCRIVAINS.

Je pourrais, en parcourant tous les genres, montrer partout les beaux-arts en proie à l'esprit philosophique; mais il faut se borner: plaignons cependant ici la triste destinée de l'éloquence, qui dégénère et périt tous les jours, à mesure que la philosophie s'avance à la perfection. Il est vrai que la passion des faux brillants et de la vaine parure a flétri sa beauté naturelle à force de la farder: il est vrai que le bel esprit a ravagé presque toutes les parties de l'empire littéraire ; mais voici un autre fléau bien plus terrible encore: c'est la raison elle-même; je dis cette raison géométrique qui dessèche, qui brûle, pour ainsi dire, tout ce qu'elle ose toucher. Elle renouvelle aujourd'hui la tyrannie de ce faux atticisme, qui calomniait autrefois l'orateur romain, et dont la

lime sévère persécutait l'éloquence, déchirant tous ses ornements, et ne lui laissant qu'un corps décharné, sans coloris, sans grâces, et presque sans vie. Une justesse superstitieuse, qui s'examine sans cesse, et compose toutes ses démarches; une fière précision, qui se hâte d'exposer froidement ses vérités, et ne laisse sortir de l'àme aucun sentiment, parce que les sentiments ne sont pas des raisons; l'art de poser des principes, et d'en exprimer une longue suite de conséquences également claires et glaçantes; des idées neuves et profondes, qui n'ont rien de sensible et de vivant, mais qu'on emporte avec soi pour les méditer à loisir voilà l'éloquence de nos orateurs formés à l'école de la philosophie. D'où vient encore cette métaphysique distillée, que la multitude dévore, sans pouvoir se nourrir d'une substance si déliée, et qui devient, pour les lecteurs les plus intelligents eux-mêmes, un exercice laborieux, où l'esprit se fatigue à courir après des pensées qui ne laissent aucune prise à l'imagination? Tous ces discours pleins, si l'on veut, d'une sublime raison, mais où l'on ne trouve point cette chaleur et ce mouvement qui vient de l'àme, ne sortentils point manifestement de ce génie de discussion et d'analyse accoutumé à tout décomposer et à tout réduire en abstractions idéales, à dépouiller les objets de leurs qualités particulières pour ne leur laisser que des qualités vagues et générales qui ne sont rien pour le cœur humain? Je le dirai: ce n'est pas corrompre l'éloquence, comme a fait le bel esprit, c'est lui arracher le principe même de sa force et de sa beauté. Ne sait-on pas qu'elle est presque tout entière dans le cœur et l'imagination, et que c'est là qu'elle va prendre ses charmes, sa foudre même, et son tonnerre? Lisons les anciens: nous y trouverons des peintures vives et frappantes qui semblent faire entrer les objets eux-mêmes dans l'esprit, des tours hardis et véhéments qui donnent aux pensées des ailes de feu, et les jettent comme des traits brùlants dans l'âme du lecteur; une expression touchante des sentiments et des mœurs, qui se répand dans tout le discours comme le sang dans les veines, et lui communique, avec une chaleur douce et continue, un air naturel et toujours animé; une variété charmante de couleurs et de tons, qui représentent les nuances et les divers changements du sujet. Or tous ces grands caractères de l'antique éloquence, pourrait-on les retrouver aujourd'hui dans les discours si pensés, si méthodiques, si bien raisonnés, dont l'esprit

4 Sextus Tarquin, s'étant rendu maitre de la ville de Gables, fit demander à son père ce qu'il devait faire pour y affermir son pouvoir. Tarquin le Superbe, au lieu de répondre directement à son fils, passa avec l'envoyé de

Sextus dans son jardin, et abattit les têtes des pavots les plus élevés. Sextus comprit qu'il devait se défaire des principaux citoyens de Gabies. Voyez Tit. Liv., liv. ter, chap 54. N.E)

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Quel état que celui où, par devoir, on doit être toujours l'interprète de la morale et de la vertu ! Mais, pour être digne de la peindre, il faut la sentir. Le véritable homme de lettres ne se bornera donc point à enseigner la vertu dans ses écrits; on ne verra point ses mœurs contredire ses ouvrages, et lorsqu'un sentiment honnête viendra s'offrir sous sa plume, il ne le repoussera point comme un accusateur. Heureux si, dans la douceur de la vie domestique, il peut épurer son âme! Heureux si sa maison est le sanctuaire de la nature! si, tous les jours, il peut aimer ce qu'il honore! si, tous les jours, il peut serrer dans ses bras un père, une mère, qui répondent à ses caresses, et dont la vieillesse adorée n'offre, aux yeux du fils qui la contemple, que l'image des vertus et le souvenir attendrissant des bienfaits!

Dans le monde, simple et sans faste, aussi éloigné de la fausseté que de la rudesse, il parlera aux hommes sans les flatter, comme sans les craindre. Il ne séparera point le respect qu'il doit aux titres, du respect que tout homme se doit. Il sait que la dignité des rangs est à un petit nombre de citoyens, mais que la dignité de l'âme est à tout le monde ; que la première dégrade l'homme qui n'a qu'elle; que la seconde élève l'homme à qui tout le reste manque. Si la fortune lui donne un bienfaiteur, il remerciera le ciel d'avoir un devoir de plus à remplir. A ses ennemis, il opposera le courage et la douceur; à l'envie, le développement de ses talents; à la satire, le silence; aux calomniateurs, sa vertu. La vertu, dans un cœur noble, se nourrit par la liberté. Il sera donc libre, et sa liberté sera de n'obéir qu'à l'honneur, de ne craindre que les lois.

Jouirait-il de cette indépendance, s'il pouvait

ouvrir son âme au désir de la fortune et au vil intérêt? Non l'intérêt et la liberté se combattent. Homme de lettres, si tu as de l'ambition, ta pensée devient esclave, et ton âme n'est plus à toi! Va, la richesse ne cherche pas les hommes libres, elle ne pénètre pas dans les solitudes; elle ne court pas après la vertu, elle fuit surtout la vérité. Si tu t'occupes de fortune, tu te mets

1 Voyez l'Homme de lellres, par La Harpe et Lacretelle, Definitions.

toi-même à l'enchère; crains de calculer bientôt le prix d'une bassesse, et le salaire d'un mensonge. Si ton âme est noble, ta fortune est l'honneur; ta fortune est l'estime de ta patrie, l'amour de tes concitoyens, le bien que tu peux faire. Si elle ne te suffit pas, renonce à un état que tu déshonores. Tu serais à la fois vil et malheureux, tourmenté et coupable; tu serais trop à plaindre.

Que le véritable homme de lettres est différent ! Tout ce qui trouble et agite les autres hommes n'a point d'empire sur lui. Il ne court point après les récompenses; la sienne est dans son cœur. Si les richesses s'offrent à lui, il s'honore par leur usage; si elles s'éloignent, il s'honore par sa pauvreté. Ainsi les jours se succèdent, ainsi les années s'écoulent entre le bonheur et la paix. Enfin la tranquille vieillesse vient couronner ses travaux. Il voit le dernier terme sans remords et sans trouble. Il tourne les yeux vers la patrie dont il se sépare. Elle l'a honoré, elle le regrette. Il voit la postérité qui s'avance pour recevoir son nom. Si, en ramenant ses regards sur luimême, il parcourt toutes les pensées de sa vie, il n'en trouve aucune qu'il désirât pouvoir effacer; toutes ont été utiles, toutes consacrées au bonheur des hommes. La douce idée de l'avenir se

joint à celle du passé, et répand la sérénité sur ses derniers moments. Il meurt, mais ses pensées vivent, et feront encore quelque bien à la terre, lorsque ses cendres mêmes ne seront plus. Telle est la carrière de l'homme de lettres citoyen: en est-il une où la gloire soit plus douce, et laisse au fond d'un cœur honnête une satisfaction plus touchante et plus pure?

THOMAS Disc. de récept. à l'Acad. frang.

LA RETRAITE, ESSENTIELLE AU TRAVAIL.

Eh! quel homme de talent n'en a pas fait l'expérience? C'est dans les antres solitaires qu'Apollon rendait autrefois ses oracles. Ses prêtres criaient qu'on écartat les profanes au moment où ils allaient recevoir le dieu. Ainsi l'orateur, le poëte, le grand écrivain, s'il attend et sollicite l'inspiration, fuit loin du séjour des villes, vers les demeures retirées et champêtres. A mesure qu'il s'en approche, les vaines rumeurs, les bruyantes frivolités, les tumultueuses distractions, les clameurs orageuses se perdent dans le lointain. Il semble que tout se taise autour de lui, et, dans ce silence universel, s'élève la voix du génie qui va se faire entendre au monde. Auparavant, il était gêné dans la foule; sa marche était contrainte, son langage timide; à présent ses liens sont brisés ; il relève la vue, son regard est fixe et assuré. Il est venu se placer à sa hau

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