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élevé pour perpétuer parmi nous le goût et la politesse, est un secours qui avait manqué aux siècles les plus polis de Rome et d'Athènes : aussi ne se sauvèrent-ils pas longtemps de la fausse éloquence et du mauvais goût; et on les vit bientôt retomber presque dans la même barbarie d'où tant d'ouvrages fameux les avaient tirés.

Mais le cardinal de Richelieu, à qui il était donné de penser au-dessus des autres hommes, sut ménager à son siècle un secours si nécessaire: il comprit que l'inconstance de la nation avait besoin d'un frein, et que le goût n'aurait pas chez nous une destinée plus invariable que les usages, s'il n'établissait des juges pour le fixer1.

Repassez sur les règnes qui précédèrent la naissance de l'Académie la naïveté du langage suppléait, je l'avoue, dans un petit nombre d'auteurs, à la pureté du style, au choix et à l'arrangement des matières; et toutes les beautés dont notre langue s'est depuis enrichie n'ont pu encore effacer les grâces de leur ancienne simplicité. Mais, en genéral, quel faux goût d'éloquence! les astres en fournis saient toujours les traits les plus hardis et les plus lumineux; et l'orateur croyait ramper, si du premier pas il ne se perdait pas dans les nues; une érudition entassée sans choix décidait de la beauté et du mérite des éloges; et, pour louer son héros avec succès, il fallait presque trouvé le secret de ne point parler de lui.

avoir

La chaire semblait disputer, ou de bouffonnerie avec le théâtre, ou de sécheresse avec l'école, et le prédicateur croyait avoir rempli le ministère le plus sérieux de la religion, quand il avait déshonoré la majesté de la parole sainte, en y mêlant, ou des termes barbares qu'on n'en tendait pas, ou des plaisanteries qu'on n'aurait pas dû entendre.

Le barreau n'était presque plus qu'un étalage de citations étrangères à la cause; et, les plaidoyers tinis, les juges

çaise, un an après qu'il eut prononcé le Petit Carême devant le roi Louis XV encore enfant. Le discours de réception qu'il prononça eut un brillant suc cès; on y remarque, dit un contemporain, un bon goût, un bon ton, une bonne grâce dont n'approchait point le langage des beaux esprits les plus distingués. Ce fut l'abbé Fleury qui, en qualité de directeur, répondit à Massillon.

1. L'Académie française fut fondée par lettres patentes de janvier 1635. 2. Comme Massillon, Fénelon ne faisait dater que du dix-septième siècle la renaissance de l'éloquence sacrée. Cf. la III Partie des Dialogues sur Eloquence: C. Mais combien a duré cette fausse éloquence que vous dites qui succéda à la bonne (celle des Pères de l'Eglise)? - A. Jusqu'à nous. C. Quoi ! jusqu'à nous!-A. Oui, jusqu'à nous, et nous n'en sommes pas en core autant sortis que nous le croyons, etc. Au moyen âge, en effet, la scolastique paralysa et étouffa par ses étroites et abstraites formules le libre essor de l'éloquence sacrée; le seizième siècle épris de l'antiquité païenne

étaient bien plus instruits, et plus en état de prononcer sur le mérite des orateurs que sur le droit des parties'.

Le goût manquait partout: la poésie elle-même, malgré ses Marot et ses Régnier, marchait encore sans règles et au hasard; les grâces de ces deux auteurs appartiennent à la nature, qui est de tous les siècles plutôt qu'au leur; et le chaos où Ronsard, qui ne put imiter l'un ni devenir le modèle de l'autre, la replongea, montre que leurs ouvrages ne furent que comme d'heureux intervalles qui échappèrent à un siècle malade et généralement gâté.

Je ne parle pas du grand Malherbe : il avait vécu avec vos premiers fondateurs; il vous appartenait d'avance; c'était l'aurore qui annonçait le jour 2.

l'Académie

Ce jour, cet heureux jour, s'éleva enfin parut; le chaos se débrouilla, la nature étala toutes ses beautés, et tout prit une nouvelle forme3. La France ne vit plus rien qu'elle dût envier aux meilleurs siècles de l'antiquité dans tous les genres, on vit sortir de votre sein des hommes uniques, dont Rome et la Grèce se seraient fait honneur. La chaire elle-même rougit de ce comique indécent ou de ces ornements bizarres et pompeux dont elle s'était jusque-là parée, et substitua l'instruction à une pompe vide et déplacée, la raison aux fausses lueurs et l'Evangile à l'imagination. Partout le vrai prit la place du faux".

Notre langue, devenue plus aimable à mesure qu'elle devenait plus pure, sembla nous réconcilier avec toute l'Europe, dans le temps même que nos victoires l'armaient contre nous un Français ne se trouvait étranger nulle

la mêla à tout, mais souvent sans mesure et sans goût. On trouvera dans le livre déjà cité de M. Jacquinet (ch. I) un exemple curieux de ce pêle-mêle d'érudition sacrée et profane, qui allait quelquefois jusqu'à la profanation. 1. Boileau dit aussi en parlant de ces pointes et de ces jeux de mots qui infestaient également la chaire et le barreau (Art poél.) :

L'avocat au palais en hérissa son style

Et le docteur en chaire en sema l'Évangile.

2. Cf. Art poél., ch. 1:

Enfin Malherbe vint, et, le premier en France,
Fit sentir dans les vers une juste cadence....

3. La part faite à l'Académie dans cet heureux perfectionnement du goût public est sans doute exagérée par Massillon il faut voir ici moins un jugement rigoureux qu'une convenance ou plutôt une politesse oratoire.

4. Cependant ce comique indécent essaya de reparaître en plein dix-septième siècle, grâce à la licence et aux désordres de la Fronde. Le nom qui personnifie cette réaction éphémère est celui du Père André, moine augustin. C'était lui qui dans un sermon comparait « les quatre docteurs de l'E

part; son langage était le langage de toutes les cours; et nos ennemis, ne pouvant vaincre comme nous, voulaient du moins parler comme nous1.

La politesse du langage nous amena celle des mœurs: le goût qui régnait dans les ouvrages d'esprit entra dans les bienséances de la vie civile; et nos manières, comme nos ouvrages, servirent de modèles aux étrangers.

Le goût est l'arbitre et la règle des bienséances et des mœurs, comme de l'éloquence; c'est un dépôt public qui vous est confié, à la garde duquel on ne peut trop veiller: dès que le faux, le mauvais et l'indécent sont applaudis dans les ouvrages d'esprit, ils le sont bientôt dans les mœurs publiques. Tout change et se corrompt avec le goût : les bienséances de l'éloquence et celles des mœurs se donnent, pour ainsi dire, la main : Rome elle-même vit bientôt ses mœurs reprendre leur première barbarie et se corrompre sous les empereurs, où la pureté du langage et le goût da bon siècle commença à s'altérer; et la France aurait sans doute la même destinée, si l'Académie, dépositaire des bienséances et de la pureté du goût, ne nous répondait aussi de celle de nos mœurs pour nos neveux.

Discours de réception à l'Académie française.

glise latine aux quatre rois du jeu de cartes: saint Grégoire au roi de car reau, à cause de son peu d'élévation, etc. Ce jovial orateur, comme l'appelle Loret, mourut en 1657, et par bonheur personne ne chercha plus à recueillir sa succession.

1. Rivarol, dans un discours couronné en 1783 par l'Académie de Berlin, a exposé les raisons qui ont rendu la langue française universelle.

D'AGUESSEAU.

(1668-1751.)

Né à Limoges en 1668, d'une ancienne et honorable famille, François d'Aguesseau eut le bonheur de trouver dans son père un excellent maître qui forma également son cœur et son esprit. Les leçons qu'il reçut de lui, en développant les rares dispositions qu'il devait à la nature, le firent paraître de bonne heure propre aux fonctions les plus importantes. Dès sa vingt-deuxième année, avocat général au parlement de Paris, et procureur général six ans après, il fut l'un de ceux qui, au moment où se resserrait de jour en jour le cercle des illustrations du grand règne, répandirent sur la vieillesse de Louis XIV un dernier éclat. Sous la régence du duc d'Orléans, il devint chancelier de France, et, sauf d'assez longs intervalles d'honorable disgrâce, il continua sous Louis XV à occuper ce poste jusque dans une vieillesse avancée. D'utiles réformes apportées à notre législation signalèrent le pouvoir de d'Aguesseau; et malgré quelques faiblesses politiques, qui attestent que son caractère était plus droit et plus scrupuleux qu'il n'était ferme et décisif, il mérite à jamais d'être proposé en modèle aux magistrats. Comme orateur et comme écrivain, il a joui, parmi ses contemporains, de la plus brillante réputation. On estime encore ses ouvrages, entre lesquels on remarque ses Mercuriales: néanmoins on regrette qu'une absence trop générale de simplicité, de naturel et de verve se mêle à ce que sa pensée a toujours au fond de sain et de substantiel'.

1. Il serait difficile de dire, observe M. Sainte-Beuve, quelle science quelle langue et quelle littérature d'Aguesseau ne savait pas. Dès lors il n'est point surprenant que l'originalité de l'esprit et du style ait été chez lui un peu étouffée sous le poids de tant de connaissances, si bien digérées qu'elles pussent être. Pour plus de détails sur d'Aguesseau on peut consulter son Histoire par M. Bouliée, qu'il sera bon, il est vrai, de contrôler par ce que le duc de Saint-Simon nous apprend de l'illustre chancelier. On a remarqué justement de Saint-Simon que, tout en étant un témoin passionné, il n'en est pas moins des plus véridiques, et, si l'on peut ainsi parler, des plus authentiques; car il a de la véracité jusqu'au milieu de ses violences: dans ses Mémoires, il a mêlé quelques critiques sévères aux grandes louanges qu'il accorde à d'Aguesseau. Il faut lire aussi l'Eloge de ce magistrat par Thomas. Parmi les éditions qui ont été données des Euvres de d'Aguesseau, on signalera particulièrement la savante édition publiée par M. Pardessus.

Conseils de d'Aguesseau à son fils aîné sur la religion.

Vous venez, mon cher fils, d'achever le cercle ordinaire de l'étude des humanités et de la philosophie; vous l'avez rempli avec succès : je vous en félicite de tout mon cœur, je m'en félicite moi-même, ou plutôt nous devons l'un et l'autre en rendre grâces à Dieu, de qui viennent tous les biens dans l'ordre de la nature comme dans celui de la grâce.....

L'étude de la religion, mon fils, doit être le fondement, ⚫ le motif et la règle de toutes les autres.

Deux choses peuvent être renfermées sous ce nom : la première est l'étude des preuves de la vérité de la religion chrétienne; la seconde est l'étude de la doctrine qu'elle enseigne, et qui est ou l'objet de notre foi ou la règle de notre conduite.

L'une et l'autre sont absolument nécessaires à tout homme qui veut avoir une foi éclairée et rendre à Dieu ce culte spirituel, cet hommage de l'être raisonnable à son auteur, qui est le premier et le principal devoir des créatures intelligentes; mais l'une et l'autre sont encore plus essen tielles à ceux qui sont destinés à vivre au milieu de la corruption du siècle présent, et qui désirent sincèrement d'y conserver leur innocence, en résistant au torrent du libertinage qui s'y répand avec plus de licence que jamais, et qui serait bien capable de faire trembler un père qui vous aime tendrement, si je ne croyais, mon cher fils, que vous le craignez vous-même.

Vous ne sauriez mieux réussir à l'éviter qu'en vous attachant aux deux vues générales que je viens de vous marquer l'une, de vous convaincre toujours de plus en plus du bonheur que vous avez d'être né dans la seule véritable religion, en vous appliquant à considérer les caractères éclatants qui en démontrent la vérité; l'autre, de vous rem plir le cœur et l'esprit des préceptes qu'elle renferme, et qui sont la route assurée pour parvenir au souverain bien, que les anciens philosophes ont tant cherché et que la religion seule peut nous faire trouver.

Par rapport au premier point, c'est-à-dire l'étude des preuves de la vérité de la religion, je ne crois pas avoir besoin de vous avertir, mon cher fils, que la persuasion, ou la conviction à laquelle on peut parvenir en cette matière par l'étude et par le raisonnement, ne doit jamais être con fondue ni même comparée avec la foi, qui est un don de Dieu, une grâce singulière qu'il accorde à qui lui plait, et

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