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Nommez-moi donc, mylord, un souverain qui ait attiré chez lui plus d'étrangers habiles et qui ait plus encouragé le mérite de ses sujets. Soixante savants de l'Europe recurent à la fois des récompenses de lui, étonnés d'en être connus. Quoique le roi ne soit pas votre souverain, leur écrivait Colbert, il veut être votre bienfaiteur; il m'a commandé de vous envoyer la lettre de change ci-jointe, comme un gage de son estime. » Un Bohémien, un Danois, recevaient de ces lettres datées de Versailles. Guglielmini1 bâtit une maison, à Florence, des bienfaits de Louis XIV: il mit le nom de ce roi sur le frontispice, et vous ne voulez pas qu'il soit à la tête du siècle dont je parle!

Ce qu'il a fait dans son royaume doit servir à jamais d'exemple. Il chargea de l'éducation de son fils et de son petit-fils les plus éloquents et les plus savants hommes de l'Europe. Il eut l'attention de placer trois enfants de Pierre Corneille, deux dans les troupes et l'autre dans l'Eglise. Il excita le mérite naissant de Racine par un présent considérable pour un jeune homme inconnu et sans bien2; et quand ce génie se fut perfectionné, ces talents, qui souvent sont l'exclusion de la fortune, firent la sienne. Il eut plus que de la fortune; il eut de la faveur, quelquefois la familiarité d'un maître dont un regard était un bienfait. Il était, en 1688 et 1689, de ces voyages de Marly tant brigués par les courtisans; il couchait dans la chambre du roi pendant ses maladies, et lui lisait ces chefs-d'œuvre d'éloquence et de poésie qui décoraient ce beau règne3.

Louis XIV songeait à tout; il protégeait les académies et distinguait ceux qui se signalaient. Il ne prodiguait point la faveur à un genre de mérite, à l'exclusion des autres,

1. Fameux astronome et physicien, mort à Padoue en 1710, et qui fut associé à notre Académie des sciences, ainsi que l'atteste son éloge qu'on peut lire dans Fontenelle. Mais on ne voit point qu'il ait été l'objet des bienfaits de Louis XIV. Voltaire, comme le pense M. Beuchot, son savant éditeur, l'a nommé ici par erreur à la place du géomètre Viviani, dont il est parlé au chap. xxv du Siècle de Louis XIV, et dont Fontenelle a laissé aussi un éloge, où l'on remarque en effet ce passage: L'an 1664, Viviani reçut une pension d'un prince dont il n'était point sujet et à qui il était inutile.... De cette pension il acheta à Florence une maison qu'il fit rebâtir sur un dessin très-agréable: elle s'appelle Ædes a Deo datæ, et porte ce titre sur son frontispice, allusion heureuse et au premier nom qu'on a donné au roi et à la manière dont elle a été acquise. »

2. Il s'agit d'une gratification de cent louis qui fut la récompense de l'ode intitulée la Nymphe de la Seine, que Racine avait composée pour le mariage de Louis XIV. Ce fut à la protection de Chapelain, qui savait apprécier les bons vers, s'il ne réussissait pas souvent à en faire, que le jeune poëte dut cette première faveur.

3. Formé par ces modèles, Louis XIV a laissé des pages supérieurement écrites dans notre langue : c'est ce qu'on peut apprendre par un jugement curieux de M. Sainte-Beuve sur Louis XIV considéré comme auteur.

comme tant de princes qui favorisent, non ce qui est bon, mais ce qui leur plaît: la physique et l'étude de l'antiquité attirerent son attention. Elle ne se ralentit pas même dans les guerres qu'il soutenait contre l'Europe; car, en bâtissant trois cents citadelles, en faisant marcher quatre cent mille soldats, il faisait élever l'Observatoire et tracer une méridienne d'un bout du royaume à l'autre, ouvrage unique dans le monde. Il faisait imprimer dans son palais les traductions des bons auteurs grecs et latins; il envoyait des géomètres et des physiciens au fond de l'Afrique et de l'Amérique chercher de nouvelles connaissances. Songez, mylord, que sans le voyage et les expériences de ceux qu'il envoya à Cayenne en 1672, et sans les mesures de M.Picard, jamais Newton n'eût fait ses découvertes sur l'attraction. Regardez, je vous prie, un Cassini et un Huyghens, qui renoncent tous deux à leur patrie, qu'ils honorent, pour venir en France jouir de l'estime et des bienfaits de Louis XIV2.

Et pensez-vous que les Anglais mêmes ne lui aient pas d'obligation? Dites-moi, je vous prie, dans quelle cour Charles II puisa tant de politesse et tant de goût? Les bons auteurs de Louis XIV n'ont-ils pas été vos modèles? N'estce pas d'eux que votre sage Addison, l'homme de votre nation qui avait le goût le plus sûr, a tiré souvent ses excellentes critiques? L'évêque Burnet avoue que ce goût, acquis en France par les courtisans de Charles II, reforma chez vous jusqu'à la chaire, malgré la différence de nos religions tant la saine raison a partout d'empire! Dites-moi si les bons livres de ce temps n'ont pas servi à l'éducation de tous les princes de l'Europe? Dans quelle cour de l'Allemagne n'a-t-on pas vu le théâtre français? Quelle nation ne suivait pas alors les modes de la France?

Vous m'apportez, mylord, l'exemple du czar Pierre le Grand, qui a fait naître les arts dans son pays et qui est le créateur d'une nation nouvelle. Vous me dites cependant que son siècle ne sera pas appelé, dans l'Europe, le siècle du czar Pierre. Vous en concluez que je ne dois pas appeler le siècle passé le siècle de Louis XIV. Il me semble que

1. Célèbre professeur d'astronomie au collège de France, qui eut part à la construction de l'Observatoire de Paris. On lui doit, entre autres ouvrages, le livre intitulé Mesure de la terre, 1671, in-f°. Il est mort en 1682 ou 1684. Sur ses découvertes et son influence, on peut voir Delambre, Histoire de l'astronomie moderne (tome II).

2. C'est ainsi, dit Fontenelle dans l'éloge de Cassini, que la France faisait des conquêtes jusque dans l'empire des lettres.

3. Le célèbre poëte écossais Thompson a fait preuve de plus de justice en consacrant de beaux vers à l'éloge du grand roi et de son siècle.

la différence est bien palpable: le czar Pierre s'est instruit chez les autres peuples; il a porté leurs arts chez lui; mais Louis XIV a instruit les nations: tout, jusqu'à ses fautes, leur a été utile. Les protestants qui ont quitté ses Etats ont porté chez vous-mêmes une industrie qui faisait la richesse de la France. Comptez-vous pour rien tant de manufactures de soie et de cristaux? Ces dernières surtout furent perfectionnées chez vous par nos réfugiés, et nous avons perdu ce que vous avez acquis.

Enfin la langue française, mylord, est devenue presque la langue universelle'. A qui en est-on redevable? Etaitelle aussi étendue du temps de Henri IV? non, sans doute; on ne connaissait que l'italien et l'espagnol. Ce sont nos excellents écrivains qui ont fait ce changement. Mais qui a protégé, employé, encouragé ces excellents écrivains? C'était M. Colbert, me direz-vous je l'avoue, et je prétends bien que le ministre doit partager la gloire du maître. Mais qu'eût fait un Colbert sous un autre prince : sous votre roi Guillaume, qui n'aimait rien; sous le roi d'Espagne Charles II; sous tant d'autres souverains?

Croiriez-vous bien, mylord, que Louis XIV a réformé le goût de sa cour en plus d'un genre? Il choisit Lulli pour son musicien, et ôta le privilége à Cambert, parce que Cambert était un homme médiocre et Lulli un homme supérieur. Il savait distinguer l'esprit du génie : il donnait à Quinault le sujet de ses opéras; il dirigeait les peintures de Lebrun; il soutenait Boileau, Racine et Molière contre leurs ennemis; il encourageait les arts utiles comme les beaux-arts, et toujours en connaissance de cause; il prêtait de l'argent à Van Robais pour établir ses manufactures; il avançait des millions à la compagnie des Indes, qu'il avait formée; il donnait des pensions aux savants et aux braves officiers. Non-seulement il s'est fait de grandes choses sous son règne, mais c'est lui qui les faisait. Souffrez donc, mylord, que je tâche d'élever à sa gloire un monument que je consacre encore plus à l'utilité du genre humain.

Correspondance, année 1740.

1. On peut voir, à ce sujet, le brillant discours de Rivarol sur l'Universalile de la langue française, qui fut couronné par l'académie de Berlin. Ce sujet avait été proposé en 1783. L'auteur prit pour son épigraphe un vers célèbre de Virgile, en le modifiant légèrement:

Tu regere eloquio populos, o Galle, memento.

2. Ou plutôt à Jacques de Roubaix, de Tourcoing, comme l'indique M. Beuchot.

BUFFON.
(1707-1788.)

Né à Montbard en Bourgogne, en 1707, Buffon fut parmi nous l'historien de la nature, comme Aristote l'avait été chez les Grecs et Pline chez les Latins; mais, avec plus de richesse que le premier, il eat plus d'exactitude que le second: la direction du jardin des Plantes, qu'il reçut de Louis XV à trente-deux ans, détermina sa vocation et lui ouvrit la voie où il ne cessa de marcher avec autant d'efforts que de gloire. Auparavant, Buffon s'était livré à l'étude des sciences : son puissant génie s'attacha dès lors à pénétrer dans tous les secrets de l'art d'écrire, dont il nous a si parfaitement tracé les lois. Par là, en donnant à son grand ouvrage l'immortalité du style, il se plaça au nombre des quatre hommes dont l'influence et le nom dominent le dix-huitième siècle : aussi admiré que Voltaire, que Rousseau, que Montesquieu, moins discuté que celui-ci, plus respecté que les deux autres. Sa calme et majestueuse destinée eut quelque chose de spécial dans cette époque, dont les sourdes agitations ne parvinrent pas jusqu'à sa laborieuse retraite; et, par une dernière faveur du sort, il s'éteignit, plein d'honneurs et de jours, la veille de cette révolution qui eût épouvanté sa vieillesse et qui devait immoler son fils unique'.

Comparaison de l'histoire politique et de l'histoire naturelle.

Comme, dans l'histoire civile, on consulte les titres, on recherche les médailles, on déchiffre les inscriptions antiques, pour déterminer les époques des révolutions hu.maines et constater les dates des événements moraux; de même, dans l'histoire naturelle, il faut fouiller les archives du monde, tirer des entrailles de la terre les vieux monu

1. L'éloge de Buffon a été fait par Vicq d'Azyr, qui fut son successeur à l'Académie française, et par Condorcet. Cuvier l'a dignement apprécié dans la Biographie universelle. Il faut encore consulter sur lui Chateaubriand. Génie du Christianisme, III partie, liv. iv, ch. 5; M. Villemain, Tableau de la lillérature au dix-huitième siècle, 22 leçon; M. Geruzez, Nouveaux essais d'histoire littéraire; enfin l'Histoire de ses travaux et de ses idées, par M. Flourens. Le Brun a consacré deux de ses odes les plus remarquables à Buffon, et l'on rapporte que Mirabeau lui appliquait l'éloge que Quintilien a fait d'Homère : Hunc nemo in magnis sublimitate, in parvis proprietate superavit. Idem, lætus ac pressus, jucundus et gravis, tum copia, tum brevitate mirabilis : nec poetica modo sed oratoria virtute eminentissimus. » (Inst. orat., X, 1)

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ments, recueillir leurs débris, et rassembler en un corps. de preuves tous les indices des changements physiques qui peuvent nous faire remonter aux différents âges de la nature. C'est le seul moyen de fixer quelques points dans l'immensité de l'espace et de placer un certain nombre de pierres numéraires sur la route éternelle du temps. Le passé est comme la distance; notre vue y décroît et s'y perdrait de même, si l'histoire et la chronologie n'eussent placé des fanaux, des flambeaux, aux points les plus obscurs. Mais malgré ces lumières de la tradition écrite, si l'on remonte à quelques siècles, que d'incertitudes dans les faits, que d'erreurs sur les causes des événements, et quelle obscurité profonde n'environne pas les temps antérieurs à cette tradition! D'ailleurs elle ne nous a transmis que les gestes de quelques nations, c'est-à-dire les actes d'une très-petite partie du genre humain : tout le reste des hommes est demeuré nul pour nous, nul pour la postérité; ils ne sont sortis de leur néant que pour passer comme des ombres qui ne laissent point de traces; et plût au ciel que le nom de tous ces prétendus héros dont on a célébré les crimes ou la gloire sanguinaire fût également enseveli dans la nuit de l'oubli!

Ainsi l'histoire civile, bornée d'un côté par les ténèbres d'un temps assez voisin du nôtre, ne s'étend de l'autre qu'aux petites portions de terre qu'ont occupées successivement les peuples soigneux de leur mémoire: au lieu que l'histoire naturelle embrasse également tous les espaces, tous les temps, et n'a d'autres limites que celles de l'uni

vers.

Époques de la nature, début.

Barbarie des âges antiques; effets de la civilisation.

Que pouvons-nous dire de ces siècles de barbarie qui se sont écoulés en pure perte pour nous? ils sont ensevelis pour jamais dans une nuit profonde; l'homme d'alors, replongé dans les ténèbres de l'ignorance, a, pour ainsi dire, cessé d'être homme2: car la grossièreté, suivie de l'oubli

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1. Cf. Cuvier, au début de son Discours sur les révolutions de la surface du globe: N'y aurait-il pas quelque gloire pour l'homme à savoir franchir les limites du temps et à retrouver, au moyen de quelques observations, l'histoire de ce monde et une succession d'événements qui ont précédé lá naissance du genre humain?.

2. Buffon reconnaît en effet, conformément à ce que nous enseigne la

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