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de Vézelay, harangue en français et attache à sa parole des milliers d'auditeurs. Dans le siècle suivant, grande époque pour la civilisation nationale, qui préside dès lors à celle du monde, se montrent dans notre prose les premiers monuments dignes de mémoire. Les productions françaises entrent à partir de ce moment, remarque un de leurs plus habiles appréciateurs', dans le trésor commun du génie de l'Europe.

VILLEHARDOUIN (1160-1213).

Geoffroy de Villehardouin, né près de Bar-sur-Aube vers 1160, et mort vers 1213, maréchal de Champagne, croisé pour combattre les infidèles et devenu l'un des maîtres de l'empire grec, raconta, l'esprit frappé des grands tableaux qui l'avaient ému, les aventures de ses frères d'armes, ses propres exploits, les spectacles dont il avait été le témoin, la conquête de Constantinople. C'est à Villehardouin, père de notre histoire, qu'est due la première relation en prose française dont on ait conservé l'original 2. Guerrier valeureux, négociateur habile, orateur éloquent, il raconte avec mouvement, avec intérêt, avec précision, avec vérité. Sa candeur plaît; ses peintures de mœurs, beaucoup de détails qui expriment admirablement l'âge héroïque où il vivait, donnent à son ouvrage le charme et la grandeur d'une épopée. Il ne manque pas, comme on l'a dit, de clarté et d'élégance; mais l'idiome qu'il manie est encore peu formé, et la langue du nord n'est pas chez lui bien dégagée de celle du midi, sur laquelle peu après elle doit prévaloir.

Quelques lignes de Villehardouin extraites du livre de son histoire3, où il raconte la prise de Constantinople, suffiront à faire entrevoir le caractère original de la langue qu'il parle.

Prise de Constantinople.

Quand ce virent li chevalier qui estoient ès uissiers, si s'en issent à la terre, et dreçent eschiele à plain del mur, et montent contremont le mur par force. Et conquistrent bien quatre des tors; et il començent assaillir des nés et des uissiers et des galies, qui ainz ainz, qui mielz mielz, et depecent bien trois des portes et entre enz, et començent

1. M. Villemain, Cours de littérature française au moyen âge.

2. Avant l'ouvrage de Villehardouin on ne trouvait guère en prose dans notre langue, remarque M. Villemain (même ouvrage), que quelques romans de la Table ronde, translates en la parlure de France par des Anglo-Normands, vers le milieu du douzième siècle.

3. Le livre CXXVIII de l'Histoire de la Conquête de Constantinople ou Chronique des empereurs Beaudoin et Henri de Constantinople (1198-1207). Du Cange en a donné une édition (1657) avec traduction en français moderne, glossaire et notes.

à monter. Et chevauchent droit à la herberge l'empereor Morchuflex. Et il avoit ses batailles rengies devant ses tentes. Et cum il virent venir les chevaliers à cheval, si se desconfissent. Et s'en va l'emperères fuiant par les rues à chastel de Boukelion. Lors veissiez griffons abatre, et chevaus gaignier, et palefroi, et mules et autres avoirs. Là ot tant des mors et des navrez qu'il ne n'ére ne fins ne mesure. Grant partie des halz homes de Grece guenchirent às la porte de Blaquerne, et vespres ière jà bas, et furent cil de l'ost lassé de la bataille et de l'ocision, et si començent à assembler en uns place granz qui estoit dedens Consiantinople. Et pristrent conseil que il se hebergeroient prés des murs et des tors qu'ils avoient conquises, que il ne cuidoient mie que il eussent la ville vaincue en un mois, les forz yglises, ne les forz palais et le peuple qui ère dedenz.

Voici de ce passage la traduction la plus littérale qu'il nous soit possible de donner :

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Quand ainsi virent les chevaliers qui étaient aussi dans les vissiers', aussi sautent3 à terre et dressent échelle à plein du (contre le) mur, et montent en haut le mur par force. Et conquirent bien quatre des tours; et ils (les autres) commencent à attaquer des vaisseaux et des vissiers et des galères, qui avant avant3, qui mieux mieux, et depècent (enfoncent) bien trois des portes et entrent dedans et commencent à monter. Et chevauchent droit au campement de l'empereur Murtzuphle'. Et il avait ses bataillons rangés devant ses tentes. Et comme ils virent venir les chevaliers à cheval, alors se mirent en déroute. Et s'en va l'empereur fuyant par les rues au château de Bucoléon. Lors vous eussiez vu abattre les Grecs, et (les nôtres) gagner et chevaux, palefrois, et mulets et autre butin. Là eut' tant de morts et de blessés" qu'il ne était 12 ni fin ni mesure. Grande partie des hauts hommes (grands seigneurs) de Grèce tournèrent vers la porte de Blaquerne, et le soir était déjà bas, et furent ceux-ci de l'armée 13 lassés de la bataille et du carnage, et alors commencent à s'assembler en une place grande qui était dans Constantinople. Et prirent conseil (résolurent de) que ils s'hébergeraient près des murs et des tours qu'ils avaient conquises, parce qu'ils ne pensaient pas qu'ils eussent vaincu (qu'ils pussent vaincre) la ville en un mois, les fortes églises, ni les forts palais et le peuple qui était dedans.

2. Barques propres

1. Que le premier assaut avait réussi, faut-il sous-entendre. au transport des marchandises.-3. S'en issent, du verbe issir, exire. 4. Nes de navis. Ains de ante. — 6. Herberge de habitare, d'où héberger.-7. Officier du palais de l'empereur qui s'était fait couronner.-8. On voit les deux cas de la déclinaison empereor, régime, emperères, sujet.-9. Chevaux de parade.-10. Oi de audit. 11. Navrez de vulneratus, d'où navré, qui ne se dit plus que d'une douleur morale.-12. Ere de erat.-13. Ost de hostis.

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JOINVILLE (1223-1318).

Près d'un siècle après Villehardouin, le caractère naïf de la prose française se retrouve, avec un mérite supérieur, dans l'ouvrage le plus populaire de cette période, celui du sire de Joinville, né vers l'an 1223 et mort en 1318. Son nom se recommande à nous par l'intérêt, par l'admiration qui s'attache au souvenir du saint roi dont il s'entretient avec nous. Cet ami fidèle lui survécut près de cinquante ans: il veut, avant de l'aller rejoindre, le montrer à la postérité, bon et grand, tel qu'il l'a connu. Avec la mémoire du cœur, le serviteur loyal, passionné pour ce qui est noble et beau, plein d'une religion éclairée et sincère, répand sur tout ce qu'il raconte un charme attendrissant qui nous gagne. Expression vivante de la chevalerie et des sentiments généreux du treizième siècle, il émeut parce qu'il est ému lui-même au souvenir du maître et des compagnons qu'il a perdus. A la manière grave, au ton solennel de Villehardouin il substitue une aimable familiarité, un abandon mêlé d'enjouement; il n'a pas sa précision, sa vigueur; mais, par des qualités différentes, ses récits, que colore une foi vive, que pénètre une douce chaleur, méritent la même gloire. Dans son style pittoresque, éloquemment expressif, empreint d'une grâce inimitable, il a su, en devançant le progrès de la langue, trouver, par le don d'une nature privilégiée, les tours et les mots qui ne périssent pas. Le tableau de la mort de saint Louis suffira pour le prouver.

Mort de saint Louis.

Après ce que il fu arrivé à Thunes, devant Carthage, une maladie le prist dont il acoucha au lit, et senti bien que il devoit par tens1 trespasser de cest siecle à l'autre. Lors apela monseigneur Phelippe son filz, et li commanda à garder aussi comme par testament touz les enseignemens que il li lessa, lesquiex enseignemens le Roy escript de sa sainte main, si comme l'en dit.

Quand le bon Roy et2 enseignié son fils monseigneur Phelippe, l'enfermete que il avoit commença à croistre forment, et demanda les sacremens de Sainte Esglise, et les ot en sainne pensee*, et en droit entendement, ainsi comme il apparut; car quant l'en l'enhuilioit et en disoit les sept pseaumes, il disoit les vers' d'une part. Et oy conter monseigneur le conte d'Alençon son filz, que quant il aprochoit de la mort, il appela les Sains pour li aidier

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et secourre, et meismement1 monseigneur saint Jaque, en disant s'oroison qui commence: Esto Domine, c'est-à-dire Dieu soit saintefieur et garde de nostre peuple. Monseigneur saint Denis de France appela lors en s'aide, en disant s'oroison, qui vaut autant à dire : « Sire Dieu, donne nous que nous puissions despire3 l'aspreté de ce monde, si que nous ne doutiens" nulle adversité. » Et oy dire lors à monseigneur d'Alençon, que son père reclamoit sainte Genevieve. Après se fist le saint Roy coucher en un lit couvert de cendre, et mist ses mains sur sa poitrine, et en regardant vers le ciel rendi à nostre Créateur son esperit, en celle hore meismes que le Filz Dieu morut en la croiz. Precieuse chose et digne est de plorer le trespassement de ce saint prince, qui si saintement et loialement garda son royaume, et qui tant de beles aumosnes y fist, et qui tant de biaus establissemens y mist. Et ainsi comme l'escrivain qui a fait son livre, qui l'enlumine d'or et d'azur, enlumina ledit Roy son royaume de belles abbaïes que il y fist, des Mansions-Dieu, des Preescheurs, des Cordeliers, et des autres religions qui sont ci-devant nommées.

Lendemain de feste saint Berthelemi l'apostre, trespassa de cest siecle bon Roy Loys, en l'an de l'incarnacion NostreSeigneur l'an de grace mil cc et LXX, et furent ses os gardés en un escrin et enfouis à Saint-Denis en France, là où il avoit esleue sa sepulture, ouquel lieu il fu enterré, là où Dieu a fait maint biau miracle pour li par ses désertes".

FROISSART (1333-1410).

Froissart, né à Valenciennes en 1333', touche à Joinville par plus d'une affinité; il reproduit surtout sa vivacité et son coloris. De l'éducation de son temps, des révolutions et des guerres qui l'agitent, naît pour lui le talent d'écrire l'histoire; mais tandis que dans quelques pays voisins on raisonne sur les événements, on en démêle les causes, on prévoit, on calcule les effets, le talent n'aspire encore et ne s'applique parmi nous qu'à conter les choses avec agrément, qu'à peindre heureusement les personnages. Tel est le double mérite de Froissart. En sa qualité de poëte, ami d'une vie joyeuse et de la lecture des romans, il entreprend, au sortir de l'école et à la demande de son seigneur, de faire le récit des guerres contemporaines, particuliè

1. Particulièrement, surtout, maxime. 2. Sanctificateur. 3. De despicere mépriser. 4. Afin que nous ne souffrions. 5. Maisons de Dieu, hôtels-Dieu.6. Mérites.

7. Ou suivant d'autres en 1337: on s'accorde peu sur l'époque de sa mort, placéo quelquefois en 1420.

8. En Italie et en Espagne. Il suffit de rappeler les noms de Villani et d'Ayala.

rement de celles qui suivirent la bataille de Poitiers. Mais à l'imagination qui domine en lui se joint un merveilleux désir de connaître la vérité. Il en poursuit la recherche, il en achète la conquête au prix de tous les sacrifices et de toutes les fatigues; pour la découvrir il visite la plupart des cours de l'Europe, s'introduit auprès des plus grands seigneurs, s'insinue dans leur confiance, pénètre, interroge, consulte et s'éclaire partout. Écrite, pour ainsi dire, sous la dictée de l'époque par un homme curieusement épris d'un rôle dont il parait comprendre toute la grandeur, comment dès lors l'histoire ne seraitelle pas en plusieurs rencontres animée et éloquente? Image vivante d'un siècle plein de discordes et de luttes, tumultueux même dans ses plaisirs, l'ouvrage de Froissart nous y transporte, il en réfléchit toutes les passions: quelquefois enfin, sous leur influence, son style, toujours net, agréable et facile, se teint d'éclat et s'élève jusqu'à la majesté. Nous ne saurions détacher une plus belle page que celle où l'historien raconte le dévouement des six bourgeois de Calais, obligé par la famine d'ouvrir ses portes au roi d'Angleterre Édouard III (1347).

Dévouement des six bourgeois de Calais.

Si dit le Roy d'Angleterre1: « Seigneurs, je ne veuil mie estre tout seul contre vous tous. Sire Gautier2, vous direz au Capitaine de Calais que la plus grand grace qu'il pourra trouver en moy, c'est qu'ils se partent de la ville six des plus notables Bourgeois, les chefs' tous nuds, et tous déchaussés, les hars1 aŭ col, et les clefs de la ville et du chastel en leurs mains et de ceux je feray à ma voulonté, et le remanant je prendray à merci. » A tant revint Monseigneur Gautier à Monseigneur Jehan, qui l'at tendoit sur les murs; si luy dit ce qu'il avoit peu faire a Roy. Je vous prie (dit Monseigneur Jehan) qu'il vous plaise cy demourer, tant que j'aye tout cestuy affaire remonstré à la Communauté de la ville, car ils m'ont cy envoyé, et à eux tient (ce m'est advis) d'en répondre. » Lors Messire Jehan vint au marché et fit sonner la cloche. Si s'assemblerent tantost en la halle hommes et femmes de la ville. Si leur fit Messire Jehan rapport des parolles cy devant récitées, et leur dit bien qu'autrement ne pouvoit estre, et sur ce eussent advis et brieve response. Lors com. mencerent à plorer toutes manieres de gens, et à demener

1. Édouard III adresse cette réponse aux barons anglais qui le suppliaient de faire grâce aux habitants de Calais.

2. Gautier de Manny et Basset avaient reçu au nom du roi d'Angleterre la soumission du capitaine de Calais, Jean de Vienne..

3. Têtes.-4. Cordes. 5. Le restant (remanere). - 6. Alors.

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