Page images
PDF
EPUB

Il ne fut que médiocrement affligé d'être banni d'une cour qui n'était remplie que de tracasseries et de petitesses. Il fit une chanson fort plaisante contre le muphti, dont celui-ci ne s'embarrassa guère; et il se mit à voyager de planète en planète, pour achever de se former l'esprit et le cœur, comme l'on dit. Ceux qui ne voyagent qu'en chaise de poste ou en berline seront sans doute étonnés des équipages de là-haut; car nous autres, sur notre petit tas de boue, nous ne concevons rien au delà de nos usages. Notre voyageur connaissait merveilleusement les lois de la gravitation, et toutes les forces attractives et répulsives. Il s'en servait si à propos, que, tantôt à l'aide d'un rayon du soleil, tantôt par la commodité d'une comète, il allait de globe en globe lui et les siens, comme un oiseau voltige de branche en branche. Il parcourut la voie lactée en peu de temps; et je suis obligé d'avouer qu'il ne vit jamais, à travers les étoiles dont elle est semée, ce beau ciel empyrée que l'illustre vicaireDerham 1 se vante d'avoir vu au bout de sa lunette. Ce n'est pas que je prétende que M. Derham ait

I

avoir dit dans ses Lettres philosophiques que les facultés de notre ame se développent en même temps que nos organes, de la même que les facultés de l'ame des animaux. (Éd. de Kehl.)

manière

Savant Anglais, auteur de la Théologie astronomique, et de quelques autres ouvrages qui ont pour objet de prouver l'existence de Dieu par le détail des merveilles de la nature: malheureusement lui et ses imitateurs se trompent souvent dans l'exposition de ces

mal yu, à Dieu ne plaise! mais Micromégas était sur les lieux, c'est un bon observateur, et je ne veux contredire personne. Micromégas, après avoir bien tourné, arriva dans le globe de Saturne. Quelque accoutumé qu'il fût à voir des choses nouvelles, il ne put d'abord, en voyant la petitesse du globe et de ses habitans, se défendre de ce sourire de supériorité qui échappe quelquefois aux plus sages. Car enfin Saturne n'est guère que neuf cents fois plus gros que la terre, et les citoyens de ce pays-là sont des nains qui n'ont que mille toises de haut ou environ. Il s'en moqua un peu d'abord avec ses gens, peu près comme un musicien italien se met à rire de la musique de Lulli, quand il vient en France. Mais, comme le Sirien avait un bon esprit, il comprit bien vite qu'un être pensant peut fort bien n'être pas ridicule pour n'avoir que six mille pieds de haut. Il se familiarisa avec les Saturniens, après les avoir étonnés. Il lia une étroite amitié avec le secrétaire de l'académie de Saturne, homme de beaucoup d'esprit, qui n'avait, à la vérité rien inventé, mais

[ocr errors]

merveilles; ils s'extasient sur la sagesse qui se montre dans l'ordre d'un phénomène, et on découvre que ce phénomène est tout différent de ce qu'ils ont supposé; alors c'est ce nouvel ordre qui leur paraît un chef-d'œuvre de sagesse. Ce défaut, commun à tous les ouvrages de ce genre, les a décrédités. On sait trop d'avance que, de quelque manière que les choses soient, l'auteur finira toujours par les admirer. (Éd. de Kehl.)

qui rendait un fort bon compte des inventions des autres, et qui fesait passablement de petits vers et de grands calculs. Je rapporterai ici, pour la satisfaction des lecteurs, une conversation singulière que Micromégas eut un jour avec M. le

secrétaire.

CHAPITRE II.

Conversation de l'habitant de Sirius avec celui
de Saturne,

Après que son excellence se fut couchée, et que le secrétaire se fut approché de son visage, il faut avouer, dit Micromégas, que la nature est bien variée. Oui, dit le Saturnien, la nature est comme un parterre dont les fleurs... Ah! dit l'autre, laissez là votre parterre. Elle est, reprit le secrétaire, comme une assemblée de blondes et de brunes, dont les parures... Eh! qu'ai-je affaire de vos brunes? dit l'autre. Elle est donc comme une galerie de peintures dont les traits... Eh non! dit le voyageur : encore une fois, la nature est comme la nature. Pourquoi lui chercher des comparaisons? Pour vous plaire, répondit le secrétaire. Je ne veux point qu'on me plaise, répondit le voyageur; je veux qu'on m'instruise : commencez

sens,

d'abord par me dire combien les hommes de votre globe ont de sens. Nous en avons soixante et douze, dit l'académicien, et nous nous plaignons tous les jours du peu. Notre imagination va au delà de nos besoins; nous trouvons qu'avec nos soixante et douze sens, notre anneau, nos cinq lunes, nous sommes trop bornés; et, malgré toute notre curiosité et le nombre assez grand de passions qui résultent de nos soixante et douze nous avons tout le temps de nous ennuyer. Je le crois bien, dit Micromégas; car dans notre globe nous avons près de mille sens; et il nous reste encore je ne sais quel désir vague, je ne sais quelle inquiétude, qui nous avertit sans cesse que nous sommes peu de chose, et qu'il y a des êtres beaucoup plus parfaits. J'ai un peu voyagé; j'ai vu des mortels fort au dessous de nous; j'en ai vu de fort supérieurs mais je n'en ai vu aucuns qui n'aient plus de désirs que de vrais besoins, et plus de besoins que de satisfaction. J'arriverai peut-être un jour au pays où il ne manque rien; mais jusqu'à présent personne ne m'a donné de nouvelles positives de ce pays-là. Le Saturnien et le Sirien s'épuisèrent alors en conjectures; mais, après beaucoup de raisonnemens fort ingénieux et fort incertains, il en fallut revenir aux faits. Combien de temps vivez-vous? dit le Sirien. Ah, bien peu! répliqua le petit homme de Saturne.

C'est tout comme chez nous, dit le Sirien : nous nous plaignons toujours du peu. Il faut que ce soit une loi universelle de la nature. Hélas! nous ne vivons, dit le Saturnien, que cinq cents grandes révolutions du soleil. (Cela revient à quinze mille ans ou environ, à compter à notre manière.) Vous voyez bien que c'est mourir presque au moment que l'on est né; notre existence est un point, notre durée un instant, notre globe un atome. A peine a-t-on commencé à s'instruire un peu que la mort arrive avant qu'on ait de l'expérience. Pour moi, je n'ose faire aucuns projets; je me trouve comme une goutte d'eau dans un océan immense. Je suis honteux, surtout devant vous, de la figure ridicule que je fais dans ce monde.

Micromégas lui repartit : Si vous n'étiez pas philosophe, je craindrais de vous affliger en vous apprenant que notre vie est sept cents fois plus longue que la vôtre; mais vous savez trop bien que quand il faut rendre son corps aux élémens, et ranimer la nature sous une autre forme, ce qui s'appelle mourir; quand ce moment de métamorphose est venu, avoir vécu une éternité, ou avoir vécu un jour, c'est précisément la même chose. J'ai été dans des pays où l'on vit mille fois plus long-temps que chez moi, et j'ai trouvé qu'on y murmurait encore. Mais il y a partout des gens de bon sens qui savent prendre leur parti et

« PreviousContinue »