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Une sédition à Paris; courage du premier présiden¡ (Mathieu Molé).

Le parlement s'étant assemblé ce jour-là1 de très-bon matin, et devant même que l'on eût pris les armes, apprit le mouvement par les cris d'une multitude immense qui hurlait dans la salle du palais: Broussel! Broussel! et il donna arrêt par lequel il fut ordonné que l'on irait en corps et en habit au Palais-Royal redemander les prisonniers ; qu'il serait décrété contre Comminges, lieutenant des gardes de la reine; qu'il serait défendu à tous gens de guerre, sous peine de la vie, de prendre des commissions pareilles, et qu'il serait informé contre ceux qui avaient donné ce conseil comme contre des perturbateurs du repos public. L'arrêt fut exécuté à l'heure même; le parlement sortit au nombre de cent soixante officiers. Il fut reçu et accompagné dans toutes les rues avec des acclamations et des applaudissements incroyables : toutes les barricades tombaient devant lui.

Le premier président parla à la reine avec toute la liberté que l'état des choses lui donnait. Il lui représenta au naturel le jeu que l'on avait fait en toutes occasions de la parole royale; les illusions honteuses, et même puériles, par lesquelles on avait éludé mille et mille fois les résolutions les plus utiles et même les plus nécessaires à l'Etat ; il exagéra avec force le péril où le public se trouvait par la prise tumultuaire et générale des armes. La reine, qui ne craignait rien parce qu'elle connaissait peu, s'emporta, et elle lui répondit avec un ton de fureur plutôt que de colère : Je sais bien qu'il y a du bruit dans la ville; mais vous m'en répondrez, messieurs du parlement, vous, vos femmes et vos enfants. » En prononçant cette dernière syllabe, elle rentra dans sa petite chambre grise et elle en ferma la porte avec force.

Le parlement s'en retournait; et il était déjà sur les degrés, quand le président de Mesme, qui était extrêmement timide, faisant réflexion sur le péril auquel la compagnie s'allait exposer parmi le peuple, l'exhorta à remonter et à faire encore un effort sur l'esprit de la reine. M. le duc d'Orléans, qu'ils trouvèrent dans le grand cabinet et qu'ils exhortèrent pathétiquement, les fit entrer au nombre de vingt dans la chambre grise. Le premier président fit voir à la reine toute l'horreur de Paris armé et enragé, c'està-dire il essaya de lui faire voir, car elle ne voulut rien écouter; elle se jeta de colère dans la petite galerie.

1. 27 août 1648

Le cardinal s'avança et proposa de rendre les prisonniers, pourvu que le parlement promît de ne pas continuer ses assemblées. Le premier président répondit qu'il fallait délibérer sur la proposition. On fut sur le point de le faire sur-le-champ; mais beaucoup de ceux de la compagnie ayant représenté que les peuples croiraient qu'elle aurait été violentée si elle opinait au Palais-Royal, l'on résolut de s'assembler l'après-dînée au palais, et l'on pria M. le duc d'Orléans de s'y trouver.

Le parlement étant sorti du Palais-Royal, et ne disant rien au peuple de la liberté de Broussel, ne trouva d'abord qu'un morne silence au lieu des acclamations passées. Comme il fut à la barrière des Sergents, où était la première barricade, il y rencontra du murmure, qu'il apaisa en assurant que la reine lui avait promis satisfaction. Les menaces de la seconde furent éludées par le même moyen. La troisième, qui était à la Croix du Tirouer', ne se voulut pas payer de cette monnaie; et un garçon rôtisseur, s'avançant avec deux cents hommes et mettant la hallebarde dans le ventre du premier président, lui dit : « Tourne, traître; et si tu ne veux être massacré toi-même, ramène-nous Broussel ou le Mazarin et le chancelier en otage.» Vous ne doutez pas, à mon opinion, ni de la confusion ni de la terreur qui saisit presque tous les assistants; cinq présidents au mortier et plus de vingt conseillers se jetèrent dans la foule pour s'échapper. L'unique premier président, le plus intrépide homme, à mon sens, qui ait paru dans son siècle, demeura ferme et inébranlable*. Il se donna le temps de

1. Ce pluriel, dans un sens où aujourd'hui nous mettrions le singulier, était usité au dix-septième siècle. C'est ainsi qu'on lit dans les Mémoires de La Rochefoucauld: Le premier président et le président de Mesmes répliquèrent qu'il n'y avait plus lieu de délibérer, que c'était une nécessité absolue de fléchir sous la volonté des peuples, qui n'écoutaient plus la voix du magistrat.....?

2. Ce nom était autrefois commun à plusieurs barrières, en raison même des sergents qui y étaient placés pour la perception des impôts. Celle dont il s'agit se trouvait dans la rue Saint-flonoré, à la hauteur de la rue Croix des Petits-Champs. Là, on voyait encore, au commencement de ce siècle, le café dit des Sergents.

3. La Croix du Tiroir ou du Trahoir était placée à l'intersection des rues Saint-Honoré et de l'Arbre-Sec. Suivant les uns, ce nom venait des marchands d'étoffes, nombreux en ce lieu, qui y tiraient, c'est-à-dire étendaient, déployaient leurs marchandises. Selon les autres, cette croix était ainsi appelée en vertu d'un singulier privilége que possédaient les Normands condamnés à mort, celui de n'être pendus qu'auprès de la fontaine qu'on voit encore au coin des deux rues citées.

4. De là cet autre mot si juste du cardinal de Retz: Si ce n'était pas une espèce de blasphème de dire qu'il y a quelqu'un dans notre siècle plus Entrépide que le grand Gustave et M. le prince (le grand Condé), je dirais que ç'a été Molé, premier président; et il ajoute: Il voulait le bien de l'Etat préférablement à toutes choses, même à celui de sa famille. ■

rallier ce qu'il put de la compagnie; il conserva toujours la dignité de la magistrature et dans ses paroles et dans ses démarches, et il revint au Palais-Royal au petit pas, sous le feu des injures, des menaces, des exécrations et des blasphèmes.

Cet homme avait une sorte d'éloquence qui lui était particulière. Il n'était pas congru' dans sa langue, mais il parlait avec une force qui suppléait à tout cela; et il était naturellement si hardi, qu'il ne parlait jamais si bien que dans le péril. Il se passa lui-même lorsqu'il revint au Palais-Royal, et il est constant qu'il toucha tout le monde, à la réserve de la reine, qui demeura inflexible.

Monsieur fit mine de se jeter à genoux devant elle; quatre ou cinq princesses, qui tremblaient de peur, s'ý jeterent effectivement. Le cardinal, à qui un jeune conseiller des enquêtes avait dit en raillant qu'il serait assez à propos qu'il allât lui-même dans les rues voir l'état des choses, le cardinal, dis-je, se joignit au gros de la cour, et l'on tira enfin à toute peine cette parole de la bouche de la reine Hé bien! messieurs du parlement, voyez donc ce qu'il est à propos de faire. » L'on s'assembla en même temps dans la grande galerie; l'on délibéra, et l'on donna arrêt par lequel la reine serait remerciée de la liberté accordée aux prisonniers.

Aussitôt que l'arrêt fut rendu, l'on expédia les lettres de cachet, l'on transmit les paroles, et le premier président montra au peuple les copies, qu'il avait mises en forme, de l'un et de l'autre : mais l'on ne voulut pas quitter les armes que l'effet ne s'en fût ensuivi. Le parlement même ne donna point d'arrêt pour les faire poser, qu'il n'eût vu Broussel dans sa place. Il y revint le lendemain, ou plutôt il y fut porté sur la tête des peuples avec des acclamations incroyables. L'on rompit les barricades, l'on ouvrit les boutiques, et en moins de deux heures Paris parut plus tranquille que je ne l'ai jamais vu le vendredi saint'.

1. Pour correct: ce mot a vieilli.

2. Il se surpassa lui-même, dirions-nous plutôt aujourd'hui.

Ibid.

3. Ce verbe, dérivé du latin insequi, est aujourd'hui de peu d'usage. 4. On peut lire le même récit, non moins animé et non moins dramatique, dans les Mémoires de madame de Motteville, qui, en avouant la grande frayeur que cette sédition lui a causée, nous dit ingénument « qu'elle n'eût pas cru que jamais dans ce Paris, le séjour des délices et des douceurs, on put voir la guerre, ni des barricades, autre part que dans l'histoire et la vie de Henri III. »

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MOLIÈRE.

(1622-1673.)

Molière n'a pas seulement surpassé tous ses devanciers par la richesse de son invention et la force de sa verve comique; il s'est encore placé, par la franchise nerveuse et l'originalité piquante de son style, au premier rang des écrivains qui ont illustré la grande époque où il a vécu. Sa prose se recommande par un tour net et vif admirablement approprié au génie de notre langue. Tel est, en outre, le mérite de ses vers: aussi aurons-nous l'occasion de parler de nouveau et plus longuement de Molière, en le considérant comme poëte. Bornons-nous à dire que, né à Paris en 1622, il termina sa carrière en 1673.

Appréciation de la comédie de l'École des Femmes,

Le marquis, le chevalier ou Dorante.

Dorante. Jamais on n'a rien vu de si plaisant que la diversité des jugements qui se font là-dessus : car enfin j'ai ouï condamner cette comédie à certaines gens par les mêmes choses que j'ai vu d'autres estimer le plus.

Le marquis. Il est vrai. Je la trouve détestable, morbleu! détestable, du dernier détestable, ce qu'on appelle détestable.

Dorante. Et moi, mon cher marquis, je trouve le jugement détestable.

Le marquis. Quoi! chevalier, est-ce que tu prétends soutenir cette pièce?

Dorante. Oui, je prétends la soutenir.

Le marquis. Parbleu! je la garantis détestable.

Dorante. Mais, marquis, par quelle raison, de grâce, cette comédie est-elle ce que tu dis?

Le marquis. Pourquoi elle est détestable?

Dorante. Oui.

Le marquis. Elle est détestable, parce qu'elle est détestable.

Dorante. Après cela, il n'y a plus rien à dire : voilà son procès fait. Mais encore, instruis-nous et nous dis les défauts qui y sont.

Le marquis. Que sais-je, moi! Je ne me suis pas seulement donné la peine de l'écouter1. Mais enfin je sais bien que je n'ai jamais rien vu de si méchant, Dieu me sauve! et Dorillas, contre qui j'étais2, a été de mon avis.

Dorante. L'autorité est belle, et te voilà bien appuyé!

Le marquis. Il ne faut que voir les continuels éclats de rire que le parterre y fait. Je ne veux point d'autre chose pour témoigner qu'elle ne vaut rien.

Dorante. Tu es donc, marquis, de ces messieurs du bel air qui ne veulent pas que le parterre ait du sens commun, et qui seraient fâchés d'avoir ri avec lui, fût-ce de la meilleure chose du monde? Je vis l'autre jour sur le théâtre un de mes amis qui se rendit ridicule par là. Il écouta toute la pièce avec un sérieux le plus sombre du monde; et tout ce qui égayait les autres ridait son front. A tous les éclats de risée, il haussait les épaules et regardait le parterre en pitié; et quelquefois aussi, le regardant avec dépit, il lui disait tout haut: Ris donc, parterre, ris donc. Ce fut une seconde comédie que le chagrin de notre ami: il la donna en galant homme à toute l'assemblée, et chacun demeura d'accord qu'on ne pouvait pas mieux jouer qu'il fit. Apprends, marquis, je te prie, et les autres aussi, que le bon sens n'a point de place déterminée à la comédie; que la différence du demi-louis d'or et de la pièce de quinze sous ne fait rien du tout au bon goût; que debout ou assis on peut donner un mauvais jugement; et qu'enfin, à le prendre en général, je me fierais assez à l'approbation du parterre, par la raison qu'entre ceux qui le composent il y en a plusieurs qui sont capables de juger d'une pièce selon les règles, et que les autres en jugent par la bonne façon d'en juger, qui est de se laisser prendre aux choses, et de n'avoir ni prévention aveugle, ni complaisance affectée, ni délicatesse ridicule.

Le marquis. Te voilà donc, chevalier, le défenseur du parterre! Parbleu! je m'en réjouis, et je ne manquerai pas de l'avertir que tu es de ses amis. Hai, hai...

Dorante. Ris tant que tu voudras. Je suis pour le bon sens, et ne saurais souffrir les ébullitions de cerveau de nos marquis de Mascarille3. J'enrage de voir de ces gens

1. Cf. La Bruyère, ch. I des Caractères (des ouvrages de l'esprit): « Que dites-vous du livre d'llermodore? Qu'il est mauvais, répond Anthime; qu'il est mauvais. Mais l'avez-vous lu? Non, dit Anthime.... »

2. A côté de qui j'étais...

3. C'est un personnage des Précieuses ridicules.

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