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J

souper de contrister ses frères! Il n'en est pas
ainsi du régent Cogé, et de l'ex-jésuite Nonot
et de l'ex-jésuite Patouillet, et de l'ex-jésuite Rota-
lier, et de tous les animaux de cette espèce. Ces
croquans-là vous disent plus de sottises dans une
brochure de deux pages que la meilleure compa-
gnie de Paris ne peut dire de choses agréables et
instructives dans un souper de quatre heures; et,
cé qu'il y a d'étrange, c'est qu'ils n'oseraient dire
en face à personne ce qu'ils ont l'impudence d'im-
primer.

La conversation roula d'abord sur une plaisanterie des Lettres persanes, dans laquelle on répète, d'après plusieurs graves personnages, que le monde va non seulement en empirant, mais en se dépeuplant tous les jours; de sorte que, si le proverbe Plus on est de fous, plus on rit, a quelque vérité, le rire sera incessamment banni de la terre.

Le docteur de Sorbonne assura qu'en effet le monde était réduit presque à rien. Il cita le père Petau, qui démontre qu'en moins de trois cents ans un seul des fils de Noé (je ne sais si c'est Sem ou Japhet) avait procréé de son corps une série d'enfans qui se montait à six cent vingt-trois milliards six cent douze millions trois cent cinquante-huit mille fidèles, l'an 285 après le déluge universel.

M. André demanda pourquoi, du temps de

Philippe-le-Bel, c'est-à-dire environ trois cents ans après Hugues Capet, il n'y avait pas six cent vingt-trois milliards de princes de la maison royale? C'est que la foi est diminuée, dit le doc

teur de Sorbonne.

On parla beaucoup de Thèbes aux cent portes et du million de soldats qui sortait par ces portes avec vingt mille chariots de guerre. Serrez, serrez, disait M. André; je soupçonne, depuis que je me suis mis à lire, que le même génie qui a écrit Gargantua écrivait autrefois toutes les histoires.

Mais enfin, lui dit un des convives, Thèbes, Memphis, Babylone, Ninive, Troie, Séleucie, étaient de grandes villes et n'existent plus. Cela est vrai, répondit le secrétaire de M. le prince Gallitzin ; mais Moscou, Constantinople, Londres, Paris, Amsterdam, Lyon qui vaut mieux que Troie, toutes les villes de France, d'Allemagne, d'Espagne et du Nord, étaient alors des déserts.

Le capitaine suisse, homme très instruit, nous avoua que quand ses ancêtres voulurent quitter leurs montagnes et leurs précipices pour aller s'emparer comme de raison d'un pays plus agréable, César, qui vit de ses yeux le dénombrement de ces émigrans, trouva qu'il se montait à trois cent soixante et huit mille, en comptant les vieillards, les enfans et les femmes. Aujourd'hui le seul canton de Berne possède autant d'habitans :

ROMANS. T. I..

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il n'est pas tout-à-fait la moitié de la Suisse; et je puis vous assurer que les treize cantons ont au delà de sept cent vingt mille ames, en comptant les natifs, qui servent ou qui négocient en pays étrangers. Après cela, messieurs les savans, faites des calculs et des systèmes, ils seront aussi faux les uns que les autres.

* Ensuite on agita la question si les bourgeois de Rome, du temps des Césars, étaient plus riches que les bourgeois de Paris du temps de M. Silhouette.

Ah! ceci me regarde, dit M. André. J'ai été long-temps l'homme aux quarante écus; je crois bien que les citoyens romains en avaient davantage. Ces illustres voleurs de grand chemin avaient pillé les plus beaux pays de l'Asie, de l'Afrique et de l'Europe. Ils vivaient fort splendidement du fruit de leurs rapines; mais enfin il Ꭹ avait des gueux à Rome; et je suis persuadé que parmi ces vainqueurs du monde, il y eut des gens réduits quarante écus comme je l'ai été.

Savez-vous bien, lui dit un savant de l'académie des inscriptions et belles lettres, que Lucullus dépensait, à chaque souper qu'il donnait dans le salon d'Apollon, trente-neuf mille trois cent soixante et douze livres treize sous de notre monnaie courante; mais qu'Atticus, le célèbre épicu ́rien Atticus, ne dépensait point par mois, pour

sa table, au delà de deux cent trente-cinq livres tournois?

Si cela est, dis-je, il était digne de présider à la confrérie de la lésine, établie depuis peu en Italie, J'ai lu comme vous, dans Florus, cette incroyable anecdote; mais apparemment que Florus n'avait jamais soupé chez Atticus, ou que son texte a été corrompu comme tant d'autres par les copistes. Jamais Florus ne me fera croire que l'ami de César et de Pompée, de Cicéron et d'Antoine, qui mangeaient souvent chez lui, en fût quitte pour un peu moins de dix louis d'or par mois.

Et voilà justement comme on écrit l'histoire.

Madame André, prenant la parole, dit au savant que, s'il voulait défrayer sa table pour dix fois autant, il lui ferait grand plaisir.

Je suis persuadé que cette soirée de M. André valait bien un inois d'Atticus; et les dames doutèrent fort que les soupers de Rome fussent plus agréables que ceux de Paris. La conversation fut très gaie, quoique un peu savante. Il ne fut parlé ni des modes nouvelles, ni des ridicules d'autrui, ni de l'histoire scandaleuse du jour.

La question du luxe fut traitée à fond. On demanda si c'était le luxe qui avait détruit l'empire romain, et il fut prouvé que les deux empires d'Occident et d'Orient n'avaient été détruits que

de

par la controverse et par les moines. En effet, quand Alaric prit Rome, on n'était occupé que disputes théologiques; et, quand Mahomet II prit Constantinople, les moines défendaient beaucoup plus l'éternité de la lumière du Thabor, qu'ils voyaient à leur nombril, qu'ils ne défendaient la ville contre les Turcs.

Un de nos savans fit une réflexion qui me frappa beaucoup, c'est que ces deux grands empires sont anéantis, et que les les ouvrages de Virgile, d'Horace et d'Ovide, subsistent.

On ne fit qu'un saut du siècle d'Auguste au siècle de Louis XIV. Une dame demanda pourquoi, avec beaucoup d'esprit, on ne fesait plus guère aujourd'hui d'ouvrages de génie?

M. André répondit que c'est parce qu'on en avait fait le siècle passé. Cette idée était fine et pourtant vraie; elle fut approfondie. Ensuite on tomba rudement sur un Écossais, qui s'est avisé de donner des règles de goût et de critiquer les plus admirables endroits de Racine sans savoir le français 1.

1 Ce M. Home, grand-juge d'Écosse, enseigne la manière de faire parler les héros d'une tragédie avec esprit ; et voici un exemple remarquable qu'il rapporte de la tragédie de Henri IV, du divin Shakespeare. Le divin Shakespeare introduit milord Falstaff, chef de justice, qui vient de prendre prisonnier le chevalier Jean Coleville, et qui le présente au roi :

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Sire, le voilà, je vous le livre; je supplie votre grace de faire enregistrer ce fait d'armes parmi les autres de cette journée, ou « pardieu je le ferai mettre dans une ballade avec mon portrait à

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