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cession d'un parent fort éloigné, qui avait été sous-fermier des hôpitaux des armées, et qui s'était fort engraissé en mettant les soldats blessés à la diète. Cet homme n'avait jamais voulu se marier; il avait un assez joli sérail: Il ne reconnut aucun de ses parens, vécut dans la crapule, et mourut à Paris d'indigestion. C'était un homme, comme on voit, fort utile à l'état.

Notre nouveau philosophe fut obligé d'aller à Paris pour recueillir l'héritage de son parent. D'abord les fermiers du domaine le lui disputèrent. Il eut le bonheur de gagner son procès, et la › générosité de donner aux pauvres de son canton, qui n'avaient pas leur contingent de quarante écus de rente, une partie des dépouilles du richard; après quoi il se mit à satisfaire sa grande passion d'avoir une bibliothèque. >

Il lisait tous les matins, fesait des extraits, et le soir il consultait les savans pour savoir en quelle langue le serpent avait parlé à notre bonne mère; si l'ame est dans le corps calleux ou dans la glande pinéale; si saint Pierre avait demeuré vingt-cinq ans à Rome; quelle différence spécifique est entre un trône et une domination, et pourquoi les nègres ont le nez épaté. D'ailleurs il se proposa de ne jamais gouverner l'état, et de ne faire aucune brochure contre les pièces nouvelles. On l'appelait monsieur André; c'était son nom de baptême.

Ceux qui l'ont connu rendent justice à sa modestie et à ses qualités, tant acquises que naturelles. Il a bâti une maison commode dans un ancien domaine de quatre arpens. Son fils sera bientôt en âge d'aller au collége; mais il veut qu'il aille au collége d'Harcourt, et non à celui de Mazarin, à cause du professeur Cogé, qui fait des libelles, et parce qu'il ne faut pas qu'un professeur de collége fasse des libelles.

Madame André lui a donné une fille fort jolie, qu'il espère marier à un conseiller de la cour des aides, pourvu que ce magistrat n'ait pas la maladie que le chirurgien - major veut extirper dans l'Europe chrétienne.

XII. Grande querelle.

Pendant le séjour de M. André à Paris, il y eut une querelle importante. Il s'agissait de savoir si Marc-Antonin était un honnête homme, et s'il était en enfer, ou en purgatoire, ou dans les limbes, en attendant qu'il ressuscitât. Tous les honnêtes gens prirent le parti de Marc-Antonin. Ils disaient : Antonin a toujours été juste, sobre, chaste, bienfesant. Il est vrai qu'il n'a pas en paradis une place aussi belle que celle de saint Antoine; car il faut des proportions, comme nous l'avons vu; mais certainement l'ame de l'empereur Antonin n'est point à la broche dans l'enfer. Si elle est en purga

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toire, il faut l'en tirer; il n'y a qu'à dire des messes pour lui. Les jésuites n'ont plus rien à faire; qu'ils disent trois mille messes pour le repos de l'ame de Marc-Antonin; ils y gagneront, à quinze sous la pièce, deux mille deux cent cinquante livres. D'ailleurs on doit du respect à une tête couronnée; il ne faut pas la damner légèrement.

si

Les adversaires de ces bonnes gens prétendaient au contraire qu'il ne fallait áccorder aucune composition à Marc-Antonin; qu'il était un hérétique; que les carpocratiens et les aloges n'étaient pas méchans que lui; qu'il était mort sans confession; qu'il fallait faire un exemple; qu'il était bon de le damner pour apprendre à vivre aux empereurs de la Chine et du Japon, à ceux de Perse, de Turquie et de Maroc, aux rois d'Angleterre, de Suède, de Danemarck, de Prusse, au stathouder de Hollande et aux avoyers du canton de Berne, qui n'allaient pas plus à confesse que l'empereur Marc-Antonin; et qu'enfin c'est un plaisir indicible de donner des décrets contre des souverains morts, quand on ne peut en lancer contre eux de leur vivant, de peur de perdre ses oreilles.

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La querelle devint aussi sérieuse que le fut autrefois celle des ursulines et des annonciades, qui disputèrent à qui porterait plus long-temps des œufs à la coque entre les fesses sans les casser. On craignit un schisme, comme du temps dès

cent et un contes de ma mère l'Oie, et de certains billets payables au porteur dans l'autre monde. C'est une chose bien épouvantable qu'un schisme; cela signifie division dans les opinions; et, jusqu'à ce moment fatal, tous les hommes avaient pensé de même.

M. André, qui est un excellent citoyen, pria les chefs des deux partis à souper. C'est un des bons convives que nous ayons; son humeur est douce et vive, sa gaieté n'est point bruyante; il est facile et ouvert; il n'a point cette sorte d'esprit qui semble vouloir étouffer celui des autres; l'autorité qu'il se concilie n'est due qu'à ses graces, à sa modération et à une physionomie ronde qui est tout-à-fait persuasive. Il aurait fait souper gaiement ensemble un Corse et un Génois, un représentant de Genève et un négatif, le mufti et un archevêque. Il fit tomber habilement les premiers coups que les disputans se portaient, en détournant la conversation, et en fesant un conte très agréable qui réjouit également les damnans et les damnés. Enfin, quand ils furent un peu en pointe de vin, il leur fit signer que l'ame de l'empereur Marc-Antonin resterait in statu quo, c'està-dire je ne sais où, en attendant un jugement définitif...

Les ames des docteurs s'en retournèrent dans leurs limbes paisiblement après le souper : tout fut

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tranquille. Get accommodement fit un très grand honneur à l'homme aux quarante écus; et toutes les fois qu'il s'élevait une dispute bien acariâtre, bien virulente entre des gens lettrés ou non lettrés, on disait aux deux partis : « Messieurs, allez sou<< per chez M. André. »

Je connais deux factions acharnées qui, faute d'avoir été souper chez M. André, se sont attiré de grands malheurs.

XIII. Scélérat chassé.

La réputation qu'avait acquise M. André d'apaiser les querelles en donnant de bons soupers lui attira, la semaine passée, une singulière visite. Un homme noir, assez mal mis, le dos voûté, la tête penchée sur une épaule, l'oeil hagard, les mains fort sales, vint le conjurer de lui donner à souper

avec ses ennemis.

Quels sont vos ennemis, lui dit M. André, et qui êtes-vous? Hélas! dit-il, j'avoue, monsieur, qu'on me prend pour un de ces maroufles qui font des libelles pour gagner du pain, et qui crient : Dieu, Dieu, Dieu, religion, religion, pour attraper quelque petit bénéfice. On m'accuse d'avoir calomnié les citoyens les plus véritablement religieux, les plus sincères adorateurs de la Divinité, les plus honnêtes gens du royaume. Il est vrai, monsieur, que dans la chaleur de la composition, il échappe

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