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porté dans sa chaise, et, malgré ses infirmités, montrer qu'une âme guerrière est maîtresse du corps qu'elle anime; mais enfin il faut céder. C'est en vain qu'à travers des bois, avec sa cavalerie toute fraîche, Beek précipite sa marche pour tomber sur nos soldats épuisés; le prince l'a prévenu, les bataillons enfoncés demandent quartier; mais la victoire va devenir plus terrible pour le duc d'Enghien que le combat.

qu'il porte ses coups; il préfère à un triomphe facile l'honneur d'un combat dangereux. Deux fois il ose l'aborder, deux fois l'incendie qui s'allume dans le vaisseau ennemi l'oblige de s'écarter. Le Devonshire, semblable à un volcan allumé, tandis qu'il est consumé au dedans, vomit au dehors des feux encore plus terribles. Les Anglais, d'une main lancent des flammes, de l'autre tâchent d'éteindre celles qui les environnent. Duguay-Trouin n'eût désiré les vaincre que pour les sauver. Ce fut un terrible spectacle pour un cœur tel que le sien, de voir ce vaisseau immense brûlé en pleine mer, la lueur de l'embrasement réfléchie au loin sur les flots, tant d'infortunés errants en furieux, ou palpitants immobiles au milieu des flammes, s'embrassant les uns les autres, ou se déchirant eux-mêmes, levant vers le ciel des bras consumés, ou précipitant leurs corps fumants dans la mer; d'entendre le bruit de l'incendie, les hurlements des mourants, les vœux de la religion mêlés aux cris du désespoir et aux imprécations de la rage, jusqu'au moment terrible où le vaisseau s'enfonce, l'abîme se referme, et tout disparaît. Puisse le génie de l'humanité mettre souvent de pareils tableaux devant les yeux des rois qui ordonnent les guerres ! Cependant Duguay-Trouin poursuit la flotte épouvantée. Tout fuit, tout se disperse. La mer est couverte de débris; nos ports se remplissent de dépouilles; et tel fut l'événement de ce combat, qu'aucun des vaisseaux qui portaient du secours ne passa chez les ennemis. Les fruits de la bataille d'Almanza furent assurés; l'archiduc vit échouer ses espérances, et Philippe V put se flatter que son trône serait un

Pendant qu'avec un air assuré il s'avance pour recevoir la parole de ces braves gens, ceux-ci, toujours en garde, craignent la surprise de quelque nouvelle attaque; leur effroyable décharge met les nôtres en furie. On ne voit plus que carnage; le sang enivre le soldat, jusqu'à ce que ce grand prince, qui ne put voir égorger ces lions comme de timides brebis, calma les courages émus, et joignit au plaisir de vaincre celui de pardonner. Quel fut alors l'étonnement de ces vieilles troupes, et de leurs braves officiers, lorsqu'ils virent qu'il n'y avait plus de salut pour eux que dans les bras du vainqueur! De quels yeux regardèrent-ils le jeune prince, dont la victoire avait relevé la haute contenance, à qui la clémence ajoutait de nouvelles grâces! Qu'il eût encore volontiers sauvé la vie au brave comte de Fontaines! Mais il se trouva par terre, parmi ces milliers de morts dont l'Espagne sent encore la perte. Elle ne savait pas que le prince qui lui fit perdre tant de ses vieux régiments à la journée de Rocroi, en devait achever les restes dans les plaines de Lens. Ainsi la première victoire fut le gage de beaucoup d'autres. Le prince fléchit le genou; et, dans le champ de bataille, il rend au Dieu des armées la gloire qu'il lui envoyait. Là, on célébra Rocroi délivré, les menaces d'un redou-jour affermi. table ennemi tournées à sa honte, la régence affermie, la France en repos, et un règne qui devait être si beau, commencé par un si heureux présage.

BOSSUET. Oraisons funèbres.

COMBAT NAVAL DE DUGUAY-TROUIN.

Duguay-Trouin s'avance, la victoire le suit. La ruse et l'audace, l'impétuosité de l'attaque et l'habileté de la manoeuvre, l'ont rendu maître du vaisseau commandant. Cependant, l'on combat de tous côtés; sur une vaste étendue de mer règne le carnage. On se mêle : les proues heurtent contre les proues; les manœuvres sont entrelacées dans les manoeuvres; les foudres se choquent et retentissent. Duguay-Trouin observe d'un œil tranquille la face du combat, pour porter des secours, réparer des défaites, ou achever des victoires. Il aperçoit un vaisseau armé de cent canons défendu par une armée entière. C'est là

THOMAS. Eloge de Duguay-Trouin.

INCENDIE DE LA flotte turque a tchesMÉ. Les vaisseaux turcs, en suivant la côté, rencontrèrent le petit golfe de Tchesmé, et y entrèrent comme dans un asile.

L'armée russe jeta l'ancre à la même place que l'armée turque venait d'abandonner; et, apercevant les vaisseaux ennemis amoncelés dans une baie étroite, et dont l'entrée se trouvait encore resserrée par un rocher qui s'élevait au milieu des eaux, on conçut l'espérance d'y incendier toute cette flotte.

Quatre vaisseaux russes furent aussitôt détachés pour fermer la sortie de cette baie. Mais les courants firent tomber ces quatre vaisseaux sous le vent, sans que de tout le jour aucune manœuvre pût les rapprocher.

Chacune des deux escadres demeurait ainsi dans un extrême péril : l'une, malgré sa force,

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amoncelée entre des rochers, où il était facile de la détruire; l'autre, malgré sa faiblesse, séparée en deux divisions, hors de portée de se secourir mutuellement.

Hassan, qui s'était fait porter au lieu du danger, représenta au capitan-pacha combien la flotte ottomane était exposée dans cette anse. Mais celui-ci, de plus en plus attaché à sa résolution de ne point combattre, se croyait sous la protection de la petite forteresse de Tchesmé et des batteries qu'il faisait établir sur les côtes. Il défendit à tout vaisseau de prendre le large, et envoya par terre aux Dardanelles, pour en faire venir quelques vaisseaux. Il employa toute la journée suivante à établir des batteries sur le rivage. Une fut placée sur le rocher qui rétrécissait l'entrée du golfe. Quatre vaisseaux, placés en travers dans l'intérieur du golfe, couvraient toute la flotte et défendaient le passage. Mais pendant cette même journée l'escadre russe, parvenue à se réunir, préparait des brûlots pour une expédition plus terrible qu'un combat.

Au milieu de la nuit ces brûlots s'avancent, soutenus par trois vaisseaux de ligne, une frégate et une bombarde. Un de ces vaisseaux, monté par Gregg, arriva le premier à l'entrée du port, et y resta longtemps exposé au feu de la batterie et des quatre vaisseaux ennemis, faisant de son côté un feu terrible et continuel, avec des grenades, des boulets rouges, des carcasses, des fusées, de la mitraille. Les deux autres vaisseaux arrivèrent enfin à la même portée, et commencèrent un feu semblable, tandis que la bombarde, placée à leur tête, envoyait au loin ses bombes dans l'intérieur du golfe. Pendant ce temps, les deux brûlots approchent, conduits l'un et l'autre par des officiers anglais. L'un, dont le commandant ne put bien faire comprendre ses ordres par les Esclavons et les Grecs, qui formaient son équipage, prit feu trop tôt et brûla inutilement ; l'autre s'en éloigna et gagna le centre de l'ennemi. Le crampon s'accrocha à quelques grillages d'un des plus gros vaisseaux turcs. Cinq minutes après, le vaisseau turc fut enflammé, et le feu gagna aussitôt les trois autres vaisseaux qui fermaient l'entrée du port.

Les vaisseaux russes, auxquels on avait envoyé toutes les chaloupes, se retirèrent pour n'être pas exposés quand les vaisseaux ennemis sauteraient en l'air.

L'escadre turque était si resserrée, que les vaisseaux se touchaient presque les uns les autres. En peu d'instants, les flammes, poussées par le vent, s'élevèrent, s'étendirent, et offrirent aux yeux des Russes le spectacle de la flotte ennemie embrasée tout entière. Le golfe de Tchesmé

ne paraissait qu'un immense golfe de feu. De lamentables cris sortaient de cette mer enflammée. La plus grande partie des équipages turcs était descendue à terre dans la journée précédente. Ce qui restait dans les navires se précipite dans la mer et cherche à fuir au rivage. Mais les canons de ces vaisseaux étant chargés, à mesure que la flamme les échauffait, les batteries faisaient feu et foudroyaient la côte. Quand l'embrasement eut gagné les soutes à poudre, d'affreux éclats retentissaient du sein de cet horrible incendie, et dispersaient au loin des débris, des corps expirants, des troncs mutilés.

Les habitants de Scio accourus au rivage, et tremblants de voir leur ville pillée par les vainqueurs, voyaient distinctement à la lueur de l'incendie, et sur toute la surface de la mer, différentes scènes de cette horrible catastrophe; les eaux couvertes de malheureux nageant à travers les débris enflammés; la forteresse de Tchesmé, la ville et une mosquée bâties en amphithéâtre sur une colline, abîmées de fond en comble, et tous les habitants de cette côte fuyant sur les hauteurs éloignées. On entendait mugir dans l'enfoncement des terres les montagnes et les rochers. Au moment de cette destruction, il y eut un si horrible fracas, que Smyrne, distant de dix lieues, sentit la terre trembler.

Athènes, à plus de cinquante lieues d'une mer coupée d'îles, prétend en avoir entendu le bruit. Les vaisseaux russes, quoique assez éloignés, étaient agités comme par les secousses d'une violente tempête. Cet affreux spectacle dura depuis une heure après-midi, jusqu'à six heures du matin.

RULHIÈRE. Histoire de Pologne, liv. XI.

MALDONATA, ou la lionne RECONNAISSANTE.

Les Espagnols avaient fondé Buenos-Ayres en 1535. La nouvelle colonie manqua bientôt de vivres tous ceux qui se permettaient d'en aller chercher étaient massacrés par les sauvages, et l'on se vit réduit à défendre, sous peine de la vie, de sortir de l'enceinte du nouvel établissement. Une femme, à qui la faim sans doute avait donné le courage de braver la mort, trompa la vigilance des gardes qu'on avait établis autour de la colonie pour la garantir des dangers où elle se trouvait par la famine. Maldonata (c'était le nom de la transfuge), après avoir erré quelque temps dans des routes inconnues et désertes, entra dans une caverne pour s'y reposer de ses fatigues. Quelle fut sa terreur d'y rencontrer une lionne, et sa surprise quand elle vit cette bête formidable s'approcher d'elle d'un air à demi tremblant, la caresser et lui lécher les mains avec des cris de

va

douleur plus propres à l'attendrir qu'à l'effrayer L'Espagnole s'aperçut bientôt que la lionne était pleine, et que ses gémissements étaient le langage d'une mère qui réclamait du secours pour la délivrer de son fardeau. Maldonata aida la nature dans le moment douloureux où elle semble n'accorder qu'à regret à tous les êtres naissants le jour et cette vie qu'elle leur laisse respirer si peu de temps. La lionne, heureusement délivrée, bientôt chercher une nourriture abondante, et l'apporte aux pieds de sa bienfaitrice : celle-ci la partageait chaque jour avec les jeunes lionceaux qui, nés par ses soins et élevés avec elle, semblaient reconnaître, par des jeux et des morsures innocentes, un bienfait que leur mère payait de ses plus tendres empressements. Mais, quand l'âge leur eut donné l'instinct de chercher eux-mêmes leur proie, avec la force de l'atteindre et de la dévorer, cette famille se dispersa dans les bois ; et la lionne, que la tendresse maternelle ne rappelait plus dans sa caverne, disparut elle-même, et s'égara dans un désert que la faim dépeuplait chaque jour. Maldonata, seule et sans subsistance, se vit réduite à s'éloigner d'un antre redoutable à tant d'êtres vivants, mais dont sa pitié avait su lui faire un asile. Cette femme, privée avec douleur d'une société chérie, ne fut pas longtemps errante, sans tomber entre les mains des sauvages indiens. Une lionne l'avait nourrie, des hommes la firent esclave! Bientôt après elle fut reprise par les Espagnols, qui la ramenèrent à Buenos-Ayres. Le commandant, plus féroce lui seul que les lions et les sauvages, ne la crut pas sans doute assez punie de son évasion par les dangers et les maux qu'elle avait essuyés; le barbare ordonna qu'elle fût attachée à un arbre au milieu d'un bois, pour y mourir de faim, ou devenir la pâture des monstres dévorants. Deux jours après, quelques soldats allèrent savoir la destinée de cette malheureuse victime. Ils la trouvèrent pleine de vie au milieu de tigres affamés qui, la gueule ouverte sur cette proie, n'osaient approcher devant une lionne couchée à ses pieds avec des lionceaux. Ce spectacle frappa tellement les soldats, qu'ils en étaient immobiles d'attendrissement et de frayeur. La lionne, en les voyant, s'éloigna de l'arbre comme pour leur laisser la liberté de délier sa bienfaitrice. Mais, quand ils voulurent l'emmener avec eux, l'animal vint à pas lents confirmer par des caresses et de doux gémissements les prodiges de reconnaissance que cette femme racontait à ses libérateurs. La lionne suivit quelque temps les traces de l'Espagnole avec ses lionceaux, donnant toutes les marques de respect et d'une véritable douleur qu'une famille fait éclater quand elle accompagne jusqu'au vaisseau un père ou un fils chéri qui s'embarque d'un port de l'Europe pour

le nouveau monde, d'où peut-être il ne reviendra jamais. Le commandant, instruit de toute l'aventure par ses soldats, et ramené par un monstre des bois aux sentiments de l'humanité que son cœur farouche avait dépouillés sans doute en passant les mers, laissa vivre une femme que le ciel avait si visiblement protégée.

RAYNAL. Histoire philosophique des établissements des Européens dans les Indes.

COMBAT DU TAUREAU.

Au milieu du champ est un vaste cirque environné de nombreux gradins: c'est là que l'auguste reine, habile dans cet art si doux de gagner les cœurs de son peuple en s'occupant de ses plaisirs, invite souvent ses guerriers au spectacle le plus chéri des Espagnols. Là, les jeunes chefs, sans cuirasse, vêtus d'un simple habit de soie, armés seulement d'une lance, viennent, sur de rapides coursiers, attaquer et vaincre des taureaux sauvages. Des soldats à pied, plus légers encore, les cheveux enveloppés dans des réseaux, tiennent d'une main un voile de pourpre, de l'autre des lances aigues. L'alcade proclame la loi de ne secourir aucun combattant, de ne leur laisser d'autres armes que la lance pour immoler, le voile de pourpre pour se défendre. Les rois, entourés de leur cour, président à ces jeux sanglants; et l'armée entière, occupant les immenses amphithéâtres, témoigne par des cris de joie, par des transports de plaisir et d'ivresse, quel est son amour effréné pour ces antiques combats.

Le signal se donne, la barrière s'ouvre, le taureau s'élance au milieu du cirque; mais, au bruit de mille fanfares, aux cris, à la vue des spectateurs, il s'arrête, inquiet et troublé : ses naseaux fument; ses regards brûlants errent sur les amphithéâtres; il semble également en proie à la surprise, à la fureur. Tout à coup il se précipite sur un cavalier qui le blesse, et fuit rapidement à l'autre bout. Le taureau s'irrite, le poursuit de près, frappe à coups redoublés la terre, et fond sur le voile éclatant que lui présente un combattant à pied. L'adroit Espagnol, dans le même instant, évite à la fois sa rencontre, suspend à ses cornes le voile léger, et lui darde une flèche aiguë qui de nouveau fait couler son sang. Percé bientôt de toutes les lances, blessé de ces traits pénétrants dont le fer courbé reste dans la plaie, l'animal bondit dans l'arène, pousse d'horribles mugissements, s'agite en parcourant le cirque, secoue les flèches nombreuses enfoncées dans son large cou, fait voler ensemble les cailloux broyés, les lambeaux de pourpre sanglants, les flots d'écume rougie, et tombe enfin épuisé d'efforts, de colère et de douleur.

FLORIAN. Gonzalve de Cordoue, liv. v.

CATINAT A L'HÔTEL DES INVALIDES.

:

L'enclos des Chartreux, qui n'était pas éloigné de sa demeure, était la promenade qu'il préférait d'ordinaire tout ce qui inspirait le calme et le recueillement semblait lui plaire et l'appeler; et pour un homme qui avait tout fait et tout vu, des hommes qui ont renoncé à tout ne pouvaient pas être un spectacle indifférent. On fut surpris un jour de le voir dans cet enclos, comme autrefois le sage de Phrygie, jouer avec des enfants. Mais n'est-ce pas ce que fait tous les jours le philosophe, quand il vit avec les passions des hommes? La demeure royale de ces guerriers qui ont donné leurs jours à la patrie, et dont elle nourrit la vieillesse, ce prytanée militaire était aussi l'objet de ses fréquentes visites. Un enfant (c'était le fils de son homme d'affaires) qui l'avait entendu parler avec éloge de ce vénérable édifice, vint un jour, avec l'empressement naïf de son âge, prier le maréchal de Catinat de le mener à l'hôtel des Invalides il y consent, prend l'enfant par la main, le mène avec lui, arrive aux portes. A la vue du maréchal, la garde se range sous les armes, les tambours se font entendre, les cours se remplissent; on répète de tous côtés : Voilà le père la Pensée! Ce mouvement, ce bruit, causent à l'enfant quelque frayeur. Catinat le rassure : « Ce sont, dit-il, des marques de l'amitié qu'ont pour <moi ces hommes respectables. Il le conduit partout, lui fait tout voir. L'heure du repas sonne; il entre dans la salle où les soldats s'assemblent, et, avec cette noble simplicité, cette franchise de mœurs guerrières qui rapprochent ceux que le même courage et les mêmes périls ont rendus égaux: A la santé, dit-il, de mes anciens camarades!» Il boit, et fait boire l'enfant avec lui. Les soldats, debout et découverts, répondent par des acclamations qui le suivent jusqu'aux portes; et il sort, emportant dans son cœur la douce émotion de cette scène, trop audessus de l'âme d'un enfant, mais dont le récit, conservé dans les mémoires de sa vie, a pour nous, encore aujourd'hui, quelque chose d'attendrissant et d'auguste.

LA HARPE. Éloge de Catinat.

diners auxquels on ne s'était point attendu. Cela saisit Vatel; il dit plusieurs fois : « Je suis perdu d'honneur; voici une affaire que je ne supporterai pas. Il dit à Gourville: La tête me tourne; il y a douze nuits que je n'ai dormi; ‹aidez-moi à donner des ordres.› Gourville le soulagea en ce qu'il put. Le rôti qui avait manqué, non pas à la table du roi, mais à la vingt-cinquième, lui revenait toujours à l'esprit. Gourville le dit à M. le prince. M. le prince alla jusque dans la chambre de Vatel, et lui dit : « Vatel,

tout va bien; rien n'était plus beau que le ‹ souper du roi. Il répondit: Monseigneur, votre bonté m'achève, je sais que le rôti a manqué à deux tables. › -Point du tout, dit M. le prince, ne vous fàchez point; tout va ‹ bien. › Minuit vient : le feu d'artifice ne réussit point, il fut couvert d'un nuage; il coûtait seize mille francs. A quatre heures du matin, Vatel s'en va partout; il trouve tout endormi. Il rencontre un petit pourvoyeur, qui lui apportait seulement deux charges de marée. Il lui demande: Est-ce là tout? » Oui, monsieur. Il ne savait pas que Vatel avait envoyé à tous les ports de mer. Vatel attend quelque temps; les autres pourvoyeurs ne vinrent point. Sa tête s'échauffait; il crut qu'il n'y aurait point d'autre marée. Il trouva Gourville; il lui dit : « Monsieur, je ne

-

survivrai point à cet affront-ci. › Gourville se moqua de lui. Vatel monte à sa chambre, met son épée contre la porte, et se la passe au travers. du cœur, mais ce ne fut qu'au troisième coup (car il s'en donna deux qui n'étaient pas mortels ) qu'il tomba mort. La marée cependant arrive de tous côtés, on cherche Vatel pour la distribuer; on va à sa chambre, on heurte, on enfonce la porte, on le trouve noyé dans son sang. On court à M. le prince, qui fut au désespoir. M. le duc pleura; c'était sur Vatel que tournait tout son voyage de Bourgogne. M. le prince le dit au roi fort tristement. On dit que c'était à force d'avoir de l'honneur à sa manière. On le loua fort; on loua et blama son courage.

Mme DE SÉVIGNÉ. Lettres.

MORT DE VATEL.

Le roi arriva jeudi au soir1; la promenade, la collation dans un lieu tapissé de jonquilles, tout cela fut à souhait. On soupa; il y eut quelques tables où le rôti manqua, à cause de plusieurs

1 A Chantilly, maison de campagne du prince de Condé, chez qui le roi devait passer quelques jours. Vatel était le maitre d'hôtel, et Gourville, l'intendant du prince. (N. E.)

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beau s'enfoncer, dans l'abîme de l'étendue un vide profond et sans bornes, le silence et l'immensité, voilà ce que présente aux matelots ce triste et fatal hémisphère. Consternés et glacés d'effroi, ils demandent au ciel des orages et des tempêtes; et le ciel, devenu d'airain comme la mer, ne leur offre de toutes parts qu'une affreuse sérénité. Les jours, les nuits s'écoulent dans ce repos funeste: ce soleil, dont l'éclat naissant ranime et réjouit la terre, ces étoiles, dont les nochers aiment à voir briller les feux étincelants, ce liquide cristal des eaux, qu'avec tant de plaisir nous contemplons du rivage, lorsqu'il réfléchit la lumière et répète l'azur des cieux, ne forment plus qu'un spectacle funeste; et tout ce qui, dans la nature, annonce la paix et la joie, ne porte ici que l'épouvante, et ne présage que la mort.

Cependant les vivres s'épuisent; on les réduit, on les dispense d'une main avare et sévère. La nature, qui voit tarir les sources de la vie, en devient plus avide; et plus les ressources diminuent, plus on sent croître les besoins. A la disette enfin succède la famine, fléau terrible sur la terre, mais plus terrible mille fois sur le vaste abîme des eaux; car au moins sur la terre quelque lueur d'espérance peut abuser la douleur et soutenir le courage; mais au milieu d'une mer immense, solitaire, et environné du néant, l'homme, dans l'abandon de toute la nature, n'a pas même l'illusion pour le sauver du désespoir : il voit comme un abime l'espace épouvantable qui l'éloigne de tout secours; sa pensée et ses vœux s'y perdent; la voix même de l'espérance ne peut arriver jusqu'à lui.

Les premiers accès de la faim se font sentir sur le vaisseau : cruelle alternative de douleur et de rage, où l'on vit des malheureux, étendus sur les bancs, lever les mains vers le ciel, avec des plaintes lamentables, ou courir, éperdus et furieux, de la proue à la poupe, et demander au moins que la mort vint finir leurs maux!

MARMONTEL. Les Incas.

SYMPTÔMES ET RAVAGES D'UN OURAGAN A L'ILE-DE-FRANCE.

Un de ces étés qui désolent de temps à autre les terres situées entre les tropiques vint étendre ici ses ravages. C'était vers la fin de décembre, lorsque le soleil au Capricorne échauffe, pendant trois semaines, l'Ile-de-France de ses feux verticaux. Le vent du sud-est, qui y règne presque toute l'année, n'y soufflait plus. De longs tourbillons de poussière s'élevaient sur les chemins et restaient suspendus en l'air. La terre se fendait de toutes parts; l'herbe était brûlée, des exhalaisons

1 Voyez les Narrations et Descriptions d'orages, en prose

et en vers.

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chaudes sortaient du flanc des montagnes, et la plupart de leurs ruisseaux étaient desséchés. Aucun nuage ne venait du côté de la mer. Seulement, pendant le jour, des vapeurs rousses s'élevaient de dessus ses plaines, et paraissaient, au coucher du soleil, comme les flammes d'un incendie. La nuit même n'apportait aucun rafraichissement à l'atmosphère embrasée. L'orbe de la lune tout rouge se levait dans un horizon embrumé, d'une grandeur démesurée. Les troupeaux abattus sur les flancs des collines, le cou tenda vers le ciel, aspirant l'air, faisaient retentir les vallons de tristes mugissements: le Cafre même qui les conduisait se couchait sur la terre, pour y trouver de la fraîcheur. Partout le sol était brûlant; et l'air étouffant retentissait du bourdonnement des insectes qui cherchaient à se désaltérer dans le sang des hommes et des animaux.

Cependant ces chaleurs excessives élevèrent de l'Océan des vapeurs qui couvrirent l'ile comme un vaste parasol. Les sommets des montagnes les rassemblaient autour d'eux, et de longs sillons de feu sortaient de temps en temps de leurs pitons embrumés. Bientôt des tonnerres affreux firent retentir de leurs éclats les bois, les plaines et les vallons des pluies épouvantables, semblables à des cataractes, tombèrent du ciel. Des torrents écumeux se précipitaient le long des flancs de cette montagne; le fond de ce bassin était devenu une mer; le plateau où sont assises les cabanes, une petite île; et l'entrée de ce vallon, une écluse par où sortaient pêle-mêle, avec les eaux mugissantes, fes terres, les arbres et les rochers. Sur le soir, la pluie cessa, le vent alisé du sud-est reprit son cours ordinaire; les nuages orageux furent jetés vers le nord-ouest, et le soleil couchant parut à l'horizon 1. BERNARDIN DE SAINT-PIERRE. Paul et Virginie.

SONGE DE MARC-AURÈLE.

Je voulus méditer sur la douleur; la nuit était déjà avancée; le besoin du sommeil fatiguait ma paupière; je luttai quelque temps; enfin, je fus obligé de céder, et je m'assoupis; mais dans cet intervalle je crus avoir un songe. Il me sembla voir dans un vaste portique une multitude d'hommes rassemblés; ils avaient tous quelque chose d'auguste et de grand. Quoique je n'eusse jamais vécu avec eux, leurs traits pourtant ne m'étaient pas étrangers; je crus me rappeler que j'avais souvent contemplé leurs statues dans Rome. Je les regardais tous, quand une voix terrible et forte retentit sous le portique: Mortels, apprenez à souffrir! Au même instant, devant l'un2, je vis

2 L'auteur fait allusion à ce que l'histoire nous apprend de Mucius Séévola, de Socrate et de Caton. (N. E.)

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