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Que l'homme, étant revenu à soi, considère ce qu'il est au prix de ce qui est; qu'il se regarde comme égaré dans ce canton détourné de la nature; et que de ce petit cachot où il se trouve logé, j'entends l'univers, il apprenne à estimer la terre, les royaumes, les villes et soi-même son juste prix.

Qu'est-ce qu'un homme dans l'infini? Mais, pour lui présenter un autre prodige aussi étonnant, qu'il recherche dans ce qu'il connaît les choses les plus délicates. Qu'un ciron lui offre dans la petitesse de son corps des parties incomparablement plus petites, des jambes avec des jointures, des veines dans ces jambes, du sang dans ces veines, des humeurs dans ce sang, des gouttes dans ces humeurs, des vapeurs dans ces gouttes; que, divisant encore ces dernières choses, il épuise ses forces en ces conceptions, et que le dernier objet où il peut arriver soit maintenant celui de notre discours1; il pensera peut-être que c'est là l'extrême petitesse de la nature 2. Je veux lui faire voir là dedans un abîme nouveau. Je lui veux peindre non-seulement l'univers visible, mais l'immensité qu'on peut concevoir de la nature, dans l'enceinte de ce raccourci d'atome'. Qu'il y voie une infinité d'univers dont chacun a son firmament, ses planètes, sa terre, en la même proportion que le monde visible; dans cette terre, des animaux, et enfin des cirons dans lesquels il retrouvera ce que les premiers ont donné; et trouvant encore dans les autres la

1. Discours est ici, comme en grec, le synonyme de raison.

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2. Ces pensées ont inspiré à Diderot une belle page, dans laquelle il prouve avec une éloquence lumineuse l'existence de Dieu par l'aile d'un pa pillon, le mécanisme d'un insecte et l'œil d'un ciron, où la divinité est aussi clairement empreinte que la faculté de penser dans les écrits du grand Newton. Ce morceau est cité dans le Cours de Littérature de La Harpe. taire a dit également: Quelle plante, quel animal ne porte pas l'empreinte de celui que Platon appelait l'éternel géomètre? Il me semble que le corps du moindre animal démontre une profondeur et une unité de dessein qui doivent à la fois nous ravir en admiration et atterrer notre esprit. Non-seulement ce chétif insecte est une machine dont tous les ressorts sont faits exactement l'un pour l'autre, mais il vit par un art que nous ne pouvons ni imiter ni comprendre; mais sa vie a un rapport immédiat avec la nature entière. Cf. Fénelon, Traité de l'existence de Dieu, qui trouve aussi dans un ciron une espèce d'infini qui l'étonne et qui le surmonte... Il y a, dans chaque partie de ces atomes vivants, des muscles, des nerfs, des veines, des artères, du sang... »

3. C'est-à-dire, de cet atome en raccourci ou imperceptible, comme ce passage était écrit dans les éditions antérieures, qui affaiblissaient Pascal. M. Cousin a lu ici : dans l'enceinte de ce raccourci d'abîme, admirable expression, remarque-t-il dans son Vocabulaire des locutions de cet auteur, par laquelle il a voulu montrer que cet abime de petitesse est aussi un abime de grandeur. (Des Pensées de Pascal, p. 443. Cf. ibid., p. 127.)

4. Pascal se laisse ici entrainer par le mouvement de son imagination. Si la matière peut être considérée comme divisible à l'infini, on ne saurait raisonnablement tirer aucune de ces conséquences.

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même chose, sans fin et sans repos, qu'il se perde dans ces merveilles, aussi étonnantes dans leur petitesse que les autres par leur étendue car qui n'admirera que notre corps, qui tantôt n'était pas perceptible dans l'univers, imperceptible lui-même dans le sein du tout, soit à présent un colosse, un monde, ou plutôt un tout, à l'égard du néant où l'on ne peut arriver?

Qui se considérera de la sorte s'effrayera de soi-même, et se considérant soutenu dans la masse que la nature lui a donnée, entre ces deux abîmes de l'infini et du néant, il tremblera dans la vue de ces merveilles; et je crois que, sa curiosité se changeant en admiration, il sera plus disposé à les contempler en silence qu'à les rechercher avec présomption.

Car, enfin, qu'est-ce que l'homme dans la nature? un néant à l'égard de l'infinì, un tout à l'égard du néant : un milieu entre rien et tout. Infiniment éloigné de comprendre les extrêmes, la fin des choses et leur principe sont pour lui invinciblement cachés dans un secret impénétrable; également incapable de voir le néant d'où il est tiré et l'infini où il est englouti.

Que fera-t-il donc, sinon d'apercevoir quelque apparence du milieu des choses, dans un désespoir éternel de connaître ni leur principe ni leur fin? Toutes choses sont sorties du néant et portées jusqu'à l'infini. Qui suivra ces étonnantes démarches! L'auteur de ces merveilles les comprend; tout autre ne le peut faire....

Notre intelligence tient dans l'ordre des choses intelligibles le même rang que notre corps dans l'étendue de la nature.

Bornés en tout genre, cet état qui tient le milieu entre deux extrêmes se trouve en toutes nos puissances.

Nos sens n'aperçoivent rien d'extrême. Trop de bruit nous assourdit; trop de lumière éblouit; trop de distance et trop de proximité empêche la vue; trop de longueur et trop de brièveté du discours l'obscurcit; trop de vérité nous étonne1: les premiers principes ont trop d'évidence pour nous. Trop de plaisir incommode. Trop de consonnances déplaisent dans la musique; et trop de bienfaits irritent nous voulons avoir de quoi surpayer la dette : Beneficia eo usque læta sunt dum videntur exsolvi posse; ubi multum antevenere, pro gratia odium redditur2.

1. On peut rapprocher ce passage de plusieurs considérations de Montesquieu, dans un morceau où des vues fines et justes sont mêlées à quelques idées paradoxales et qui a pour titre : Essai sur le goût dans les choses de la nature et de l'art.

2. Tacite, Ann., IV, 18; cf, Montaigne, III, 8.

Nous ne sentons ni l'extrême chaud ni l'extrême froid. Les qualités excessives nous sont ennemies et non pas sensibles: nous ne les sentons plus, nous les souffrons. Trop de jeunesse et trop de vieillesse empêchent l'esprit; trop et trop peu d'instruction. Enfin les choses extrêmes sont pour nous comme si elles n'étaient point, et nous ne sommes point à leur égard : elles nous échappent ou nous à elles.

Voilà notre état véritable. C'est ce qui nous rend incapables de savoir certainement et d'ignorer absolument. Nous voguons sur un milieu vaste, toujours incertains et flottants, poussés d'un bout vers l'autre. Quelque terme où nous pensions nous attacher et nous affermir, il branle et nous quitte; et si nous le suivons, il échappe à nos prises, nous glisse et fuit d'une fuite éternelle. Rien ne s'arrêté pour nous. C'est l'état qui nous est naturel, et toutefois le plus contraire à notre inclination: nous brûlons de désir de trouver une assiette ferme et une dernière base constante pour y édifier une tour qui s'élève à l'infini1; mais tout notre fondement craque et la terre s'ouvre jusqu'aux abîmes.

Ne cherchons donc point d'assurance et de fermeté. Notre raison est toujours déçue par l'inconstance des apparences: rien ne peut fixer le fini entre les deux infinis qui l'enferment et le fuient.

Pensées (édition classique de P. Faugère).

Puissance de l'imagination sur l'homme.

L'imagination est cette partie décevante dans l'homme, cette maîtresse d'erreur et de fausseté, et d'autant plus fourbe qu'elle ne l'est pas toujours; car elle serait règle infaillible de vérité, si elle l'était infaillible du mensonge. Mais étant le plus souvent fausse, elle ne donne aucune marque de qualité, marquant de même caractère le vrai et le faux.

1. Souvenir de la tour de Babel.

2. Pascal espérait, comme on sait, dans son grand ouvrage sur la religion, dans cette apologie du christianisme dont il nous reste seulement des parties éparses, ne laisser sans réponse aucun des doutes du scepticisme, On ne peut se défendre d'une émotion douloureuse, a dit M. Cousin, en portant ses regards sur ce grand in-folio, où la main défaillante de Pascal a tracé, pendant l'agonie de ses quatre dernières années, les pensées qui se présentaient à son esprit, et qu'il croyait lui pouvoir servir un jour dans la composition de l'œuvre qu'il méditait.

Je ne parle pas des fous, je parle des plus sages; et c'est parmi eux que l'imagination a le grand don de persuader les hommes. La raison a beau crier, elle ne peut mettre le prix aux choses1.

Cette superbe puissance, ennemie de la raison, qui se plaît à la contrôler et à la dominer, pour montrer combien elle peut en toutes choses, a établi dans l'homme une seconde nature. Elle a ses heureux, ses malheureux, ses sains, ses malades, ses riches, ses pauvres; elle fait croire, douter, nier la raison; elle suspend les sens, elle les fait sentir; elle a ses fous et ses sages: et rien ne nous dépite davantage que de voir qu'elle remplit ses hôtes d'une satisfaction bien autrement pleine et entière que la raison. Les habiles par imagination se plaisent tout autrement à eux-mêmes que les prudents ne se peuvent raisonnablement plaire. Ils regardent les gens avec empire; ils disputent avec hardiesse et confiance; les autres, avec crainte et défiance et cette gaieté de visage leur donne souvent l'avantage dans l'opinion des écoutants, tant les sages imaginaires ont de faveur auprès des juges de même nature. Elle ne peut rendre sages les fous; mais elle les rend heureux à l'envi de la raison*, qui ne peut rendre ses amis que misérables, l'une les couvrant de gloire, l'autre de honte.

Qui dispense la réputation? qui donne le respect et la vénération aux personnes, aux ouvrages, aux lois, aux grands, sinon cette faculté imaginante? Toutes les richesses de la terre sont insuffisantes sans son consentement.

Ne diriez-vous pas que ce magistrat, dont la vieillesse vénérable impose le respect à tout un peuple, se gouverne par une raison pure et sublime, et qu'il juge des choses par leur nature, sans s'arrêter à ces vaines circonstances qui ne blessent que l'imagination des faibles? Voyez-le entrer dans un sermon où il apporte un zèle tout dévot, renforçant la solidité de la raison par l'ardeur de la charité. Le voilà prêt à l'ouïr avec un respect exemplaire. Que le prédicateur vienne à paraître : si la nature lui a donné une voix enrouée et un tour de visage bizarre, que son barbier

1. C'est-à-dire elle ne peut faire que ce soit d'après elle qu'on assigne aux choses leur véritable valeur.

2. Buffon a dit aussi de cette imagination : « C'est l'ennemie de notre âme, la source de l'illusion, la mère des passions qui nous maîtrisent, nous emportent malgré les efforts de la raison et nous rendent le malheureux théâtre d'un combat continuel, où nous sommes presque toujours vaincus. » 3. C'est-à-dire, elle fait qu'ils sentent...

4. En dépit de la raison, malgré la raison, comme on parle en latin, invita ratione. Ce tour n'existe plus.

5. L'une...., Pimagination; l'autre...., la raison.

l'ait mal rasé, si le hasard l'a encore barbouillé de surcroît, quelque grandes vérités qu'il annonce, je parie la perte de la gravité de notre sénateur.

Le plus grand philosophe du monde, sur une planche plus large qu'il ne faut, s'il y a au-dessous un précipice, quoique sa raison le convainque de sa sûreté, son imagination prévaudra1. Plusieurs n'en sauraient soutenir la pensée sans pâlir et suer2.

L'imagination dispose de tout: elle fait la beauté, la justice et le bonheur, qui est le tout du monde. Je voudrais de bon cœur voir le livre italien, dont je ne connais que le titre, qui vaut lui seul bien des livres, Della opinione regina del mondo3. J'y souscris sans le connaître, sauf le mal, s'il y en a.

Ibid.

L'homme ne sait pas vivre dans le présent.

Nous ne nous tenons jamais au temps présent. Nous anticipons l'avenir comme trop lent à venir, comme pour hâter son cours; ou nous rappelons le passé, pour l'arrêter comme trop prompt: si imprudents, que nous errons dans amns qui ne sont pas nôtres, et ne pensons point au s appartient; et si vains, que nous songeons à sont plus rien, et échappons sans réflexion le siste. C'est que le présent, d'ordinaire, nous le cachons à notre vue, parce qu'il nous afnous est agréable, nous regrettons de le voir ous tâchons de le soutenir par l'avenir, et penser les choses qui ne sont pas en notre puisun temps où nous n'avons aucune assurance

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in examine ses pensées : il les trouvera toujours passé et à l'avenir. Nous ne pensons presque

l'anacoluthe ou construction brisée. Le sujet de la phrase, pit, ne tombe directement sur aucun verbe.

igne; Qu'on jette une poutre entre ces deux tours (de Paris), d'une grosseur telle qu'il nous la faut à nous proil n'y a sagesse philosophique de si grande fermeté qui puisse urage d'y marcher comme si elle était à terre. »

pris ici dans le sens d'imagination. Tel est ce mot de Napole Memorial de Sainte-Hélène (4 janvier 1816): « Oui, l'imagie le monde. »

4. C'est-à-dire laissons échapper ou plutôt, dissipons. Cet emploi actif du verbe échapper, et le sens métaphorique qu'il présente ici, ne subsistent plus. Echapper, en terme de manége, c'était pousser un cheval à toute bride, le faire partir au plus vite.

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