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courir. Après quoi il ne me reste plus autre chose

à faire, sinon de m'écrier avec le prophète : Beatus qui intelligit super egenum et pauperem ( Ps., XL. I.)! « Heureux celui qui entend » sur l'indigent et sur le pauvre! » Il ne suffit pas, chrétiens, d'ouvrir sur les pauvres les yeux de la chair : mais il faut les considérer par les yeux de l'intelligence: Beatus qui intelligit. Ceux qui les regardent des yeux corporels, ils n'y voient rien que de bas, et ils les méprisent. Ceux qui ouvrent sur eux l'œil intérieur, je veux dire l'intelligence guidée par la foi, ils remarquent en eux Jésus-Christ; ils y voient les images de sa pauvreté, les citoyens de son royaume, les héritiers de ses promesses, les distributeurs de ses grâces, les enfants véritables de son Eglise, les premiers membres de son corps mystique. C'est ce qui les porte à les assister avec un empressement charitable. Mais encore n'est-ce pas assez de les secourir dans leurs besoins. Tel assiste le pauvre, qui n'est pas intelligent sur le pauvre. Celui qui leur distribue quelque aumône, ou contraint par leurs pressantes importunités, ou touché par quelque compassion naturelle, soulage la misère du pauvre; mais néanmoins il est véritable qu'il n'est pas intelligent sur le pauvre. Celui-là entend véritablement le mystère de la charité, qui considère les pauvres comme les premiers enfants de l'Eglise ; qui honorant cette qualité, se croit obligé de les servir ; qui n'espère de participer aux bénédictions de l'Evangile, que par le moyen de la charité et de la communication fraternelle.

Donc, mes frères, ouvrez les yeux sur cette maison indigente, et soyez intelligents sur ses pauvres. Si je demandois vos aumônes pour une seule personne, tant de grandes et importantes raisons, qui vous obligent à la charité, devroient émouvoir vos cœurs. Maintenant j'élève ma voix au nom d'une maison toute entière, et encore d'une maison chargée d'une multitude nombreuse de pauvres filles entièrement délaissées. Faut-il vous représenter et le péril de ce sexe, et les suites dangereuses de sa pauvreté, l'écueil le plus ordinaire où sa pudeur fait naufrage? Que serviront les paroles, si la chose même ne vous touche pas ? Entrez dans cette maison, prenez connoissance de ses besoins; et si vous n'êtes touchés de l'extrémité où elle est réduite, je ne sais plus, mes frères, ce qui sera capable de vous attendrir. Il est vrai, des dames pieuses ont ouvert les yeux sur cette maison: elles ont entendu sur les pauvres; parce qu'elles connoissent leur dignité, elles se tiennent honorées de les servir; parce qu'elles TOME I.

sont chrétiennes, elles se croient obligées de les assister; parce qu'elles savent le poids des richesses mal employées; elles se déchargent entre leurs mains d'une partie de leur fardeau, et en répandant les biens temporels, elles viennent recevoir en échange les grâces spirituelles.

PREMIER SERMON

POUR

LE DIMANCHE DE LA QUINQUAGÉSIME.

Préoccupation de l'esprit, dépravation de la volonté, causes de l'aveuglement des hommes sur la passion du Sauveur. Dispositions essentielles pour connoître les choses de Dieu. Souffrances, combien nécessaires à une vie chrétienne; dans quels sentiments il faut les recevoir et les supporter.

Ipsi nihil horum intellexerunt, et erat verbum istud absconditum ab eis, et non intelligebant quæ dicebantur. Les apòtres ne comprirent rien dans tout ce discours que le Fils de Dieu leur fit de sa passion, et ces choses leur étoient cachées, et ils n'entendirent point ce qu'il leur disoit (LUC., XVIII. 34.).

L'histoire sacrée de l'Evangile nous représente les saints apôtres en trois états différents depuis leur vocation. Elle nous les représente premièrement dans une grande ignorance des célestes vérités; ensuite nous les voyons dans une incrédulité manifeste; enfin ils nous sont montrés pleins de lumières et de connoissances, et tellement éclairés qu'ils éclairent eux-mêmes tout le monde. Lorsque Jésus-Christ étoit avec eux, leur entendement grossier ne pénétroit pas les mystères. Quand il se retira du monde, le scandale de la croix les troubla de sorte qu'ils en perdirent la foi. Enfin quand le Saint-Esprit fut descendu, leur foi fut établie immuablement, et toutes les ténèbres qui enveloppoient leurs esprits, furent dissipées. Ne nous persuadons pas que ces divers changements nous soient inutiles: tout se fait ici pour notre salut. Les saints Pères nous ont appris que non-seulement ces hommes choisis de Dieu nous ont instruits par leur sainte et salutaire doctrine; mais encore qu'ils nous ont appuyés par leurs doutes, qu'ils ont affermi notre foi par leur incrédulité; et je puis bien ajouter qu'ils nous ont aussi enseignés par leur ignorance. C'est pour cela, chrétiens, que la voyant si bien marquée dans les paroles de notre évangile que j'ai récitées, j'ai cru que je devois m'appliquer à vous proposer aujourd'hui les instructions admirables que le Saint-Esprit veut que nous tirions de l'ignorance où étoient nos maîtres, lorsque se lais

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Sant encore guider par leurs sens, ils entendoient si peu les secrets de la sagesse éternelle. Mais comme c'est un ouvrage divin de faire sortir la lumière du sein des ténèbres, et que c'est par un tel ouvrage que Dieu a commencé la création de l'univers, Dixit de tenebris lumen splendescere (2. Cor., Iv. 6.); avant que de nous engager dans une semblable entreprise, appelons à notre secours sa toute-puissance, et demandons-❘ lui tous ensemble la grâce de son Saint-Esprit par l'intercession de la bienheureuse Vierge, en lui disant avec l'ange: Ave, Maria.

Quand Jésus-Christ propose aux peuples avec des paroles sublimes les impénétrables secrets qu'il a vus dans le sein de son Père, quand i enveloppe dans des paraboles les mystères du royaume de Dieu, afin, comme il dit luimême, que les hommes ingrats et superbes «< en >> voyant ne voient point, et en écoutant n'en» tendent point (MARC., IV. 12.); » on ne doit pas s'étonner beaucoup, chrétiens, si les apôtres ne comprennent point ces mystérieux discours. Mais qu'ils n'aient pu concevoir les choses que le Fils de Dieu leur dit aujourd'hui en termes si clairs, je vous confesse, mes frères, que j'en suis surpris. En effet, écoutez, je vous prie, de quelle sorte illeur parle dans notre évangile. « Nous >> montons, leur dit-il, en Jérusalem, et toutes >>> les choses que les prophètes ont écrites du Fils » de l'homme, seront bientôt accomplies car >> il sera livré aux gentils, il sera moqué, flagellé : >> on lui crachera au visage; et après l'avoir >> fouetté, ils le feront mourir, et il ressuscitera » le troisième jour (Luc., xvIII., 31, 32, 33.). » Je vous demande, Messieurs, en quelle partie de ce discours vous trouvez de l'obscurité au contraire ne paroît-il pas que tout y est fort intelligible? Il spécifie tout fort distinctement; et il ne s'étoit pas énoncé en termes plus clairs, quand les apôtres lui dirent en un autre endroit : « Mai>> tre, vous nous parlez à cette heure tout ouver>>tement, et vous n'usez d'aucune figure ni pa>> rabole : » Ecce nunc palàm loqueris, et proverbium nullum dicis (JOAN., XVI. 29.). Et toutefois admirez que Jésus ayant dit ces choses sans aucune ambiguité, saint Luc remarque aussitôt qu'ils ne comprirent rien en tout son discours; et comme si c'étoit peu de l'avoir observé une seule fois, il continue en disant : « Cette parole >> leur étoit cachée ; » et enfin il ajoute encore : << Et ils n'entendoient pas ce qu'il leur disoit. >> Certainement ce n'est pas en vain que l'évangéliste insiste si fort sur cette ignorance des apôtres, il veut que nous entendions, par ces

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fréquentes répétitions, combien étoient épais les nuages qui enveloppoient leurs esprits; et tout ensemble il nous avertit qu'il ne faut point passer ici légèrement, mais nous arrêter avec attention, et sérieusement réfléchir sur une telle ignorance. Or, mes frères, pour me conformer à l'intention de l'auteur sacré et à celle du Saint-Esprit, j'ai dessein de vous proposer les réflexions que j'ai faites. Ce que je découvre d'abord, c'est qu'il ne suffit pas que le soleil luise, et que les flambeaux soient allumés, si la vue est mal disposée; et que la clarté se présente en vain, lorsque les les yeux sont malades. Mais quel étoit cet aveuglement qui empêchoit les apôtres d'entendre des paroles si manifestes, et de voir, pour ainsi dire, dans un si grand jour ? C'est ce qu'il nous faut rechercher; et c'est là qu'en trouvant la cause qui offusque leur intelligence, nous connoîtrons les empêchements qui obscurcissent aussi souvent la nôtre. Pour pénétrer ce secret, conférons un autre passage avec celui-ci : c'est une excellente méthode pour entendre les Ecri. tures; je m'en servirai en ce lieu, et saint Luc nous expliquera les sentiments de saint Luc.

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Après qu'il a rapporté dans son neuvième chapitre un discours du Sauveur des âmes sur le sujet de sa passion et de sa mort, semblable à celui qu'il tient dans l'évangile de ce jour, il remarque pareillement que les apôtres n'y comprirent rien « Et les disciples, dit-il, n'entendirent point >> cette parole, et elle étoit comme voilée devant >> eux, en sorte qu'ils n'en sentoient pas la force; >> et ils craignoient de l'interroger sur cette pa» role: » At illi ignorabant verbum istud, et erat velatum ante eos, ut non sentirent illud et timebant eum interrogare de hoc verbo (Luc., ix. 45.). Cette ignorance les tient quand Jésus leur parle de sa passion. Je vois, si je ne me trompe, les deux causes de l'aveuglement. Si les apôtres n'entendent pas les paroles très évidentes du Sauveur Jésus, c'est que nonseulement leur esprit, mais encore leur volonté est mal disposée. Premièrement ils n'entendent pas, parce qu'ils ont l'esprit occupé par d'autres pensées, et obscurci par les préjugés qui naissent des sens; et voilà ce voile qui est devant eux, et les empêche de voir. Et erat velatum ante eos. Secondement ils n'entendent pas, parce qu'ils refusent de chercher l'éclaircissement nécessaire; ils craignent d'être éclaircis ; et ils ne découvrent pas la lumière, à cause qu'ils détournent les yeux délibérément. « Ils appréhendoient, >> dit l'évangéliste, de l'interroger sur cette pa» role: » Et timebant eum interrogare de hoc

verbo. Voilà donc les deux grands obstacles qui nous empêchent d'entendre les paroles de JésusChrist obstacle de la part de l'entendement, qui prévenu de ses pensées, et couvert de ses préjugés comme d'un voile ténébreux, ne peut pénétrer à travers ce voile qui lui couvre les vérités évangéliques, ni le percer par ses regards: obstacle de la part de la volonté, qui fuit l'éclaircissement et ne veut pas être instruite. Telles sont les causes profondes de l'aveuglement des mortels sur la passion du Sauveur. L'esprit préoc cupé ne peut recevoir la lumière; la volonté dépravée l'évite et la craint. O Jésus ! dans quelque évidence que vous exposiez le mystère de vos souffrances, les hommes n'entendront jamais ; et notre aveuglement sera sans remède si nous ne déracinons ces deux maux extrêmes qui nous empêchent de voir: la préoccupation dans l'esprit, et une crainte secrète dans la volonté qui nous fait appréhender la lumière. C'est aussi ce que j'entreprends, avec le secours de la grâce, dans les deux parties de mon discours.

PREMIER POINT.

Saint Thomas, voulant nous décrire ce que c'est qu'un bon entendement, et quel est l'homme bien sensé, dit que c'est celui dont l'esprit est disposé comme une glace nette et bien unie, «< où » les choses s'impriment telles qu'elles sont, sans » que les couleurs s'altèrent, ou que les traits se >> courbent et se défigurent : » In quo objecta non distorta, sed simplici intuitu recta videntur (2. 2. Quæst. LI. art. 3.). Qu'il y a peu d'entendements qui soient disposés de cette sorte! que cette glace est inégale et mal polie! que ce miroir est souvent terni, et que rarement il arrive que les objets y paroissent en leur naturel ! Mais il n'est pas encore temps de nous plaindre de nos erreurs : il en faut rechercher les causes; et tous les sages sont d'accord que l'une des plus générales, ce sont nos préventions, nos vains préjugés, nos opinions anticipées.

Le même saint Thomas remarque qu'il y a un certain mouvement dans nos esprits qui s'appelle précipitation; et je vous prie, Messieurs, de le bien entendre. Ce grand homme, pour nous le rendre sensible, nous l'explique par la ressemblance des mouvements corporels (Ibid., LIII, | art. 3.). Il y a beaucoup de différence entre un homme qui descend, et un homme qui se précipite. Celui qui descend, dit-il, marche posément et avec ordre, et s'appuie sur tous les dégrés : mais celui qui se précipite, se jette comme à l'aveugle par un mouvement rapide et impé

tueux, et semble vouloir atteindre les extrémités sans passer par le milieu. Appliquons ceci, avec saint Thomas, aux mouvements de l'esprit La raison, poursuit ce grand homme, doit s'avancer avec ordre et marcher, aller considérément d'une chose à l'autre; si bien qu'elle a comme ses degrés par où il faut qu'elle passe avant que d'asseoir son jugement: mais l'esprit ne s'en donne pas toujours le loisir; car il a je ne sais quoi de vif qui fait qu'il se hâte toujours et se précipite. Il aime mieux juger que d'examiner les raisons, parce que la décision lui plaît et que l'examen le travaille. Comme donc son mouvement est fort vif et sa vitesse incroyable, comme il n'est rien de plus malaisé que de fixer la mobilité et de contenir ce feu des esprits, il s'avance témérairement, il juge avant que de connoître : il n'attend pas que les choses se découvrent et se représentent comme d'elles-mêmes; mais il prend des impressions qui ne naissent pas des objets, et trop subtil ouvrier il se forme luimême de fausses images. C'est ce qui s'appelle précipitation; et c'est la source féconde de tous les faux préjugés qui obscurcissent notre intelligence.

En effet, Messieurs, ces préventions et ces opinions anticipées sont autant de nuages devant l'esprit, et autant de taches sur ce beau miroir, qui empêchent que la vérité n'y soit imprimée. Vous sollicitez un juge, vous vous excusez envers un maître, vous voulez instruire un égal; vous le trouvez prévenu: ô le grand et inutile travail ! ô que vos paroles sont foibles, et que vous vous consumez par un vain effort! L'esprit est engagé et a pris sa forme; les idées qui sont déjà au dedans repoussant tout ce qui vient du dehors: Et conversum est retrorsum judicium, et justitia longè stetit ; quia corruit in plateâ veritas, et æquitas non potuit ingredi (Is., LIX. 14.) : « Le jugement s'est retiré de nous, >> et la justice s'est tenue éloignée; parce que la » vérité a été renversée dans les places publiques, >> et que l'équité n'y a trouvé aucune entrée. »> La vérité se présente, on ne la voit plus, on ne l'entend plus. Combien de fois on ferme l'oreille aux plaintes des innocents! Ah! mes frères, donnons-nous garde de cette dangereuse précipitation. Laissons agir les raisons, laissons faire les choses; c'est-à-dire recevons les impressions que la vérité fera sur notre esprit; mais n'en prenons point de nous-mêmes. Apprenons à arrêter cette mobilité inquiète; car ensuite, pour l'ordinaire, on ne revient plus : et comme si notre entendement avoit fait son effort il semble

n'avoir plus d'activité que pour suivre l'impression qu'il s'est donnée à lui-même, et s'engager dans la route qu'il a commencée; car ces pernicieuses préoccupations nous troublent tellement la vue, que « la lumière de nos yeux n'est plus >> avec nous : » Lumen oculorum meorum et ipsum non est mecum (Ps., XXXVII. 10.); et nous enchantent de sorte, si vous me permettez de parler ainsi, que nous ne sommes capables de voir ni les objets qui se présentent, ni même ce voile obscur qu'elles nous mettent subtilement devant les yeux.

Considérez les apôtres : vous avez ouï les paroles par lesquelles le Fils de Dieu leur explique les opprobres de sa passion et l'ignominie de sa mort prochaine ; et vous avez reconnu qu'il n'y a rien ni de plus clair ni de plus formel. Toutefois vous le voyez : ils sont tellement occupés de la fausse imagination des grandeurs mondaines, car c'est là ce qui les tient arrêtés, du règne temporel du Messie, de son trône, de ses triomphes, qu'ils se figurent semblables à ceux que le monde admire, qu'ils ne peuvent comprendre ses discours. Et remarquez, chrétiens, qu'ils avoient déjà entendu que Jésus étoit le Fils de Dieu. Saint Pierre l'avoit confessé, lorsqu'il avoit rendu au nom de tous ce témoignage admirable que la chair et le sang ne lui avoient point révélé ; témoignage qui changea Simon en Pierre, et le fit véritablement fils de la colombe et le fondement de l'Eglise : « Vous êtes le Christ Fils >> du Dieu vivant (MATTH., XVI. 16.). » Mais aussitôt qu'il commence à parler des traitements inhumains que lui feront les anciens du peuple et les Scribes, et de sa croix; non-seulement ils n'entendent plus, mais encore ils le contredisent de toute leur force, jusqu'à s'en faire appeler Satan. « A Dieu ne plaise, Seigneur, disent-ils; >> cela ne vous arrivera pas : » Absit à te, Domine, non erit tibi hoc (Ibid., 22, 23.)! « Allez, Satan, dit Jésus à Pierre, vous m'êtes >> un scandale, parce que vos sentiments ne sont » pas selon Dieu, mais selon les hommes. >> Etrange effet de la prévention! les apôtres se sont élevés au-dessus du ciel et de toute la nature pour contempler Jésus-Christ dans le sein de son Père céleste, et découvrir le secret de sa génération éternelle; et ils ne peuvent entendre le sacré mystère de ses humiliations. Et toutefois, chrétiens, n'est-il pas bien plus difficile de croire qu'un homme soit le Fils de Dieu, que de croire qu'un homme soit exposé aux accidents communs de l'humanité? Le chemin n'est-il pas de beaucoup plus long et la chute bien plus étrange du

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ciel en la terre, du sein du Père céleste dans celui d'une créature mortelle, que de là à la mort et au sépulcre? Et néanmoins les apôtres ont bien entendu cette première démarche, et ils ne peuvent entendre que leur maître fasse la seconde ils ne peuvent s'imaginer ni qu'il souffre ni qu'il meure. J'ai même remarqué que la résurrection choque leur esprit, parce que pour ressusciter il faut mourir ; et ils ne conçoivent pas que le Sauveur se rabaisse jusque-là : tant ils s'étoient mis dans l'esprit que tout devoit être grand et magnifique dans le Fils de Dieu ! tant ils s'étoient rempli l'imagination des opinions judaïques touchant le règne pompeux de leur Messie! C'est pourquoi, dans quelque évidence que Jésus-Christ leur puisse parler de sa croix et de ses souffrances, ils ne peuvent rien comprendre dans ses paroles; «< et >> leur premier préjugé est un voile qui les empêche d'en sentir la force: » Et erat velatum ante eos, ut non sentirent illud (LUC., Ix. 45.).

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Que si vous me demandez d'où naissoit dans les saints apôtres une si violente préoccupation, je vous le dirai, Messieurs, en peu de paroles : c'est qu'ils vouloient juger des desseins de Dieu, selon la mesure du sens humain. Je l'ai déjà dit, Messieurs, que ce qui est cause que nous jugeons mal, c'est que nous jugeons précipitamment, et que notre esprit trop prompt se laisse emporter, penche d'un côté ou d'un autre avant que de bien entendre; parce que, si notre esprit évitoit cette précipitation, il aimeroit mieux s'arrêter et demeurer en suspens, que de prendre mal son parti. Mais il faut encore ajouter qu'à l'égard des choses divines, quelque soin que nous apportions à les pénétrer, et avec quelque considération que nous balancions, pour ainsi dire, notre jugement, nous sommes toujours téméraires et précipités, lorsque nous espérons connoître ou que nous osons juger par nous-mêmes. Pour connoître les choses de Dieu, il faut que Dieu nous enseigne, et forme lui-même notre jugement: Et erunt omnes docibiles Dei,... docti à Domino (JOAN., VI. 45.; Is., LIV. 13.): « Et ils seront tous enseignés de Dieu, instruits du Seigneur. » Car il est tellement au-dessus de nous, que tout ce que nous en pouvons penser de nous-mêmes, nous est un obstacle invincible pour entendre ce qu'il est. C'est pourquoi ce sublime théologien, dont saint Denys aréopagite ne désavoueroit jamais la doctrine ni les sentiments, dans ce traité admirable qu'il a composé de la théologie mystique, dit que nous ne sommes capables d'entendre Dieu, que par une entière cessation de toute notre intelligence: Πάσης τῆς γνώσεως ἀνενεργησία (De

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myst. Theol. cap. 1.). Il faut entendre, mes frères, que tout l'effort que nous faisons de nousmêmes pour connoître Dieu, ce premier Etre, toute notre activité et notre pénétration habituelle ne sert qu'à obscurcir et confondre notre intelligence; nous ne faisons que tournoyer. Il ne suffit pas de nous élever au-dessus des sens avec Moïse sur la montagne dans la plus haute partie de l'esprit il faut imposer silence à nos pensées, à nos discours, et à notre raison, et entrer avec Moïse dans la nuée, c'est-à-dire dans les saintes ténèbres de la foi, pour connoître Dieu et ses vérités. Que s'il est si fort au-dessus de nous, ne s'ensuit-il pas aussi qu'il ne pense pas comme nous, qu'il ne résout pas comme nous? mais plutôt, comme il dit lui-même par son prophète Isaïe : « Mes pensées ne sont pas vos pensées, >> et mes voies ne sont pas vos voies; car autant que >> le ciel est élevé par-dessus la terre, autant sont >> élevés mes conseils au-dessus de vos conseils, » et mes voies au-dessus de vos voies (Is., LV. » 8, 9.). »

Et il ne faut pas distinguer ici les grossiers d'avec les subtils; car la plus haute subtilité de l'esprit humain, qu'est-ce autre chose devant Dieu qu'une misérable ignorance? C'est pourquoi il parle ainsi dans son Ecriture: « Où sont les >> sages? où sont les savants, où sont les docteurs? » n'est-ce pas moi qui ai confondu toute la sagesse » du siècle (1. Cor., 1. 20.)? » Et ailleurs : Qui dat secretorum scrutatores quasi non sint, ac judices terræ velut inane fecit (Is., XL. 23.): « C'est lui qui anéantit ceux qui se mêlent » de pénétrer les secrets, et réduit à rien les pen>>sées de ceux qui entreprennent de juger de toutes >> choses. >>

Et en effet, écoutons ce que dit le Fils de Dieu dans notre évangile : « Nous allons à Jérusalem, >> et ce qui est écrit du Fils de l'homme sera ac» compli : » quoi? les prophéties de son règne? nullement. « Il sera livré entre les mains des >> gentils, et il sera moqué, flagellé, attaché à un >> bois infâme. » O Dieu! quel est ce mystère! Appelons ici pour un moment notre sens humain, et voyons si nous en pouvons espérer quelque secours. Seigneur, que nous dites-vous? vous êtes notre Dieu, notre Rédempteur; vous êtes venu pour nous délivrer de la main de nos ennemis et régner sur nous éternellement: pourquoi donc tant d'opprobres, tant d'ignominies? O profondeur des conseils de Dieu, et hauteur impénétrable de ses pensées! Jésus-Christ se fait admirer par sa doctrine céleste; on admire l'autorité avec laquelle il enseigne. Ceux qui venoient pour le

prendre et se saisir de sa personne sont pris euxmêmes; et comme arrêtés intérieurement par la force de ses discours, ils s'écrient, ravis et hors d'eux-mêmes: «Jamais homme n'a parlé >> comme celui-là : » Nunquam sic locutus est homo sicut hic homo (JOAN., VII. 46.). JésusChrist étonne le monde par ses miracles; il éclaire les aveugles-nés, il fait marcher les paralytiques, il délivre les possédés, il ressuscite les morts: ce n'est pas là qu'il nous sauve. Jésus-Christ est livré à ses ennemis, et se laisse écraser comme un ver de terre: c'est là qu'il devient notre Rédempteur. O Dieu! qui le pourroit croire? Il ne nous rachète pas en se montrant Dieu; il nous rachète en se rabaissant au-dessous des hommes: il ne nous rachète pas en faisant des miracles incompréhensibles; il nous rachète en souffrant des indignités inouïes. C'est pour cela que nous [voyons] dans son Evangile, que, pendant que tout le peuple étoit étonné d'un miracle qu'il venoit de faire. Omnibus mirantibus in omnibus quæ faciebat, il parle ainsi à ses disciples: «Met>> tez, vous autres, ces paroles dans vos cœurs : >> le Fils de l'homme sera livré entre les mains des >> hommes: >> Ponite vos in cordibus vestris sermones istos: Filius enim hominis futurum est ut tradatur in manus hominum (LUC., IX. 44.). De même que s'il cût dit: Cette nation infidèle s'attache seulement à mes miracles; mais vous, qui êtes mes disciples, je veux que vous vous attachiez à mes souffrances : ne regardez pas tant les maux que je guéris dans les autres, que ceux que j'endurerai moi-même pour votre salut. Sachez que j'opérerai votre salut, non en guérissant dans les autres les maux corporels, mais en les souffrant moi-même: « Mettez ceci >> dans vos cœurs. » Voyez qu'il parle de sa passion comme d'une chose incompréhensible, à laquelle l'esprit répugne, et qu'on a peine à y faire entrer quand il est préoccupé des pensées du monde.

En effet, que voient les yeux de la chair dans la passion de Jésus? que voient-ils, Messieurs, autre chose que des témoins subornés, des juges corrompus, des soldats insolents, une populace irritée, et un innocent accablé par le concours de ses envieux, «et rangé avec les mé» chants? » Et cum iniquis reputatus est (Is., LIII. 12. MARC., xv. 28.). Mais faisons taire la raison humaine; entrons dans les voies de Dieu sous la conduite de Dieu même. Ces plaies sont notre santé; cette croix c'est notre autel; cette couronne d'épines nous assure la couronne de gloire; ce sang répandu est notre baptême; ce visage défiguré et ce corps déchiré inhumaine

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