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sur les rames et de s'éloigner. « Et je vous réponds, monsieur, dit l'éclusier pour conclure, qu'en arrivant à terre, il n'avait pas un fil de sec! »

L'histoire du pêcheur avait fort intéressé les enfans. Cependant l'heure s'avançait; il fallait songer à partir. Il avait été convenu, le matin, qu'on rentrerait dîner à Paris, chacun chez soi, car Villecresnes ne venait plus aussi souvent qu'autrefois s'asseoir à la table de ses amis, depuis que la brouille s'était mise dans leur ménage. Mais au premier mot de retour, George et Marie demandèrent à ne partir qu'après dîner. Henriette et Villecresnes se consultèrent un instant et finirent par céder: eux-mêmes trouvaient un charme inavoué à prolonger de quelques heures cette bonne journée de campagne, à jouir de la présence l'un de l'autre, sans contrainte, loin du monde, des sots préjugés bourgeois qu'ils sentaient vaguement conjurés contre leur intimité, et avec lesquels ils commençaient, d'un accord tacite, à compter maintenant, au lieu de les mépriser superbement, comme naguère... Ils se firent passer sur l'autre rive, se promenèrent encore quelque temps, dinèrent dans un autre restaurant au bord de l'eau et ne prirent pour rentrer que l'un des trains du soir. Dans le wagon, les enfans s'étaient assis chacun d'un côté d'Henriette. Ils ne tardèrent pas à s'endormir, la tête appuyée sur elle, qui avait écarté les bras, d'un mouvement de couveuse, pour les prendre tous les deux, et les tenir doucement pressés à la tiédeur de sa poitrine. Et comme elle était lasse aussi de sa marche au grand air, elle s'endormit à son tour, sans changer de position, renversant seulement un peu la tête en arrière, la bouche entr'ouverte et souriante. Dans les filets du wagon, sur les banquettes, pêle-mêle avec les ombrelles aux vives couleurs, les chapeaux de paille, les manteaux, des bouquets, ou plutôt des brassées de fleurs des champs avaient été jetés en désordre. Et tandis que le train filait dans la nuit, Villecresnes assis, seul, en face d'eux, contempla longuement le tableau charmant de cette jeune femme et de ces deux enfans sommeillant, parmi les bluets, les coquelicots, les liserons, les marguerites, dans une pose d'innocence qui faisait d'Henriette, à ce moment, l'image auguste et chaste de la Maternité. A la voir ainsi, confiante, abandonnée, il parut à Jean que son amour s'épurait encore, se dégageait de tout ce qu'il y avait senti parfois remuer de charnel; que cet amour enfin montait jusqu'aux régions sereines où le désir ne va pas. Il prit la main, qui pendait, de sa petite fille, et se pencha pour y poser doucement les lèvres : comme si cette caresse, sanctifiée en passant par son enfant, avait dû parvenir, ainsi qu'un fluide subtil, jusqu'à celle qu'il aimait, et lui arriver pure à l'égal d'un baiser de père.

XXIII.

Ce jour-là, Robert, qui avait dîné au cercle, fumait un cigare sur la terrasse, quand un de ses compagnons, - dont Henriette avait fort mal accueilli quelque trois ans auparavant les assiduités, — lui dit tout à coup :

- Je ne vous demande pas des nouvelles de Mme de Ternois, mon cher; j'arrive de la campagne et je viens de l'apercevoir qui en revenait elle-même avec Villecresnes. On vous rapporte des gerbes de fleurs; on vous gâte, heureux homme!..

M. de Ternois n'était point de complexion jalouse: à force de rencontrer, dans le monde, des ménages à trois, d'avoir tenu au besoin sa partie dans des trios de cette sorte, Robert s'était fait une philosophie large et tolérante. Détaché d'Henriette comme il l'était, il se fùt contenté de sourire, sans doute, en découvrant le sentiment naissant de Mm de Ternois pour Villecresnes. Mais ce sont là des découvertes qu'un mari, même aussi dégagé de préjugés bourgeois, aime mieux faire lui-même, et quand on les fait à sa place, il se fâche, l'amour-propre étant de sa nature plus vivace que l'amour. Du moment où Robert put soupçonner, au ton légèrement ironique de son compagnon de cercle, que le monde commençait à rire de lui, sa jalousie, qui dormait sur les deux oreilles, s'éveilla tout à coup, ou plutôt un sentiment de vanité blessée, auquel on s'efforce, en pareil cas, de donner le ton et les allures de la jalousie, pour déguiser ce qu'il comporte de brutal, de tyrannique, et surtout d'odieusement égoïste. Cette forme de jalousie est fort répandue, surtout parmi les gens qui, comme M. de Ternois, n'ont guère pour morale, pour honneur, pour règle de vie, que l'opinion du monde. La sincère, celle qui jette de vrais cris, qui pleure de vraies larmes, la jalousie de passion, non de vanité, est un oiseau rare, comme la passion elle-même.

Robert quitta le cercle à neuf heures de fort méchante humeur. - Où est madame? demanda-t-il, en rentrant, à la femme de chambre.

Madame est descendue à la salle à manger après avoir couché M. George...

Il entra dans la salle à manger. Henriette avait fait mettre les bouquets sur la table couverte d'une toile cirée et, armée d'une paire de grands ciseaux de cuisine, elle coupait les queues de ses fleurs, les disposait dans des vases pleins d'eau. La jeune femme prenait plaisir à sa jolie besogne, heureuse de voir toutes ces fleurs

qui lui rappelaient les douces heures qu'elle venait de passer avec son ami, là-bas, dans la prairie, au bord de l'eau miroitant sous le soleil. Elle les arrangeait avec amour, selon les harmonies secrètes de leur forme et de leur couleur, redressait délicatement les tiges déjà lasses, piquait ici et là un long brin d'avoine encore verte, dont les clochettes retombantes semblaient sonner un carillon: puis, trempant dans l'eau le bout de ses doigts, elle les secouait audessus de chaque bouquet terminé et faisait ainsi tomber une petite pluie qui humectait les calices mi-clos et remplaçait pour eux la vivifiante rosée du soir. Elle ne s'interrompit pas en voyant son mari, et répondit tranquillement, sans même le regarder, au bonsoir qu'il lui donna.

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Tu rentres seulement? dit Robert.

Mais, oui.

Je vois que tu es allée à la campagne.
En effet.

Tu aurais pu me prévenir que tu ne rentrerais pas diner...

A quoi bon?.. Vous m'avez dit que vous deviez aller au Derby aujourd'hui. N'avez-vous pas l'habitude de dîner dehors, le jour du Derby?..

Quelquefois, en effet... Mais je suis revenu, ce soir, pour ne pas te laisser diner seule, et ne me suis décidé à dîner au cercle qu'en voyant, à huit heures, que tu ne rentrais pas... Tu étais avec Villecresnes?

Oui.

Je le savais on me l'a dit.

Pourquoi me le demander alors?

J'espérais qu'on se trompait.

Vous espériez?.. Je ne comprends pas.

Ne fais donc pas semblant, je te prie!.. Tu sais fort bien ce que je veux dire...

Je l'ignore absolument, au contraire.

Ah!.. Eh bien! tu m'obligeras en renonçant désormais à aller cueillir des bouquets dans les champs avec Villecresnes...

Pourquoi, s'il vous plaît?

- Parce que c'est inconvenant au dernier point;.. parce qu'un capitaine de vaisseau n'est pas une dame de compagnie; parce que cela fait jaser de vous voir toujours ensemble... Ici, passe encore... Dehors, non.

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Sans paraître troublée le moins du monde, elle versait doucement l'eau d'une carafe dans un vase. Cette tranquillité dédaigneuse irrita M. de Ternois.

Qui jase? reprit-il. Tous les gens, je pense, qui ont quelque souci de la tenue...

La tenue!.. Ah! oui... Et en quoi ai-je manqué si gravement à la tenue, je vous prie?

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En vous affichant comme vous venez de le faire aujourd'hui...
M'afficher!.. Avec votre ami!

Permettez avec le vôtre.

Villecresnes n'est pas votre ami?

Il ne l'est plus.

Et depuis quand?

Depuis qu'il vous aime!

Une vive rougeur passa sur le visage de Mme de Ternois. Elle cessa de s'occuper de ses fleurs, et regardant son mari bien en face:

Alors, dit-elle, c'est une scène !.. Vous êtes jaloux, vous osez être jaloux, vous !

Mon Dieu! jaloux, c'est beaucoup dire... La jalousie n'est point dans mon caractère mais j'ai le souci de ma dignité, et quand je vois qu'elle est en péril, je mets le holà... Votre intimité avec Villecresnes devient compromettante: il faut qu'elle cesse.

gage?

Il faut qu'elle cesse?.. Et de quel droit tenez-vous ce lan

De mon droit de mari!

Vous l'avez perdu...

- Je le reprends, alors!.. Et je le ferai bien voir...

Un geste de menace acheva sa pensée. Il fit un pas vers la porte; mais elle le devança, saisit le bouton et se tint devant lui, droite et pâle, les yeux brillans. D'une voix un peu sourde, elle reprit après un silence:

- C'est de la folie... Que pouvez-vous reprocher à Jean, d'abord? Votre émotion en ce moment!.. Je veux qu'il sorte d'ici!

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Qui donc l'y a fait entrer?

Moi, c'est vrai... C'était une faute... Mais pour avoir été imprudent, on n'est pas tenu d'être aveugle Villecresnes vous aime, et, qui sait? peut-être l'aimez-vous aussi...

Et quand cela serait?.. Qui serait, alors, le plus coupable, de vous, qui non content d'introduire Villecresnes dans votre ménage, l'avez retenu quand il voulait partir, qui avez autorisé, encouragé notre intimité, - ou de moi qui me suis laissée aller sans crainte comme sans remords à la sympathie qu'il m'inspirait et qui me semblait d'autant moins coupable ou dangereuse que vous ne l'avez jamais combattue?.. Vous qui me faites des reproches aujourd'hui, quels conseils m'avez-vous donnés alors? Vous qui deviez être mon guide, quand m'avez-vous montré où j'allais? Et si, comme vous

le prétendez, nous avons plus que de l'amitié l'un pour l'autre, Jean et moi, quel mari étiez-vous donc pour m'avoir de gaîté de cœur exposée à ce péril?

- Une honnête femme se garde toute seule, ma chère!

Pourquoi donc, alors, avez-vous chargé quelqu'un de me

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Je vous répète que j'ai eu tort.

Oui, et si c'était à recommencer, vous vous y prendriez autrement, n'est-ce pas? La combinaison cesse de vous plaire : vous l'abandonnez. Le malheur, c'est que j'y ai pris goût, à votre système! Au moment où vous lui découvrez des défauts, je reconnais, moi, ses mérites. Et si vous y renoncez pour votre compte, je le conserve pour le mien!

C'est-à-dire ?..

C'est-à-dire que vous m'avez donné de votre main un ami et que je n'entends pas me le laisser reprendre!.. Vous aviez raison, décidément une femme seule court des dangers. Elle est préservée des chutes vulgaires lorsqu'elle sent près d'elle un vaillant cœur pour la soutenir et la réconforter. Jean est ce cœur-là!

-Jean est un ami déloyal...

Déloyal, lui!.. Mais qu'êtes-vous donc, alors, vous? Quelle confiance a-t-il trompée, quel mensonge, quel parjure a-t-il fait, de quelle longue hypocrisie s'est-il rendu coupable?.. Vous me dites qu'il m'aime est-ce que je le sais, moi? Pas plus que je ne sais si je l'aime!.. Nous nous occupons vraiment bien de cela quand nous sommes ensemble! Croyez-vous qu'il m'ait dit jamais un mot, un seul mot que vous ne pussiez entendre?.. Tenez, vous n'êtes qu'un ingrat,.. vous ne savez pas ce que vous lui devez, à cet homme!.. Mais souvenez-vous donc, enfin ! Depuis deux ans bientôt, je suis abandonnée par vous autant qu'une femme peut l'être; mon sort est de garder la maison tandis que vous courez les tripots et les filles. J'ai trente-trois ans, Robert, et si vous me prenez pour une sainte, vous vous trompez je suis seulement une femme ayant le goût d'être honnête, qui ne demande qu'à se bien conduire, mais qui n'a pas la vertu ou la présomption nécessaire pour être sûre de marcher droit toujours, si quelqu'un ne lui montre pas la bonne route. Sans lui, sans l'ami dévoué, admirable, que vous calomniez, que serais-je devenue? Y avez-vous pensé, à ce que l'ennui, le dépit peut faire d'une femme délaissée par son mari? Ne les connaissez-vous pas, ces hommes qui consolent mes pareilles,.. et qui les perdent? Eh bien! Jean vous a rendu le service de me sauver de l'ennui, du dépit, et des consolateurs! Tandis que vous me livriez aux dangereuses inspirations de l'isolement, il prenait, lui, la plus haute et la plus noble part de ce rôle d'époux que vous aviez dé

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