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mettre. C'est ainfi que l'on nomme un infini une progreffion de nombres à laquelle on ne veut pas mettre des bornes. - En général une quantité que l'on peut fe représenter comme résultant d'une addition continuelle, ou la quantité d'accumulation, n'est pas le vrai infini: on peut rompre la série où l'on veut; & quand même on ne la romproit jamais, cette quantité prétendue infinie eft toujours quelque chofe de rélatif, que l'on peut mefurer & comparer à d'autres quantités. Or ce qui peut être mesuré n'est pas infini. C'est ainfi que la progreffion infinie des nombres naturels 1+ 2+ 3+ 4&c. n'est que la moitié de cette progreffion 2+4+6+8 &c. Or un infini, qui peut être la moitié d'un autre, n'eft pas fans bornes; par conféquent ce n'est qu'un infini imaginaire. L'Infini réel n'eft pas divisible, parce qu'il n'eft pas compofé; il n'admet pas de bornes, parce qu'il ne réfulte d'aucune accumulation; il eft dans un inftant & par un acte indivisible tout ce qu'il peut être. Cet acte même étant le résultat d'une néceffité abfolue, rien n'y peut être altéré, foit par addition, foit par divifion, soit par accélération, foit par aucune autre modification; en un mot il n'est pas poffible d'y fuppofer le moindre changement de quelque nature qu'il foit. Voilà la vraie no

tion de l'Infini réel.

Il faut appliquer les mêmes idées à la notion de l'éternité qu'on attribue à l'être néceffaire; cette éternité eft auffi abfolue que toute autre de fes propriétés. Elle eft donc toute différente de cette éternité dont nous nous formons l'idée imaginaire en accumulant fiècle fur fiècle fans fin. L'éternité de cet être n'eft qu'un inftant qui n'admet point de parties, c'est la durée abfolue dont les parties ne fe mefurent pas.

Toute quantité dans laquelle on peut concevoir des degrés, ou de l'augmentation & de la diminution, répugne à la notion de l'Infini réel, & ne peut fans contradiction être attribuée à l'Être éternel.

Voilà, fi je ne me trompe, des principes fûrs & inébranlables, fur lefquels on pourra bâtir un systême de théologie naturelle. Je ne m'étendrai pas d'avantage fur les conféquences qui résultent des principes que je viens d'établir. Je n'ajoute qu'une feule remarque. C'eft que le Spinofifme, erreur plus dangereufe peut-être que l'Athéifme même, n'a plus befoin d'être réfuté, fi

ces principes font vrais. La multitude des parties ou la compofition, l'étendue, les forces qui agiffent ou fe développent fucceffivement, font des propriétés qu'on eft forcé d'attribuer au monde. Or toutes ces qualités étant absolument incompatibles avec la notion de l'être infini, le monde est néceffairement un être différent du premier des Êtres.

nement que

Il est probable que le Spinosisme eft moins le résultat d'un faux raisonl'effet du défespoir de ne pouvoir pas comprendre la production d'un monde qui exifte hors de fon Créateur. C'est par un semblable désespoir que Zénon d'Élée, qui ne pouvoit comprendre comment le mouvement peut commencer dans un corps qui eft en repos, nia l'existence ou la réalité du mouvement. Si cette manière de procéder étoit raisonnable, ou devroit avant toute chose commencer par nier l'existence de tout, vû qu'il n'y a rien de plus incompréhenfible & de moins explicable que ce fait, qu'il exifte quelque chofe. Auffi Zénon a-t-il réellement foutenu cette abfurdité, s'il en faut croire quelques anciens philofophes.

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DESCARTES ET

LOCKE

conciliés.

PAR M. DE CASTILLON. (*)

U

In de nos illustres Académiciens (**) a concilié Newton & Leibnitz, qui fembloient avoir des sentimens oppofés fur quelques questions philofophiques. L'entreprise n'étoit pas facile; & pour l'exécuter heureufement il falloit toute la fagacité, toute la jufteffe de raisonnement, & toute la force de génie du Médiateur. Ce que je me propose n'est pas fujet à tant de difficultés, quoiqu'on puiffe le croire un paradoxe. Il s'agit de concilier Descartes & Locke fur l'origine de nos idées; & pour cet effet il fuffit de préfenter dans leur vrai jour le sentiment de ces deux Philofophes. La chofe est aisée, je le répete; mais les circonstances l'autorisent, j'ai prefque dit l'exigent. On a fi fort altéré la pensée de Descartes qu'on ne lit plus, & fi fort corrompu celle de Locke que tout le monde lit, ou dont tout le monde parle comme s'il le lifoit, qu'il n'eft pas poffible de reconnoître dans les livres des Modernes la doctrine des Auteurs qu'ils prétendent suivre ou combattre. Cependant, fur la parole de quelques adverfaires infideles & de quelques difciples plus zélés que prudens, on prend Descartes pour vifionnaire, & l'on fait paffer Locke pour le fondateur d'un fyftême dont on fait journellement un abus dangereux. Il eft temps de juftifier ces Écrivains célebres, & de montrer que, cherchant tous deux la vérité sur le même fujet, ils ont trouvé le même résultat.

Descartes a dit que quelques-unes de nos idées font innées: Locke a prouvé que nous n'avons point d'idées innées; mais les idées innées que

(*) La à l'assemblée publique du 31. Mai 1770.

(**) Mr. Beguelin. Voyez nos Mémoires pour l'année 1769.

Locke bat en ruine, ne font pas celles que Descartes trouve dans l'efprit des hommes; & Locke y découvre une fource d'idées qui fournit précisément celles que Descartes nomme innées; c'est ce qu'il faut démontrer.

Les idées innées que Locke attaque, font certains principes innés, certaines notions primitives, autrement appellées notions communes, empreintes & gravées, pour ainfi dire, dans notre ame, qui les reçoit dès le premier moment de fon existence, & les apporte au monde avec elle. (Locke de la traduction de M. de Cofte Liv. I. Chap. 1. §. 1.)

Selon Descartes, quelques-unes de nos idées sont innées; d'autres font aquifes (adventitia) ou nous viennent de dehors; d'autres enfin font factices (factitiæ ou facta) ou formées par nous-mêmes. Nous devons, dit-il, uniquement à notre nature la faculté de comprendre ce que c'eft que fubftance (res), vérité, pensée. C'est par un effet des objets qui font hors de nous, que nous entendons du bruit, que nous voyons le Soleil, que nous fentons la chaleur. Enfin nous imaginons nous-mêmes les Sirenes, les Hippogryphes, & d'autres chofes femblables. De même, continue-t-il, l'idée du Soleil que je vois, me vient des fens, & cette idée me représente le Soleil fort petit: mais j'en ai une autre idée, que je tire des raisonnemens astronomiques, c'est à dire, de quelques idées innées, ou que je forme de quelqu'autre maniere. Suivant cette idée, le Soleil est beaucoup plus grand que la Terre, & ces deux idées du même objet font fort différentes. (Voy. Cart. med. 3. pag. 17. 18. Amftel. ex typogr. Blaviana 1698, que je traduis de mon mieux).

Ce paffage montre que les idées innées de Descartes, font celles qui ne viennent pas des fens, & que nous formons, parce que la Nature nous a donné la faculté de les former. Cette explication n'est pas une de ces interprétations bénignes, par lesquelles on fait dire à un Auteur tout ce qu'on veut: c'est celle de Descartes même qui déclare pofitivement n'avoir jamais écrit ni pensé que l'ame a besoin d'idées innées différentes de sa faculté de penfer: qu'ayant apperçu dans son esprit des idées qui ne viennent ni des objets extérieurs, ni de la détermination de la volonté, (c'est à dire des paffions, comme il l'explique ailleurs), mais de la feule faculté de penser,

pour diftinguer ces idées de celles que nous aquérons par les fens, & de celles que nous nous formons nous-mêmes, il les a appellées innées, dans le même fens dans lequel on dit que la générofité est innée dans certaines familles, dans d'autres la goutte ou la pierre; non que les enfans de ces familles ayent la goutte ou la pierre dans le ventre de leurs meres, mais parce qu'ils naiffent avec la difpofition à contracter ces maladies (Cart. Epist. part. 1. Epift. 99. pag. 326. Amftel. ex typ. Blav. 1682). Pouvoit-il défavouer plus clairement ces principes innés, ces notions primitives, empreintes & gravées dans notre ame, qui les reçoit dès le premier moment de fon existence, & les apporte au monde avec elle, contre lefquelles Locke tourne toute la force de fon raisonnement?

Ainfi, felon Descartes, nous avons trois fortes d'idées, celles qui nous viennent par les fens, celles que nous aquérons par nos facultés naturelles, & celles que nous nous formons en opérant fur les idées aquifes par un des deux premiers moyens. J'ai prouvé que les idées innées détruites par Locke, ne font pas celles de Descartes; il me reste à prouver qu'une des fources que Locke reconnoît, fournit les idées que Descartes appelle factices, & celles qu'il appelle innées. Car il eft inutile d'avertir que Locke trouve, comme Descartes, que nos fens étant frappés par certains objets extérieurs, font entrer dans notre ame plufieurs perceptions (Locke Liv. 2. Ch. 1. §. 3). C'est la premiere des deux fources de nos idées, qu'établit le Philofophe Anglois; l'autre eft la perception des opérations de notre ame fur les idées qu'elle a reçues par les fens: opérations qui devenant l'objet des réflexions de notre ame, produifent dans l'entendement une autre espece d'idées, que les objets extérieurs n'auroient pu lui fournir. (Locke Liv. 2. Chap. 1. §. 4). Et quelles font ces idées? 1°. Celles de ce qu'on appelle appercevoir, penser, douter, croire, raifonner, connoître, vouloir, & toutes les différentes actions de nos ames. (Locke ibidem). Ou je me trompe fort, ou ce font -là les idées innées des Descartes.

Locke dit ailleurs (Liv. 2. Chap. 12. S. 1.) Quoique l'efprit foit purement paffif dans la reception des idées fimples, il produit néanmoins de luimême plufieurs actes, par lefquels il forme d'autres idées fondées fur les idées

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