Page images
PDF
EPUB

union produisait le bonheur public, d'autant que par là toutes les espérances des nouveautés étant ôtées, auxquelles notre nation a une pente naturelle, chacun aspirait par des services légitimes à quelque accroissement en sa fortune.

Le cardinal Mazarin entretenait cette bonne intelligence, avantageuse à sa conservation, et lorsque l'un des princes voulait s'élever, il le modérait par l'opposition de l'autre; et balançant leur puissance, la sienne était sans comparaison la plus respectée.

D'ailleurs il avait procuré au duc d'Orléans le gouvernement du Languedoc. Pour le duc d'Enghien, le cardinal satisfaisait à son ambition par le gouvernement de Champagne et de Stenay, et par le commandement des armées qu'il lui procurait joint que Mazarin étant étranger, sans parents, sans établissement, d'une nature assez douce, il était moins appréhendé; et les princes moins appliqués aux affaires s'en déchargeaient sans envie sur lui.

Or, comme il prévoyait que la liaison des princes et de leur autorité affaiblirait celle de la reine, il jetait adroitement dans leurs esprits des soupçons de jalousie et de défiance l'un de l'autre, lesquels il dissipait à propos, de crainte qu ils ne vinssent à une rupture ainsi étant l'auteur de leurs différends, il lui était aisé d'être l'arbitre de leur réconciliation, et même de s'en attirer le mérite. Pour les autres grands du royaume, comme ils étaient sans pouvoir, leur bonne ou mauvaise volonté n'était pas regardée. Telle était l'assiette de la cour, lorsque des événements rompant cette union, si nécessaire à l'Etat, lui causèrent des maux très-funestes.

Avant que de les dire, je remarquerai la mort du prince de Condé, arrivée à la veille de ces mouvements, d'autant plus considérable que l'opinion publique est que, s'il eût vécu, il les aurait prévenus par sa prudence et son autorité, qui donnait de la retenue aux ministres, et à laquelle le parlement aurait déféré.

L'union de ces puissances était un gage si solide de la tranquillité du royaume, qu'elle donnait trop de confiance aux ministres, et ne retenait point Emery, surintendant des finances, de faire de grandes levées de deniers. Après avoir consommé 2 la substance des peuples par des subsides nouveaux, il porta ses soins dans les villes, taxa les aisés et malaisés, fit de nouvelles créations d'offices, prit les gages des anciens officiers, saisit les rentes publiques, exigea des emprunts, prépara encore de nouveaux édits,

1. 1646. C'était le père du grand Condé.

2. Consommer est pris ici dans le sens de dévorer.

et, par cette inquisition rigoureuse sur les biens de toute nature, il poussa dans une révolte secrète les compagnies, les communautés et les corps de ville; enfin, toutes ressources étant épuisées, il voulut prendre les gages des chambres des comptes, des cours des aides et grand conseil, qui firent leurs plaintes au parlement, qui donna le célèbre arrêt d'union1.

Cet arrêt fut un signal pour tous les mécontents, les rentiers, les trésoriers de France, les secrétaires du roi, les officiers des tailles et des gabelles. Enfin les peuples de toutes conditions se rallièrent, exposant leurs griefs au parlement et en demandant la réparation.

Les noms des partisans d'Emery tombèrent dans l'exécration publique: chacun déclama contre l'exaction violente des traitants, la puissance démesurée des intendants, les contraintes rigoureuses contre le pauvre peuple, par la vente de leurs biens, l'emprisonnement de leurs personnes, bref cette oppression dernière, nuisible à la vie, à la liberté et aux biens de tous les sujets du roi.

Le parlement, paraissant touché des misères publiques, reçut les supplications des malheureux, offrit de leur faire justice, et par la part qu'il témoigna prendre aux souffrances des peuples, acquit leur bienveillance à un tel point qu'ils furent respectés comme leurs dieux vengeurs et libérateurs.

Je ne prétends pas faire un récit des assemblées des chambres, des matières que l'on y a traitées, des avis et résultats, et des remontrances de la compagnie portées par le premier président Molé à Leurs Majestés: assez de mémoires en sont remplis; il me suffit de dire qu'il y avait trois sortes de partis dans le parlement.

Le premier était des Frondeurs, nom donné par raillerie à ceux qui étaient contre les sentiments de la cour. Ces gens-là, étant touchés du désir d'arrêter le cours des calamités présentes, avaient le même objet, quoique par un différent motif, que ceux qui étaient intéressés par leur

1. 13 mai 1648. Cet arrêt, qui fut comme l'étendard sous lequel vinrent se ranger tous les ennemis du ministère de Mazarin, portait qu'on choisirait dans chaque chambre du parlement deux conseillers qui seraient chargés de conférer avec les députés des autres compagnies et feraient leur rapport aux chambres assemblées, lesquelles ensuite ordonneraient ce qui conviendrait. »

2. Ce pluriel, dans un sens où aujourd'hui nous mettrions tout au plus le singulier, était usité au dix-septième siècle.

3. C'est-à-dire, les membres du parlement....

4. On peut voir dans nos extraits du cardinal de Retz (Morceaux choisis pour la classe de troisième) le récit de la mission que ce magistrat remplit, en cette circonstance, avec beaucoup de courage.

fortune ou par leur haine particulière contre le principal ministre.

Le deuxième parti était des Mazarins, qui étaient persuadés que l'on devait une obéissance aveugle à la cour, les uns par conscience, pour entretenir le repos de l'Etat, les autres par les liaisons qu'ils avaient avec les ministres ou par intérêt avec les gens d'affaires.

Et le dernier était de ceux qui blâmaient l'emportement des premiers et n'approuvaient pas aussi la retenue des seconds, et qui se tenaient dans un parti mitoyen, pour agir dans les occasions ou selon leur intérêt ou selon leur devoir.

C'était la disposition du parlement, dont la plupart au commencement n'avaient point d'amour pour les nouveautés; mais parce que l'expérience des affaires du monde leur manquait, ils étaient bien aises d'être commis pour régler des abus qui s'étaient glissés dans l'administration de l'Etat, et de se voir médiateurs entre la cour et le peuple. On leur insinuait que cet emploi donnerait de la considération et de l'éclat à leurs personnes; que la charité les obligeait à secourir les malheureux dans leurs pressantes nécessités, et que le devoir de leurs charges, qui sont instituées pour modérer l'extrême puissance des rois et s'opposer à leurs déréglements, les y conviait; que les peuples réclamaient leur justice comme le seul asile pour prévenir leur dernière oppression; qu'une si sainte mission, étant approuvée du ciei et suivie des acclamations publiques, les mettrait à couvert de toute crainte; mais, quand il y aurait du péril, que c'est le propre d'une rare vertu de se signaler plutôt dans la tempête que dans le calme, et que la mort, qui est égale pour tous les hommes, n'est distinguée que par l'oubli ou par la gloire.

Ces discours empoisonnés firent d'autant plus d'impression sur leurs esprits, que les hommes ont une inclination naturelle à croire ce qui flatte leur grandeur : si bien qu'ils se laissèrent charmer par ces douces voix de dieux tutélaires de la patrie et de restaurateurs de la liberté publique. Celui qui leur inspirait ce venin avec plus d'artifice était Longueil, conseiller en la grand'chambre, lequel, poussé d'un esprit d'ambition de rendre sa fortune meilleure dans les divisions publiques, avait depuis quelques années, en des assemblées secrètes, préparé plusieurs de ses confrères à combattre la domination des favoris, sous couleur du bien du royaume de sorte que, dans la naissance de ces mouvements et dans leurs progrès, il était consulté comme l'oracle de la Fronde, tant qu'il a été [ constant dans son parti,

Cependant le parlement, paraissant appliqué à la réformation de l'Etat, s'assemblait tous les jours : il avait déjà supprimé des édits et des droits nouveaux; il avait révoqué les intendants des provinces, et rétabli les trésoriers de France en la fonction de leurs charges; il prétendait encore faire rendre compte de l'emploi des deniers levés depuis la régence, et insensiblement il attaquait l'administration du cardinal.

D'ailleurs, la cour n'oubliait aucun moyen qui servit à faire cesser les assemblées : M. le duc d'Orléans, le premier président et le président de Mesmes en représentaient la conséquence préjudiciable à la paix générale; que les ennemis s'en figuraient un triomphe qui les rétablirait de leurs pertes passées et néanmoins, le roi avait autorisé tous les arrêts que la compagnie avait donnés; mais les voies de douceur étaient mal interprétées, et passaient pour des marques de faiblesse et de crainte qui rendraient les ennemis du cardinal plus fiers et plus, actifs à le pousser.

En ce temps-là, M. le prince commandait l'armée du roi en Flandre : il avait pris Ypres; mais, durant ce siége, les Espagnols avaient repris Courtray et remporté d'autres petits avantages: or, comme son génie est puissant et heureux à la guerre, il trouva l'armée d'Espagne le vingtunième jour d'août dans les plaines d'Arras et de Lens, la combattit, et obtint une victoire célèbre.

Le duc de Châtillon, qui s'y était glorieusement signalé, vint de sa part en porter les nouvelles à la cour.

Le conseil du roi regarda ce grand succès comme un coup du ciel, dont il se fallait prévaloir pour arrêter le cours des désordres que le temps et la patience augmentaient, et résolut de s'assurer de ceux du parlement qui étaient les plus animés, principalement de Broussel, conseiller en la grand'chambre, personnage d'une ancienne probité, de médiocre suffisance, et qui avait vieilli dans la haine des favoris.

Or, comme le peuple, qui ne bougeait du palais, était informé qu'il s'intéressait puissamment pour son soulagement, il le prit en affection et lui donna ce beau titre de son père. L'arrêter était un coup bien hardi et pouvait être très-salutaire s'il eût réussi; mais aussi il pouvait avoir des suites dangereuses, comme nous verrons; pourtant il fut heureusement exécuté par Comminges, le matin que l'on chanta le Te Deum à Notre-Dame de la victoire de Lens, durant que les compagnies des gardes étaient en haie dans les rues; et il fut conduit en sûreté hors la ville, avec le président de Blancménil, pour être transféré à Sedan.

Deux heures après que le bruit de l'enlèvement de Broussel se fut répandu, les bourgeois du quartier NotreDame et des rues Saint-Denis, Saint-Martin et SaintHonoré, et des autres endroits, fermèrent leurs boutiques et prirent tumultuairement les armes, chacun ressentant avec douleur ce qui était arrivé en la personne de Broussel, qu'ils réclamaient comme leur martyr2.

Mémoires.

Du caractère d'un grand génie, et de la différence des esprits en général.

Bien que toutes les qualités de l'esprit se puissent rencontrer dans un grand génie, il y en a néanmoins qui lui sont propres et particulières: ses lumières n'ont point de bornes, il agit toujours également et avec la même activité; il discerne les objets éloignés comme s'ils étaient présents; il comprend, il imagine les plus grandes choses; il voit et connaît les plus petites; ses pensées sont relevées, étendues, justes et intelligibles: rien n'échappe à sa pénétration, et elle lui fait souvent découvrir la vérité au travers des obscurités qui la cachent aux autres.

Un bel esprit pense toujours noblement: il produit avec facilité les choses claires, agréables et naturelles; il les fait voir dans leur plus beau jour, et il les pare de tous les ornements qui leur conviennent : il entre dans le goût des autres, et retranche de ses pensées ce qui est inutile ou ce qui peut déplaire.

Un esprit adroit, facile, insinuant, sait éviter et surmonter les difficultés; il se plie aisément à ce qu'il veut; il sait connaître l'esprit et l'humeur de ceux avec qui il traite; et, en ménageant leurs intérêts, il avance et il établit les siens.

Un bon esprit voit toutes choses comme elles doivent être vues il leur donne le prix qu'elles méritent; il les fait tourner du côté qui est le plus avantageux, et il s'attache avec fermeté à ses pensées, parce qu'il en connaît toute la force et toute la raison.

Il y a de la différence entre un esprit utile et un esprit d'affaires on peut entendre les affaires, sans s'appliquer à son intérêt particulier; il y a des gens habiles dans tout

1. En tumulle.... Cet adverbe n'est plus usité aujourd'hui.

2. Le morceau du cardinal de Retz cité tout à l'heure fait connaître en détail les événements qui suivirent à Paris l'emprisonnement de Broussel.

« PreviousContinue »