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souvent aux gens de mon métier de petites inadvertances qu'on prend pour des erreurs grossières, des écarts que l'on qualifie de mensonges impudens. Notre zèle est regardé comme un mélange affreux de friponnerie et de fanatisme. On assure que, tandis que nous surprenons la bonne foi de quelques vieilles imbécilles, nous sommes le mépris et l'exécration de tous les honnêtes gens qui savent lire.

Mes ennemis sont les principaux membres des plus illustres académies de l'Europe, des écrivains honorés, des citoyens bienfesans. Je viens de mettre en lumière un ouvrage que j'ai intitulé Anti-philosophique. Je n'avais que de bonnes intentions; mais personne n'a voulu acheter mon livre. Ceux à qui je l'ai présenté l'ont jeté dans le feu, en me disant qu'il n'était pas seulement anti-raisonnable, mais anti-chrétien et très anti-honnête.

Eh bien, lui dit M. André, imitez ceux à qui vous avez présenté votre libelle; jetez-le dans le feu, et qu'il n'en soit plus parlé. Je loue fort votre repentir; mais il n'est pas possible que je vous fasse souper avec des gens d'esprit qui ne peuvent être vos ennemis, attendu qu'ils ne vous liront jamais.

Ne pourriez-vous pas du moins, monsieur, dit le cafard, me réconcilier avec les parens de feu M. de Montesquieu, dont j'ai outragé la mémoire,

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pour glorifier le révérend père Routh, qui vint assiéger ses derniers momens, et qui fut chassé de sa chambre?

Morbleu! lui dit M. André, il y a long-temps que le révérend père Routh est mort: allez-vous-en souper avec lui,

C'est un rude homme que M. André, quand il a affaire à cette espèce méchante et sotte. Il sentit que le cafard ne voulait souper chez lui avec des gens de mérite, que pour engager une dispute, pour les aller ensuite calomnier, pour écrire contre eux, pour imprimer de nouveaux mensonges. Il le chassa de sa maison, comme on avait chassé Routh de l'appartement du président de Montesquieu1.

On ne peut guère tromper M. André. Plus il était simple et naïf quand il était l'homme aux quarante écus, plus il est devenu avisé quand il a connu les hommes.

1 Il s'agit ici du jésuite Paulian, qui envoya un mauvais dictionnaire de physique à M. de Voltaire, en lui écrivant qu'il le regardait comme un des plus grands hommes de son siècle, et fit l'année d'après un dictionnaire anti-philosophique digne de son titre, dans lequel M. de Voltaire était insulté avec la grossièreté d'un moine et l'insolence d'un jésuite. Il n'est pas rigoureusement vrai que Routh ait été chassé de la chambre de Montesquieu mourant; on ne l'osa point, parce que les jésuites avaient encore du crédit : mais il est très vrai qu'il troubla les derniers momens de cet homme célèbre, qu'il voulut le forcer à lui livrer ses papiers, et qu'il ne put y réussir; peu d'heures avant que Montesquieu expirât, on renvoya Routh et son compagnon ivres morts dans leur couvent. (Ed. de Kehl.) ́

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Comme le bon sens de M. André s'est fortifié depuis qu'il a une bibliothèque! Il vit avec les livres comme avec les hommes; il choisit, et il n'est jamais la dupe des noms. Quel plaisir de s'instruire et d'agrandir son ame pour un écu, sans sortir de chez soi!

Il se félicite d'être né dans un temps où la raison humaine commence à se perfectionner, Que je serais malheureux, dit-il, si l'âge où je vis était celui du jésuite Garasse, du jésuite Guignard, ou du docteur Boucher, du docteur Aubri, du docteur Guincestre, ou des gens qui condamnaient aux galères ceux qui écrivaient contre les catégories d'Aristote!

La misère avait affaibli les ressorts de l'ame de M. André; le bien-être leur a rendu leur élasticité. Il y a mille Andrés dans le monde auxquels il n'a manqué qu'un tour de roue de la fortune pour en faire des hommes d'un vrai mérite.

Il est aujourd'hui au fait de toutes les affaires de l'Europe, et surtout des progrès de l'esprit humain.

Il me semble, me disait-il mardi dernier, que la Raison voyage à petites journées, du nord au midi, avec ses deux intimes amies, l'Expérience et la Tolérance. L'Agriculture et le Commerce

l'accompagnent. Elle s'est présentée en Italie; mais la congrégation de l'Indice l'a repoussée. Tout ce qu'elle a pu faire a été d'envoyer secrètement quelques uns de ses facteurs, qui ne laissent pas de faire du bien. Encore quelques années, et le pays des Scipions ne sera plus celui des arlequins enfroqués.

Elle a de temps en temps de cruels ennemis en France; mais elle y a tant d'amis, qu'il faudra bien à la fin qu'elle y soit premier ministre,

Quand elle s'est présentée en Bavière et en Autriche, elle a trouvé deux ou trois grosses têtes à perruque qui l'ont regardée avec des yeux stupides et étonnés. Ils lui ont dit : Madame, nous n'avons jamais entendu parler de vous; nous ne vous connaissons pas. Messieurs, leur a-t-elle répondu, avec le temps vous me connaîtrez et vous m'aimerez '. Je suis très bien reçue à Berlin, à Moscou, à Copenhague, à Stockholm. Il y a long-temps que, par le crédit de Locke, de Gordon, de Trenchard, de milord Shaftesbury et de tant d'autres, j'ai reçu mes lettres de naturalité en Angleterre. Vous m'en accorderez un jour. Je suis la fille du Temps, et j'attends tout de mon père.

les

Quand elle a passé sur les frontières de l'Espagne et du Portugal, elle a béni Dieu de voir que bûchers de l'inquisition n'étaient plus si souvent

Et ce temps est venu.

allumés; elle a espéré beaucoup en voyant chasser les jésuites; mais elle a craint qu'en purgeant le pays des renards, on ne le laissât exposé aux loups.

Si elle fait encore des tentatives pour entrer en Italie, on croit qu'elle commencera par s'établir à Venise, et qu'elle séjournera dans le royaume de Naples, malgré toutes les liquéfactions de ce payslà, qui lui donnent des vapeurs. On prétend qu'elle a un secret infaillible pour détacher les cordons d'une couronne qui sont embarrassés, je ne sais comment, dans ceux d'une tiare, et pour empêcher les haquenées d'aller faire la révérence aux mules.

Enfin la conversation de M. André me réjouit beaucoup; et, plus je le vois, plus je l'aime.

XV. D'un bon souper chez M. André.

Nous soupâmes hier ensemble avec un docteur de Sorbonne, M. Pinto, célèbre juif, le chapelain de la chapelle réformée de l'ambassadeur batave, le secrétaire de M. le prince Gallitzin du rit grec, un capitaine suisse calviniste, deux philosophes, et trois dames d'esprit.

Le souper fut fort long, et cependant on ne disputa pas plus sur la religion que si aucun des convives n'en avait jamais eu; tant il faut avouer que nous sommes devenus polis; tant on craint à

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