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femme de tête et d'esprit. Il était trop fin pour n'avoir pas remarqué que le ton de Clorinde, son affectation de bonne humeur, ses insinuations contre Villecresnes, trahissaient un profond dépit. On a beau professer sur la fidélité conjugale une théorie singulièrement large et accommodante, le plus mauvais des maris, à moins d'être un sot, est chatouillé agréablement dans sa vanité par les petits succès que remporte sa femme. Or, Robert n'en pouvait plus douter maintenant Henriette avait pleinement réussi dans l'audacieuse entreprise de tenir tête à Mme Macpherson. A table, ce soir-là, il fut charmant, trouva le dîner bon, se mit en frais de galanterie, fit la cour à sa femme, et déclara qu'Henriette avait une façon de manger les huîtres qui la rendait adorable. Il daigna adresser quelques questions à George sur ses devoirs, ses camarades, et lui promit un poney pour ses douze ans. Puis, quand les enfans eurent quitté la table, il renvoya le valet de chambre, et se mit à parler gaiment de l'incident du matin. Il vantait bruyamment le sangfroid et l'esprit d'Henriette, affirmait qu'il aurait donné cinquante louis pour assister à l'entrevue des deux femmes, se moquait de lui-même, qui n'avait rien su deviner, plaignait ironiquement cette pauvre Mme Macpherson de s'être fait « blackbouler comme une

mazette. »

- Hein! mon vieux Jean, avoue que je suis un heureux coquin d'avoir une petite femme comme elle !

Il se leva pour aller embrasser Henriette, et le vieux Jean ne répondit pas.

Le ménage de Ternois reprit le train ordinaire de sa vie, et rien ne fut changé, en apparence, aux rapports d'Henriette et de son mari. Elle évitait de faire la moindre allusion à Mine Macpherson et semblait rassurée par les explications que Robert lui avait prodiguées sur l'origine et la nature de son intimité avec la belle Clorinde. I put donc continuer à la voir presque chaque jour, tantôt chez elle, tantôt chez une vieille dame veuve, amie de Me MartinDesnouettes, qui avait fait beaucoup parler d'elle autrefois, et s'intéressait obstinément aux choses de l'amour, comme ces joueurs décavés que poursuit le regret de ne plus pouvoir mettre au jeu et qui trouvent un plaisir mélancolique à suivre la partie d'autrui. Mme Giraudel reçoit beaucoup; son salon passe pour hospitalier aux beaux messieurs et aux belles dames qui ont de petites choses à se dire dans les coins: la caractéristique de la maison est qu'on y voit beaucoup d'hommes entre deux âges et de femmes entre deux liaisons, sans qu'aucun de ces hommes soit jamais avec sa femme, ni aucune de ces femmes avec son mari. Il y vient des couples, mais de ménages, point. On se rencontre là, par hasard, l'air surpris de se trouver ensemble : « Tiens, vous voilà, cher monsieur!..

Quelle heureuse inspiration j'ai eue de venir aujourd'hui présenter mes hommages à Me Giraudel, chère madame! » Tandis que les visages ébauchent le sourire banal des gens du monde qui se saluent, les mains échangent l'invisible caresse d'une courte et ardente pression. Et l'on va s'asseoir chacun à un bout du cercle qui entoure cette bonne Me Giraudel, on lui fait la cour, on ne s'occupe plus l'un de l'autre jusqu'au moment où, par une tactique savante, monsieur, de chaise en chaise, se rapproche doucement de madame et finit par prendre place à côté d'elle. La bonne Mme Giraudel s'épanouit à suivre du coin de l'œil ces jolis manèges d'amoureux et se garde bien de les troubler: à les contempler qui chuchotent dans les angles obscurs de la pièce, elle se sent rajeunie de vingt ans et soupire en songeant au passé. Elle fait des adultères, comme d'autres des mariages, avec passion et sans songer à mal, s'intéresse aux liaisons qu'elle a vues commencer dans son salon, s'entremet pour prévenir des ruptures et préparer des réconciliations, reçoit des confidences scabreuses, donne des conseils délicats. Robert et Mme Macpherson prirent l'habitude de se rencontrer souvent chez cette digne femme. Clorinde lui envoyait des billets de concert, des loges, des places pour les réceptions académiques; Ternois, des fleurs, du gibier: tel est l'usage de la maison.

Un mois se passa. Villecresnes n'était plus tout à fait aussi assidu qu'autrefois chez ses amis. Il lui arrivait de passer deux ou troisjours de suite sans se montrer, et ces journées-là paraissaient à Henriette horriblement longues. Les courses, les emplettes dans les magasins, la promenade avec les enfans, quelques visites faites ou reçues, remplissaient tant bien que mal les après-midi: mais la solitu le morne des soirées, après que Robert était parti, Marie rentrée chez son père, George couché, pesait lourdement sur la jeune femme. Ces soirs-là, elle n'avait goût à rien, essayait en vain de lire, demandait inutilement à son ouvrage ou à son piano un secours contre le désœuvrement, et finissait par se jeter, de découragement et d'ennui, sur un fauteuil, où l'activité de son corps et de son esprit s'engourdissait dans une torpeur de rêverie. Pendant des heures, elle se demandait: Pourquoi ne vient-il plus comme autrefois? Que lui ai-je fait? N'est-ce pas depuis ce voyage de Bretagne qu'il a commencé à nous négliger?.. Et elle se promettait d'interroger Marie, de faire causer miss, sans en avoir l'air, de savoir s'il était, chez lui, triste ou gai, s'il travaillait toujours: autant, s'il sortait beaucoup, s'il allait dans le monde, au lieu de passer, comme dans le temps, l'après-dîner avec elle. L'idée lui vint, un soir, que peut-être Jean était amoureux: « Au fait, se dit-elle, il est encore d'âge à se remarier,.. il n'est pas plus vieux que Robert et a l'air plus jeune... Il doit y avoir quelque chose... »

Ce « quelque chose » lui parut d'abord tout simple; elle souriait même à la pensée de chercher une femme pour Jean, elle s'amusa à passer en revue, à son intention, toutes les jeunes filles de sa connaissance. Aucune ne lui parut assez bien; celle-ci était un peu niaise, celle-là trop coquette, une troisième manquait de naturel, et ainsi de suite. Sa conclusion fut qu'un homme presque parfait, comme l'était Villecresnes, avait bien le droit d'être exigeant. Un instant après, il lui vint à l'esprit toute sorte d'objections contre ce mariage. « C'était bien mal d'avoir oublié déjà cette pauvre Louise; sans être vieux, Jean était déjà un peu mûr pour une jeune fille, et c'était à une toute jeune fille, évidemment, qu'il pensait... Ges marins ont la rage de se marier... Si encore on pouvait supposer que ce fût pour donner une mère à Marie! Mais ne dirait-on pas vraiment qu'il est abandonné, ce pauvre petit chat? C'était bien la peine de s'etre mise à aimer cette mignonne-là presque autant que George lui-même, de lui servir de maman, de l'élever depuis un an!.. » Et elle voyait déjà Marie en proie à la haine doucereuse d'une belle-mère, dépouillée au profit d'autres enfans de la fortune et de l'affection de son père, traitée en étrangère dans sa propre maison, triste, malheureuse, victime... Me de Ternois sentait monter en elle une colère d'indignation. Elle se faisait le serment de veiller sur la petite, de la défendre, de la recueillir au besoin... Sa vive imagination bâtissait tout un roman où la future marâtre jouait un rôle si noir, qu'Henriette s'en autorisait pour la détester d'avance, se persuader qu'une nouvelle Mme de Villecresnes ne pouvait être que cupide, méchante, et, qui plus est, laide comme les sept péchés. Puis, cette grande exaltation tomba, et la pauvre petite femme se sentit tout à coup si triste, que ses paupières se gonflèrent et qu'elle fondit en larmes, sans savoir pourquoi, comme un enfant qui pleure d'être seul.

Si Jean fuyait Me de Ternois, c'est qu'il avait perdu la superbe tranquillité de conscience qui lui permettait naguère d'affronter sans crainte le rôle difficile d'ami d'une jolie femme. Depuis le jour où il avait dû s'avouer qu'il aimait Henriette, le marin éprouvait quelque chose comme une gène et une humiliation chaque fois qu'il entrait chez les Ternois. Il s'était juré d'ensevelir cet amour au plus profond de lui-même; mais, avec la gaucherie des gens un peu novices dans les choses du cœur, il ne s'avisait pas que le meilleur moyen de dissimuler ses sentimens nouveaux était précisément de ne rien changer au ton ordinaire de son ancienne intimité avec Henriette. Au lieu de prendre modèle sur Robert, qui ne parlait jamais d'une femme avec plus d'aisance et de naturel que lorsqu'il avait une intrigue avec elle, Villecresnes recourait, pour dépister les soupçons, aux procédés puérils des grands enfans qui

n'ont jamais vécu : l'éloignement, l'indifférence affectée, les cachoteries maladroites. Si Mme de Ternois n'avait pas été à peu près aussi naïve qu'il l'était lui-même, elle eût déjà démasqué l'incognito de cet amour inexpérimenté. Mais il était dans sa nature, foncièrement droite et confiante, de ne pas pénétrer les dessous des choses et des gens, de croire d'instinct à tout ce qu'on lui disait : c'est ainsi qu'elle se laissait également duper par les timides subterfuges qu'employait Jean et par l'audacieuse désinvolture dont usait son mari.

Cependant, Villecresnes souffrait de cette passion qui lui semblait sans excuse comme sans espoir, et son caractère s'altérait insensiblement. Mme de Ternois fut frappée du changement qui se faisait en lui, des brusques écarts de son humeur, toujours égale autrefois et maîtresse d'elle-même. Il lui arrivait maintenant de se montrer maussade, presque bourru. Un jour qu'il y avait du monde dans son salon et qu'on se moquait des dents rares et noires de quelqu'un qui venait de sortir, Henriette s'écria que ce monsieur « portait un petit village brûlé dans sa bouche. » C'était une de ces expressions pittoresques qu'elle lançait volontiers dans la conversation et qui causaient un peu de stupeur autour d'elle, en éclatant à l'improviste. Quand il n'y eut plas personne, Villecresnes la gronda pour cette image hardie, lui reprocha de manquer de goût, de ne pas tenir assez compte des jugemens du monde, et de commettre fréquemment des imprudences de tenue ou de langage. Elle écouta docilement, le laissa morigéner tout à son aise, puis risqua quelques mots timides pour sa défense: «Est-ce qu'il ne lui avait pas vingt fois enseigné lui-même le mépris de l'opinion du monde, de sa pruderie hypocrite? Qu'avait-elle dit de si grave, de si inconvenant, d'ailleurs?.. » Elle avait raison : il se fâcha, fit entendre de dures et injustes paroles.

- La Bretagne ne vous réussit pas, mon ami, lui dit-elle seulement. Vous en êtes revenu bien grognon! En vérité, je ne sais ce que vous avez depuis quelque temps,.. tenez, depuis cette soirée du mois dernier...

Où vous avez été si coquette, à propos, où vous vous êtes laissé faire une cour indécente par ces vieux beaux et ces petits jeunes gens ridicules...

Non, monsieur, mais où, moi, j'ai fait des frais pour vous,.. où j'ai mis à mon corsage, au lieu de ma branche de diamans, les roses-thé que vous m'aviez données,.. où j'ai choisi la toilette que vous préférez... où je vous ai cherché pour venir me tenir compagnie, alors que vous vous étiez déjà sauvé, comme un ours que vous êtes,.. et pas trop bien léché, encore, quand vous vous y mettez !

Villecresnes se serait battu, de colère contre lui-même, ce qui ne l'empêcha pas de recommencer quelques jours après, sans pouvoir résister à ce besoin mauvais de chercher chicane à Henriette. La pauvre petite femme n'y comprenait rien, et lorsque Jean avait laissé tomber sur elle une de ces ironies glaciales dont il l'accablait maintenant, avec une affectation de hauteur et de dédain, elle tournait vers son ami un regard d'une douceur désarmante, plein de reproches si tendres que le marin en fut plus d'une fois ému presque jusqu'aux larmes. Pendant une semaine, il redevenait l'homme d'autrefois, bon, affectueux, indulgent. Puis un nouvel accès d'humeur sombre, malveillante et sarcastique se déclarait. Mme de Ternois l'entendait avec stupeur attaquer âprement la frivolité des femmes, se plaindre de ce que son travail n'avançait pas.

Cela veut dire que vous perdez votre temps ici, n'est-ce pas, si je comprends bien? Pourquoi venez vous alors? Qui vous y force? Si vous n'avez rien de plus intéressant ni de plus aimable à me dire que toutes ces jolies choses dont vous jugez à propos, je ne sais pourquoi, de me régaler, il ne faut pas vous déranger, mon ami! Il lui demanda pardon et rejeta sur une maladic nerveuse commençante cette excessive irritabilité dont il souffrait lui-même autant qu'il en faisait souffrir les autres.

- J'en étais sûre! s'écria-t-elle naïvement. Je l'aurais parié!.. Oh! mais il faut prendre garde, vous savez?.. Nous allons vous soigner... Je ne veux plus que vous soyez méchant comme vous l'avez été cela me rendait trop malheureuse...

Elle resta un moment sans parler, puis reprit avec une tristesse qui toucha profondément Villecresnes :

Qu'est-ce que je deviendrais donc, si après l'amour de mon mari, votre amitié venait aussi à me manquer?.. J'en ai bien besoin, allez, Jean!

Elle lui tendit la main, qu'il baisa, sans laisser deviner à la jeune femme tout ce qu'il y avait d'amour dans la respectueuse familiarité de cet hommage.

XX.

A quelque temps de là, Mme de Ternois reçut une lettre anonyme. Un << ami » croyait devoir la prévenir que son mari était en train de la ruiner, qu'il jouait au cercle un jeu d'enfer, entretenait des maîtresses, leur donnait des chevaux et des diamans, comme elle pourrait s'en convaincre en faisant prendre, par l'agence dont on lui envoyait l'adresse, des renseignemens sur Me Rosita Zanetti, de l'Eden. A la lettre était jointe une de ces cartes qu'on distribue

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