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Que voulez-vous, mon ami?.. Les jolies femmes doivent se défier des chutes... quand elles en ont fait une... et quand c'est un mari jaloux qui tient la barre!..

- Alors vous croyez que Macpherson?..

-Les a noyés? parbleu!.. Il y avait un vieux fonds de spleen et de folie chez ce sauvage-là: Rappelez-vous ses yeux... Ayant eu l'idée de boire un coup dans la Seine, il n'aura pas résisté à la tentation d'offrir à l'amant de sa femme et à sa femme l'hospitalité du fond de la rivière : habitude écossaise, mon cher!

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Dites donc, baron, on dit que Mme Martin-Desnouettes hérite...
Hérite de qui?

- De sa fille, parbleu! à qui Macpherson avait assuré par contrat un apport de deux millions...

Eh bien! après ?

-Eh bien!.. si vous l'épousiez?

Mon bon, si j'avais dix ans de moins, je ne dis pas... Mais à l'âge que j'ai, voyez-vous, elle est un peu mûre pour moi... Poires blettes à vingt ans, Pomerol, pommes vertes à soixante.

Ils se mirent à rire.

-Et ce pauvre Robert, à propos, quand l'enterre-t-on? reprit Pomerol.

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Écoutez donc, je lui dois bien ça pour les mille louis que je lui ai gagnés cet hiver... C'était un brave garçon tout de même... Il avait une bien jolie jument....

-

Ça, c'est vrai... Pauvre Robert!

Pauvre Robert!.. Si nous faisions un petit rubicon?

Volontiers.

Ils s'assirent à une table de jeu. Tout en donnant les cartes, Taillandier dit tout à coup :

- Devinez à quoi je pense, Pomerol? A cette conversation que nous avons eue l'an dernier, ici même...

- Parfaitement... Et où je vous ai expliqué le système de ce pauvre Ternois...

Oui. Eh bien! savez-vous quelle est la philosophie de cette histoire de Robert et de Mme Macpherson, du Garde du corps et de Mme de Ternois?

Non...

C'est que le système de Robert était mauvais, décidément, et que, parmi les choses qu'un mari doit faire lui-même,.. la seconde est de garder sa femme... Cinq cartes qui sont bonnes, quinte majeure et quatorze de valets: quatre-vingt-quatorze!

Quelques mois après ces événemens, vers la fin de décembre 1884, Mme de Ternois achevait de s'installer dans l'appartement qu'elle avait loué après la mort de son mari. Un petit appartement bien modeste, au quatrième, et qui ne rappelait que de loin la luxueuse installation d'autrefois, dans le bel hotel du boulevard Haussmann. Robert n'avait laissé que des dettes: mais Henriette n'avait pas voulu jouir du bénéfice de la séparation de biens. Tout, plus de cent mille francs, avait été payé par elle : ce qu'elle ne savait pas et ne sut jamais, c'est que Villecresnes en avait, de son côté, payé à peu près autant. Parmi les notes de fournisseurs qui lui furent présentées alors, se trouvait celle du tapissier qui avait meublé le rez-de-chaussée de la rue de Constantinople, où Robert et Clorinde avaient leurs rendez-vous. Elle voulut visiter cet appartement, et, furetant dans tous les coins avec une curiosité triste, qu'elle s'étonnait de sentir exempte de jalousie rétrospective, elle trouva dans le cabinet de toilette de longs cheveux blonds engagés entre les dents d'un peigne, une paire de gants de femme, encore imprégnés de cette même odeur qu'elle avait un jour respirée sur les moustaches de son mari, des lettres enfin, qu'elle voulut lire et dont la lecture la fit rougir. Elle les jeta dans la cheminée, les brûla; puis elle se rendit au cimetière, pria sur la tombe de l'homme qui l'avait si indignement trahie, et pardonna.

Un soir, elle était au salon et tricotait comme d'habitude une petite brassière de pauvre en laine brune. Assis l'un près de l'autre, les enfans travaillaient sur la table, à la clarté de la grande lampe à abat-jour rose. George, élève de sixième maintenant, avait fini une rédaction d'histoire en retard sur « les Lois de Manou, »> si sagement inscrites, alors, au programme de sa classe. L'enfant demandait à « l'Ami, » qui continuait à lui servir de répétiteur, des renseignemens sur certaine princesse de Babylone. Et Villecresnes lui expliquait, avec le livre, que cette princesse, après la mort de son premier mari, avait épousé le roi Nabou-Natsir, que l'on a si légèrement appelé Nabonassar, sur la foi d'un livre sans critique, la Bible. Le petit garçon parut méditer profondé

ment.

-

Maman, dit-il tout à coup, puisque papa est mort, pourquoi est-ce que tu ne te maries pas avec « l'Ami? »>

Par-dessus la tête des enfans, Henriette rougissante et Jean très pâle se regardèrent.

Et ce regard, leur premier regard d'amour, les fiança.

GEORGE DURUY.

LE

COMBAT CONTRE LA MISÈRE

II'.

LA PRÉVOYANCE ET LA MUTUALITÉ.

Il y a quelques années, un concours solennel fut ouvert par un financier célèbre auquel les préoccupations de sa brillante carrière n'avaient pas fait oublier son origine saint-simonienne; et le but de ce concours était expliqué par lui en ces termes : « Justement ému des souffrances sans cesse plus vives des populations laborieuses et indigentes; convaincu que la misère des masses est la cause directe et permanente de toutes nos révolutions, parce qu'elle résulte d'une mauvaise organisation et d'une application défectueuse des forces sociales; persuadé que la civilisation moderne, transformée par la science, éclairée par la raison, enrichie par le crédit, vivifiée par la liberté, moralisée par l'égalité, sanctifiée par la fraternité, peut remédier à ce mal organique par de simples réformes pratiques et rationnelles, M. Isaac Pereire fait appel à tous les esprits sérieux et impartiaux et affecte à cette œuvre de hautes études sociales une somme de 100,000 francs qui sera divisée en quatre séries de prix correspondant aux quatre sujets mis au concours. »>

L'un de ces quatre sujets était relatif à l'extinction du paupérisme (2). Le jury institué par M. Pereire, qui comptait dans son sein. des académiciens, des sénateurs, des députés, des journalistes, ne fut pas saisi sur ce sujet de moins de quatre cent quarante-trois mémoires, dont six lui parurent mériter un prix ou une mention

(1) Voyez la Revue du 15 mars.

(2) Les trois autres étaient relatifs à l'instruction publique, au crédit et aux impôts.

honorable. Deux de ces mémoires ont été publiés, l'un, par M. Baron, premier prix, sous ce titre : le Paupérisme; l'autre, par M. Coste, second prix, sous ce titre: Hygiène sociale. Les autres sont restés à l'état de manuscrits. L'appel de M. Pereire avait donc été entendu, et s'il n'a pas eu la satisfaction de décerner lui-même les prix du concours, il a pu emporter en mourant la certitude que ses espérances philanthropiques étaient partagées par un grand nombre d'esprits et que les 100,000 francs généreusement mis par lui à la disposition du jury trouveraient facilement amateurs. Si j'ai rappelé ce fait un peu oublié du concours Pereire, ce n'est pas que j'aie l'intention de demander exclusivement à MM. Baron et Coste le secret du bonheur des peuples. Je serais d'autant plus embarrassé pour le faire que quelques-uns des remèdes préconisés par M. Baron sont critiqués avec vivacité par M. Coste et réciproquement, ce qui, soit dit en passant, fait honneur à l'impartialité du jury. Mais il m'a paru intéressant de constater qu'il existe, en dehors des révolutionnaires et des utopistes, un certain nombre d'hommes sérieux, instruits, mêlés à la vie, aux affaires, aux réalités des choses et qui espèrent cependant, pour parler comme M. Pereire, « que de simples réformes pratiques et rationnelles peuvent remédier au mal organique de la misère. » C'est bien de ceux-là que se compose l'école appelée par moi, dans une précédente étude, l'école de l'avenir, non pas que j'entende me porter garant de cet avenir, mais parce que ses adeptes ne désespèrent pas de voir s'opérer dans un temps plus ou moins prochain une lente transformation de la société. Cette transformation pourrait s'opérer, suivant eux, soit par la pratique de plus en plus répandue chez les classes laborieuses des vertus d'épargne et de prévoyance et par le développement des institutions de toute nature qui favorisent la pratique de ces vertus, soit par l'extension de ces modes nouveaux de rémunération ou d'organisation du travail qui s'appellent la participation aux bénéfices et la coopération. Puisque M. Pereire a pu trouver quatorze hommes graves qui ont consenti à s'ériger en juges du bien fondé de cette espérance et à lire pour cela quatre cent quarante-trois manuscrits, il vaut assurément la peine de s'en préoccuper après eux. Commençons par rechercher ce que dans le combat contre la misère on peut attendre de la prévoyance.

I.

On répète souvent cette parole de Franklin : « Celui qui s'efforce de persuader à l'ouvrier qu'il peut arriver à la fortune autrement que par le travail et l'épargne, celui-là est un menteur et un criminel. » Belle et sage parole, en effet, sage surtout en ce qu'elle ne

promet pas la fortune à celui qui travaille et qui épargne, mais en ce qu'elle se borne à l'avertir qu'il n'y a pas pour lui d'autres moyens d'y parvenir. C'est assurément un des progrès les plus sérieux des sociétés modernes d'avoir multiplié, en quelque sorte, sous les pas de celui qui vit au jour le jour des fruits de son travail, les institutions de toute nature qui l'invitent à se priver d'une partie de son gain quotidien pour assurer son avenir toujours incertain. Cette belle vertu de la prévoyance (vertu, à vrai dire, plutôt terrestre que mystique) peut en effet, de nos jours, s'exercer de plus d'une manière. Elle peut prendre la forme de la lente accumulation d'un capital plus ou moins considérable, mais qui demeure tout entier, quelqu'emploi qu'il en fasse, la propriété du thésauriseur: c'est la forme de l'épargne. Elle peut consister, au contraire, dans le prélèvement d'une somme définitivement sacrifiée en échange de la garantie contre un risque éventuel ou incertain quant à l'époque, tel que la maladie, l'accident, la vieillesse ou la mort: c'est la forme de l'assurance. Examinons l'exercice de la prévoyance sous ces deux formes, et parlons d'abord de l'épargne.

Il ne faut pas confondre l'épargne et les caisses d'épargne. S'agit-il d'entraîner la conviction du législateur et de le déterminer à la création des caisses d'épargne postale, il est sans doute fort utile de faire observer qu'on ne compte en France qu'un livret de caisse d'épargne sur 12 habitans, tandis qu'on en compte un sur 11 en Prusse, et un sur 10 en Angleterre. Mais il n'en faudrait pas conclure pour cela que les habitudes d'économie soient moins répandues en France qu'en Angleterre ou en Prusse (1). Sans méconnaître, en effet, l'intérêt de ces données statistiques, on aurait tort d'en tirer des conclusions précipitées; il faut en particulier soigneusement distinguer ce qui regarde la population des campagnes et la population des villes, les paysans et les ouvriers. Ce qu'on dirait des premiers pourrait bien ne pas se trouver vrai des seconds. Le paysan est thésauriseur en France autant qu'en aucun pays du monde. L'économie est chez lui une vertu cardinale, volontiers à ses yeux la première de toutes. Un paysan me faisait un jour l'éloge de son fils. Après m'avoir chanté ses louanges sur tous les tons, il finit par ajouter avec émotion : « Et puis, monsieur, il est si intéressé! » Je ne suis pas sûr, en effet, que la limite qui sépare l'économie de l'avarice soit bien nette dans toutes les âmes rurales, mais il y a bien encore quelques autres vertus qui, poussées à l'excès, deviennent des vices. Or il s'en faut que toutes les économies du paysan prennent le chemin de la caisse

(1 Ces chiffres, qui étaient exacts avant la loi du 9 avril 1881, ne le sont précisément plus aujourd'hui.

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