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CHAPITRE II.

LES MOUTONS.

Le trait le plus saillant de l'agriculture britannique comparée à la nôtre, c'est le nombre et la qualité de ses moutons. Il suffit de traverser, même en chemin de fer, un comté anglais pris au hasard, pour voir que l'Angleterre nourrit proportionnellement beaucoup plus de moutons que la France; il suffit de mesurer d'un coup d'œil un de ces animaux, quel qu'il soit, pour voir qu'ils sont beaucoup plus gros en moyenne, et qu'ils doivent donner plus de viande que les nôtres. Cette vérité, qui saisit en quelque sorte de tous les côtés l'observateur le plus superficiel, n'est pas seulement confirmée par l'examen attentif des faits; elle prend, par cette étude, des proportions inattendues ce qui n'est pour le simple voyageur qu'un objet de curiosité, devient pour l'agronome et l'écono¬ miste le sujet de recherches qui l'étonnent lui-même par l'immensité de leurs résultats.

Le cultivateur anglais a remarqué, avec cet instinct de calcul qui distingue ce peuple, que le mouton est de tous les animaux le plus facile à nourrir, celui qui tire le meilleur parti des aliments qu'il consomme, et en même temps celui qui donne, pour entretenir la fertilité de la terre, le fumier le plus actif et le plus chaud. En conséquence,

il s'est attaché, avant toute chose, à avoir beaucoup de moutons; il y a dans la Grande-Bretagne d'immenses fermes qui n'ont presque pas d'autre bétail. Pendant que nos cultivateurs se laissaient distraire par beaucoup d'autres soins, l'élève de la race ovine était, de temps immémorial, considérée par nos voisins comme la première des industries agricoles. Qui ne sait que le chancelier d'Angleterre, président de la chambre des lords, est assis sur un sac de laine, afin de montrer, par un pittoresque symbole, l'importance que la nation entière attache à ce produit? La viande de mouton n'est pas moins recherchée par les consommateurs anglais.

Depuis cent ans, le nombre des moutons a suivi la même progression en France et dans les îles Britanniques : de part et d'autre, il a doublé. On calcule qu'en 1750 ce nombre, dans chacun des deux pays, devait être de 17 à 18 millions de têtes; il doit être de 35 aujourd'hui. La statistique officielle française dit 32 millions, et Mac Culloch arrive au même chiffre pour le Royaume-Uni, mais de part et d'autre on est, je crois, un peu au-dessous de la vérité. Cette égalité apparente cache une inégalité profonde. Les 35 millions de moutons anglais vivent sur 31 millions d'hectares, ceux de la France sur 53; pour en avoir proportionnellement autant que nos voisins, il nous en faudrait 60 millions.

Cette différence déjà sensible s'accroît quand on compare à la France l'Angleterre proprement dite; les deux autres parties du Royaume-Uni n'ont que peu de moutons relativement à leur étendue : l'Écosse n'en peut nourrir, malgré tous ses efforts, que 4 millions environ; l'Irlande qui devrait rivaliser par ses pâturages avec l'Angleterre,

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n'en compte tout au plus que 2 millions sur 8 millions d'hectares, et ce n'est pas là un des moindres signes de son infériorité; la seule Angleterre en a 30 millions environ, sur 15 millions d'hectares, c'est-à-dire proportionnellement trois fois plus que la France.

A cette inégalité dans le nombre vient se joindre une différence non moins importante dans la qualité.

Depuis un siècle environ, indépendamment des progrès antérieurs qui avaient été plus grands en Angleterre que chez nous, les deux pays ont suivi dans l'éducation des troupeaux deux tendances opposées. En France, la laine a été considérée comme le produit principal et la viande comme le produit accessoire; en Angleterre, au contraire, la laine a été considérée comme le produit accessoire, et la viande comme le produit principal. De cette simple distinction, qui paraît peu importante au premier abord, datent des différences dans les résultats qui se comptent par centaines de millions.

Les efforts tentés en France pour l'amélioration de la race ovine depuis quatre-vingts ans se résument presque tous dans l'introduction des mérinos. L'Espagne possédait seule autrefois cette belle race, qui s'était formée lentement sur l'immense plateau des Castilles; la réputation des laines espagnoles engagea plusieurs autres nations de l'Europe, notamment la Saxe, à tenter l'importation. Cette tentative ayant réussi, la France voulut en essayer à son tour, et le roi Louis XVI, ce prince excellent, qui donna le signal de tous les progrès réalisés depuis, sollicita et obtint du roi d'Espagne l'envoi d'un troupeau espagnol pour sa ferme de Rambouillet. Ce troupeau, amélioré et en quelque sorte transformé par les

soins dont il a été l'objet, est devenu la souche de presque tous les mérinos répandus en France. Deux autres races, également d'origine espagnole, celle de Perpignan et celle de Naz, ont été dépassées par lui.

Les propriétaires et les fermiers français hésitèrent beaucoup d'abord à adopter cette innovation. La révolution étant survenue, plusieurs années se passèrent sans qu'aucun résultat sérieux fût obtenu; ce ne fut guère que sous l'empire que les avantages de la nouvelle race commencèrent à se répandre. Le mouvement une fois engagé gagna de proche en proche, et, de grands bénéfices ayant été faits, l'enthousiasme s'en mêla.

Beaucoup de fortunes de fermiers, notamment dans les environs de Paris, datent de cette époque. La production de béliers pour la propagation de la race était devenue, dans les premières années de la restauration, une indus→ trie fort lucrative. Un bélier de Rambouillet fut vendu 3,870 francs en 1825. C'est qu'en effet, quand le mouton indigène donnait à peine quelques livres d'une laine grossière, le mérinos dépouillait le double ou le triple en poids d'une laine fine d'un prix plus élevé. Ce profit était considérable, il parut suffisant à nos cultivateurs, qui n'en imaginaient pas d'autre; et c'est ainsi que la propagation des mérinos fut considérée en France comme le but suprême que devait rechercher l'économie rurale dans l'élève du mouton. Un quart environ de moutons français est aujourd'hui composé de mérinos ou métis-mérinos; le reste a gagné en même temps, soit en viande, soit en laine, par le seul effet de soins plus intelligents et d'une meilleure nourriture, de sorte qu'on peut affirmer, sans crainte d'exagération, que le revenu de la France en mou

tons doit avoir quadruplé depuis un siècle, bien que le nombre de ces animaux n'ait que doublé. C'est beaucoup sans doute qu'un pareil progrès, mais nous allons en constater un plus grand, en comparant à l'histoire des troupeaux en France depuis cent ans, la même histoire en Angleterre pendant la même période.

Il y a toujours eu beaucoup de moutons en Angleterre ; ces îles étaient déjà, sous ce rapport, célèbres du temps des Romains. Les races primitives vivaient à l'état sauvage, on retrouve encore leurs derniers descendants dans les montagnes des pays de Galles, de la presqu'île de Cornouailles et de la haute Écosse. Cette tendance naturelle du sol et du climat n'a fait que se fortifier avec le temps. Déjà, il y a près de trois siècles, au moment où l'esprit commercial et manufacturier commençait à se développer en Europe, l'élève des moutons avait pris en Angleterre une extension inusitée partout ailleurs : c'était alors la laine qu'on recherchait avant tout, comme de nos jours, en France. On les distinguait en races à longue laine et races à laine courte, les premières surtout étaient très-estimées. L'Angleterre avait donc sur nous une grande avance, quand nous avons commencé à nous occuper de nos troupeaux, et cette avance s'est accrue par la révolution nouvelle qui a inauguré chez elle la supériorité de la viande sur la laine comme produit.

Vers le temps où le gouvernement français travaillait à introduire en France les mérinos, des tentatives du même genre furent faites en Angleterre. A l'exemple de Louis XVI, le roi George III, qui était fort occupé d'agriculture, fit venir à plusieurs reprises des moutons espagnols qu'il établit sur ses propres terres. Les premiers

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