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Les domaines des ducs de Newcastle et de Portland se distinguent par un autre genre de culture, des semis et des plantations d'arbres de toute espèce. J'ai déjà dit que quelques grands seigneurs avaient entrepris de refaire artificiellement de véritables forêts là où l'expérience du défrichement n'avait pas réussi; on peut voir ici combien ces forêts, semées et plantées par l'homme, composées d'essences de choix, dégagées de toute végétation parasite, soigneusement éclaircies, cultivées enfin avec tout l'art possible, sont supérieures aux forêts naturelles venues au hasard.

Grâce à ces efforts intelligents, les mauvais terrains du comté de Nottingham sont arrivés à produire une rente moyenne de 80 francs. Il est vrai qu'à l'action de la grande propriété entre les mains d'hommes dévoués au bien public est venue se joindre l'influence non moins bienfaisante de l'industrie. La ville de Nottingham, qui compte avec ses annexes une population d'environ 100,000 âmes, est le siége de nombreuses manufactures. La population totale du comté a doublé depuis cinquante ans. Dans le même laps de temps, la rente des terres a triplé. Partout ces deux faits marchent de front, et le second est la conséquence du premier. La vallée de la Trent, qui fait exception par sa fertilité avec le reste du pays, est d'une richesse extraordinaire.

Le comté de Derby, un des plus pittoresques de l'Angleterre, est visité dans la belle saison par une foule de curieux. Le charmant village de Matlock, connu par ses eaux minérales, et dont le site rappelle les plus belles vallées des Pyrénées, devient le quartier général des touristes. De là on fait des excursions dans tous les sens,

tantôt sur le sommet des montagnes, tantôt dans le creux des vallons ou dales. La plus intéressante conduit à Chatsworth, magnifique résidence du duc de Devonshire; de véritables grandes routes, libéralement ouvertes à tous, traversent l'immense parc et en font une promenade publique. Tout n'est pas bénéfice dans ces grandes propriétés. Quelque riche qu'on soit, c'est une lourde charge que l'entretien de cet admirable palais, de ces jardins et de ce parc fastueux, dont le public jouit plus que le maître. En Angleterre, plus qu'ailleurs, on applique le fameux mot: Noblesse oblige; on y respecte profondément les grands noms et les grandes fortunes, mais en leur imposant des nécessités de représentation qui peuvent finir par les ruiner. On peut prévoir le temps où il n'y aura plus de fortune privée suffisante pour entretenir Chatsworth, et alors, de deux choses l'une, ou ce Versailles de l'Angleterre disparaîtra, ou il deviendra une propriété nationale, ce qu'il est en réalité déjà par l'usage qu'on en fait.

Le duc de Devonshire est en outre propriétaire d'une grande partie du comté. Le duc de Rutland y a aussi de vastes domaines. Ce dernier possède tout le pâté de montagnes qui sépare le comté de Derby du comté d'York, et qui forme comme l'épine dorsale de l'Angleterre. La culture cesse forcément à ces hauteurs: on n'y trouve que des bruyères stériles qui s'étendent à perte de vue; mais ces terrains incultes sont l'objet d'un autre genre de luxe : ils sont entourés de grands murs enfermant plusieurs lieues carrées, et peuplés de toute sorte de gibier.

Les montagnes, moins élevées, qui forment les trois. quarts du comté, sont couvertes de pâturages. Le blé

vient mal; l'avoine est la seule céréale qui y réussisse. C'est une contrée d'élèves, comme en général les pays semblables; on y fait naître des bœufs à courtes cornes et des moutons Dishley qu'on vend ensuite aux fermiers de la plaine; on y fait aussi beaucoup de fromages qui, sans avoir la réputation de ceux des grasses vallées de l'ouest, trouvent un débit assuré. Ce pays ressemble beaucoup aux régions montagneuses du centre de la France, comme l'Auvergne et le Limousin; il en a tout à fait l'aspect, et les mêmes industries y sont usitées. Malheureusement, si les moyens sont les mêmes, la différence des résultats est grande : quand la rente atteint à peine 15 francs par hectare dans le centre de la France, elle dépasse en moyenne 60 francs dans les montagnes du Derby; mais aussi, quand nos départements du centre manquent de débouchés, le Derby est sillonné de routes et de chemins de fer. On voit partout voler en sifflant les locomotives sur le flanc de rochers escarpés que la chèvre seule semblait pouvoir atteindre. L'exploitation des richesses minérales alimente ce mouvement.

Si le Derby est un pays de grande propriété, la moyenne et la petite culture y dominent. Les terres du duc de Rutland sont toutes divisées en petites fermes. En somme, cette montagne, que la nature avait faite si improductive, compte parmi les plus heureuses parties de l'Angleterre. L'industrie et l'agriculture y vivent dans une juste balance. A ces deux branches de revenu viennent se joindre les dépenses de luxe qu'entraînent des résidences ducales, et le tribut que payent tous les ans à la beauté des sites les voyageurs et les baigneurs de Matlock. La grande propriété et la petite culture se combinent dans une harmo

nieuse association et se présentent toutes deux avec leurs avantages, la première en modérant le taux des rentes. et en multipliant, les dépenses utiles, la seconde en augmentant par le travail le produit brut du sol. La population est nombreuse, puisqu'elle ne compte pas moins d'une tête humaine par hectare, et aucune classe ne paraît souffrir. Le salaire moyen, ce signe caractéristique de la prospérité d'un pays, est de 2 francs 25 cent. par jour.

CHAPITRE XVIII.

LES COMTÉS DU NORD.

La région du nord, la dernière qui nous reste à parcourir, s'ouvre par le comté de Lancastre et le WestRiding du comté d'York. Tout prend ici des proportions colossales. Le comté de Lancastre n'a qu'une étendue de 450,000 hectares, et il contient une population de plus de 2 millions d'âmes, près de 5 têtes humaines par hectare! Le sud forme la partie la plus industrielle et la plus peuplée; le port de Liverpool et la grande cité manufacturière de Manchester le couvrent tout entier de leurs ramifications.

S'il n'y a pas au monde de contrée plus productive, il n'en est pas non plus de plus triste. Qu'on se figure un immense marais resserré entre la mer et les montagnes, une argile tenace, à sous-sol imperméable, partout revêche à la culture; qu'on y ajoute le climat le plus sombre, une pluie perpétuelle, un vent de mer froid et constant, une épaisse fumée voilant le peu de jour que laisse échapper le brouillard, une couche de poussière noire couvrant partout la terre, les hommes et les habitations, et on aura l'idée de ce pays étrange, où l'air et le sol ne semblent qu'un même mélange de charbon et d'eau. Telle est cependant l'influence d'un débouché inépuisable sur

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