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qui restent serrent les rangs comme dans un combat, et bientôt il n'y paraîtra plus.

Tout cela constitue sans doute une immense révolution. La culture change de nature, elle devient de plus en plus industrielle chaque champ sera désormais une sorte de métier, travaillé dans tous les sens par la main de l'homme, percé en dessous de toute sorte de canaux, les uns pour écouler l'eau, les autres pour apporter l'engrais, et qui sait? peut-être aussi pour conduire de l'air chaud ou frais suivant les besoins, et offrant à sa surface les transformations les plus rapides; la vapeur déroule, sur les verts paysages chantés par Thompson, ses noires spirales de fumée; le charme spécial des campagnes anglaises menace de disparaître avec les pâturages et les haies; le caractère féodal s'altère par la destruction du gibier; les parcs eux-mêmes sont attaqués comme enlevant de trop vastes espaces à la charrue; en même temps la propriété tend à se déplacer, à se diviser, à passer en partie dans des mains nouvelles, et le fermier tend à s'affranchir par de longs baux de l'autorité du landlord.

Il y a là plus qu'une question agricole, l'ensemble de la société anglaise paraît en jeu. Il ne faut pas croire que les Anglais ne fassent pas de révolutions, ils en font beaucoup au contraire, ils en font toujours, mais à leur manière et sans se presser; ils ne tentent ainsi que ce qui est possible et véritablement utile, et on peut être sûr qu'en fin de compte le présent aura complète satisfaction, sans que le passé soit tout à fait détruit.

CHAPITRE XIV.

LES COMTÉS DU SUD.

Un coup d'œil rapide sur chacune des parties dont se compose le Royaume-Uni, prise à part, ne fera que confirmer ce que nous a appris cette étude préliminaire sur l'ensemble de l'économie rurale anglaise.

L'Angleterre proprement dite se divise en 40 comtés. La moyenne de ces comtés égale en étendue la moitié d'un de nos départements français, mais il y a parmi eux beaucoup d'inégalité. Le comté de Rutland équivaut à peine à un de nos cantons; celui d'York vaut à lui seul deux de nos plus grands départements. On les partage assez généralement en cinq groupes : le sud, l'est, le centre, l'ouest et le nord. Je commence par le groupe du sud, le moins riche des cinq, parce qu'il se présente le premier à ceux qui arrivent de France, il contient sept comtés.

Abordons à Douvres, et entrons dans le comté de Kent. Les voyageurs français sont portés à juger l'Angleterre par le pays qu'ils traversent en allant de Douvres à Londres. Cette province présente en effet les traits les plus généraux du paysage anglais, et peut donner à un étranger une idée superficielle du reste de l'île; mais au fond elle a un caractère particulier, et les Anglais, plus frappés que nous des différences, peuvent dire avec raison qu'elle

fait exception. Cette exception se manifeste partout, dans la nature des cultures, dans l'étendue des fermes, jusque dans la législation. Le Kent formait autrefois un royaume à part; sur cette terre où la tradition est si vivace, il en est resté quelque chose.

Géologiquement, le Kent appartient à ce grand bassin d'argile tenace dont Londres occupe le centre. Ces sortes de terres étant, dans l'état actuel de l'agriculture britannique, les moins bien cultivées et les moins productives, le pays peut être considéré dans son ensemble comme en retard sur beaucoup d'autres; cependant il est moins arriéré que ses voisins les comtés d'Essex et de Sussex, soit que l'argile s'y montre moins rebelle, soit que le grand courant commercial qu'ont entretenu de tout temps l'embouchure de la Tamise et le voisinage de la capitale, y ait favorisé l'esprit d'industrie. Le sous-sol est calcaire. Une ligne de collines crayeuses court le long de la mer et y forme ces blanches falaises qui ont fait donner à l'île le nom d'Albion.

La rente des terres y était en 1847 à peu près égale à la moyenne, c'est-à-dire de 20 à 25 shillings l'acre, ou de 60 à 75 francs l'hectare, terres incultes et terres cultivées, tout compris. C'est beaucoup sans doute quand on compare ce chiffre à la moyenne des rentes en France, mais peu de chose en comparaison du nord et du centre de l'île. Les agronomes anglais blâment les procédés encore suivis par les cultivateurs du Kent. Ce comté passait autrefois pour un des mieux exploités; il a conservé la plupart de ses anciennes pratiques qui sont aujourd'hui dépassées par les riches et habiles fermiers du nord. On y trouve plutôt l'ancienne agriculture anglaise que la mo

derne. Cette riche culture herbagère, l'orgueil et l'origipalité du sol britannique, y est peu répandue. Les terres humides qui longent les fleuves forment à peu près seules des prés naturels; il faut cependant excepter le célèbre marais de Romney, situé le long de la mer, sur une superficie d'environ 16,000 hectares, un des plus riches herbages du royaume. Là s'est formée la belle race de moutons connus sous le nom de New Kent. A part cette race précieuse, les bestiaux du Kent n'ont rien qui les distingue; ce n'est pas là qu'il faut aller chercher les grands types nationaux. Les cultures mêmes laissent à désirer.

Depuis quelques années, des pratiques perfectionnées se répandent: la crise agricole a sévi sur le Kent et amené de nouveaux efforts, l'extension du drainage paraît destinée à transformer ces terres argileuses; mais en général les vieux errements persistent. Tout le monde a pu remarquer, en passant, la lourde charrue du pays traînée par quatre chevaux, quand deux devraient suffire: le reste est à l'avenant.

Quand l'île entière s'adonne à deux ou trois cultures principales, le Kent reste fidèle à des productions spéciales qui lui ont mérité le nom de jardin de l'Angleterre. On y récolte la moitié à peu près du houblon produit dans le royaume. Dans les parties les plus rapprochées de la capitale, c'est la culture maraîchère en grand. On y trouve des vergers d'arbres à fruits, des champs de légumes. L'étendue des exploitations varie beaucoup, mais la petite et la moyenne culture dominent. Beaucoup de fermes n'ont pas plus de 10 à 15 acres ou de 4 à 6 hectares, trèspeu excèdent 20 acres ou 80 hectares; ce qui s'explique

par plusieurs causes, notamment par la législation spéciale qui régit la province.

Dans le comté de Kent, la succession immobilière du père de famille mourant ab intestat n'est pas de plein droit dévolue à l'aîné, comme dans le reste de l'Angleterre. Les terres, sauf celles qui ont été exceptées par un acte spécial de la législature, sont possédées en gavelkind, c'est-à-dire partagées par égales portions entre les enfants mâles du père de famille mort sans testament, et à défaut de mâles, entre ses filles. On suppose que c'était là le droit commun de l'Angleterre avant la conquête; il n'en est resté trace que dans le Kent et sur un petit nombre d'autres points. Cette ancienne coutume a eu pour résultat d'y diviser la propriété plus qu'ailleurs. Sous ce rapport capital, comme sous plusieurs autres, le Kent ressemble plus à une province française qu'à un comté anglais. Il est vrai que l'esprit national lutte contre cette disposition de la loi, ce qui n'arrive pas chez nous. La plupart des parents ont soin de faire un aîné par testament; d'autres ont demandé que leurs propriétés fussent placées, par des lois spéciales, sous l'empire du droit commun. Le nombre des yeomen, ou propriétaires cultivant euxmêmes, y est encore assez considérable; mais cette classe d'hommes, qui ne se conserve que dans le Kent et dans quelques districts montagneux, tend, là aussi, à s'effacer devant la nouvelle constitution de la propriété et de la culture.

Ce comté est des plus peuplés; il contient environ 600,000 habitants sur une superficie totale de 400,000 hectares, ou une tête et demie par hectare, à peu près la même proportion que dans notre Bas-Rhin. Heureusement

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