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ÉLOGE

DE MONTESQUIEU.

Le genre humain avait perdu ses titres:
Montesquieu les a retrouvés, et les lui a
rendus.
VOLTAIRE.

Si toutes les nations de l'Europe, enfin réunies par l'intérêt de l'humanité et la fatigue de la guerre, voulaient élever un monument de leur réconciliation, et choisir un grand homme dont l'image, consacrée dans ce temple nouveau, parût un symbole de justice et d'alliance, elles ne le chercheraient ni parmi les héros, ni parmi les rois qu'elles admirent. Sans doute, on ne pourrait pas introduire dans le sanctuaire de la paix la statue d'un capitaine fameux, quand même on en trouverait un seul qui n'eût jamais entrepris de guerres

* Cet éloge a remporté le prix d'Éloquence décerné par l'Académie Française, dans sa séance du 25 août 1816.

injustes on n'y recevrait pas un de ces politiques profonds qui, par leur génie, ont fait la grandeur de leur pays; car il ne s'agirait pas alors de la grandeur d'un état, mais du repos de l'Europe: on n'accueillerait pas même l'image révérée des plus grands rois; ils ont quelquefois sacrifié l'intérêt de l'humanité à celui de leurs peuples, ou plutôt de leur gloire, et c'est à l'humanité qu'on voudrait élever un monument.

ouvrages

Mais si l'Europe avait produit un sage dont la gloire fût un titre pour le genre humain, et dont les honneurs, au lieu de flatter une vanité nationale, paraîtraient un hommage décerné par tous les peuples au génie qui les éclaire; un philosophe assez profond pour n'être pas novateur, qui eût bien mérité de tous les siècles par des composés avec tant de prévoyance et de réserve, que, sans avoir pu jamais servir de prétexte aux révolutions, ils pourraient en épurer les résultats, et devenir l'explication et l'apologie la plus éloquente de cette liberté sociale qu'ils n'ont pas imprudemment réclamée si ce grand homme avait à la fois recommandé le patriotisme et l'humanité; s'il avait flétri le despotisme d'un opprobre aussi durable que la raison humaine; s'il avait montré ce lien de politique qui doit rapprocher tous les peuples, et changer le but de l'ambition, en rendant le commerce et la paix plus

:

profitables que ne l'était autrefois la conquête ; s'il avait modéré son siècle et devancé le siècle présent; si son ouvrage était le premier dépôt de toutes les idées généreuses qui ont résisté à tant de crimes commis en leur nom, ne serait-ce pas l'image de ce véritable bienfaiteur de l'Europe, ne serait-ce pas l'image de Montesquieu qu'il faudrait aujourd'hui placer dans le temple de la paix, ou dans le sénat des rois qui l'ont jurée ?

Avant de considérer Montesquieu sous ce noble aspect, avant d'admirer en tui le publiciste des peuples civilisés, nous devons chercher dans ses premiers ouvrages par quels degrés il s'est élevé si haut. Il sied mal, je ne l'ignore pas, de vouloir diviser en plusieurs parties le génie d'un homme supérieur.Le fond de ce génie, c'est toujours l'originalité, attribut simple et unique sous des formes quelquefois très-variées; mais un homme supé-rieur se livre à des impressions, ou à des études diverses, qui lui donnent autant de caractères

nouveaux.

Montesquieu a été tour à tour le peintre le plus exact et le plus piquant modèle de l'esprit du dixhuitième siècle, l'historien et le juge des Romains, l'interprète des lois de tous les peuples; il a suivi son siècle, ses études, et son génie. Les peintures spirituelles et satiriques des Lettres Persanes feront pressentir quelques-uns des défauts qu'on

reproche à l'Esprit de Lois; mais nous y verrons percer les saillies d'une raison puissante et hardie, qui ne peut se contenir dans les bornes d'un sujet frivole, et franchit d'abord les points les plus élevés des disputes humaines.

Le plus beau triomphe d'un grand écrivain serait de dominer ses contemporains, sans rien emprunter de leurs opinions et de leurs mœurs, et de plaire par la seule force de la raison: mais le désir impatient de la gloire ne permet pas de tenter ce triomphe, peut-être impossible; et les hommes qui doivent obtenir le plus d'autorité sur leur siècle commencent par lui obéir. Telle est cette influence, que les mêmes génies, transportés à d'autres époques, changeraient le caractère de leurs écrits, et que l'ouvrage le plus original porte la marque du siècle autant que celle de l'auteur.

Montesquieu, nourri dans l'étude austère des lois, et revêtu d'une grave magistrature, publie, en essayant de cacher son nom, un ouvrage brillant et spirituel, où la hardiesse des opinions n'est interrompue que par les vives peintures de l'amour. Un nouveau siècle a remplacé le siècle de Louis XIV: et le génie de cette époque naissante anime les Lettres Persanes; vous le retrouverez là plus étincelant que dans les écrits même de Voltaire : c'est le siècle des opinions nouvelles,

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