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HISTORIQUE ET CRITIQUE,

A l'occafion de la tragédie des Guèbres.

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N trouvera dans cette nouvelle édition de la tragédie des Guèbres, exactement corrigée, beaucoup de morceaux qui n'étaient point dans les premières. Cette pièce n'eft pas une tragédie ordinaire dont le feul but foit d'occuper pendant une heure le loifir des fpectateurs, et dont le feul mérite foit d'arracher, avec le fecours d'une actrice, quelques larmes bientôt oubliées. L'auteur n'a pas cherché de vains applaudiffemens, qu'on a fi fouvent prodigués fur les théâtres aux plus mauvais ouvrages encore plus qu'aux meilleurs.

Il a feulement voulu employer un faible talent à infpirer, autant qu'il eft en lui, le respect pour les lois, la charité universelle, l'humanité, l'indulgence, la tolérance, c'eft ce qu'on a déjà remarqué dans les préfaces qui ont paru à la tête de cet ouvrage dramatique.

Pour mieux parvenir à jeter dans les efprits les femences de ces vertus néceffaires à toute fociété, on a choifi des personnages dans l'ordre commun. On n'a pas craint de hasarder fur la fcène un jardinier, une jeune fille qui a prêté la main aux travaux ruftiques de fon père, des officiers dont l'un commande dans une petite place frontière, et dont l'autre eft lieutenant dans la compagnie de fon frère.

Enfin, un des acteurs est un simple foldat. De tels perfonnages qui fe rapprochent plus de la nature, et la fimplicité du ftyle qui leur convient, ont paru devoir faire plus d'impreffion, et mieux concourir au but propofé, que des princes amoureux et des princeffes paffionnées; les théâtres ont affez retenti de ces aventures tragiques qui ne fe paffent qu'entre des fouverains, et qui font de peu d'utilité pour le refte des hommes. On trouve à la vérité un empereur dans cette pièce; mais ce n'eft ni pour frapper les yeux par le fafte de la grandeur, ni pour étaler fon pouvoir en vers ampoulés. Il ne vient qu'à la fin de la tragédie; et c'eft pour prononcer une loi telle que les anciens les feignaient dictées dieux.

par les

Cette heureuse catastrophe eft fondée fur la plus exacte vérité. L'empereur Gratien, dont les prédéceffeurs avaient long-temps perfécuté une fecte perfane, et même notre religion chrétienne, accorda enfin aux chrétiens et aux fectaires de Perse la liberté de confcience par un édit folennel. C'eft la feule action glorieuse de fon règne. Le vaillant et fage Diocletien fe conforma depuis à cet édit pendant dix-huit années entières. La première chose que fit Conftantin, après avoir vaincu Maxence, fut de renouveler le fameux édit de liberté de confcience, porté par l'empereur Gallien en faveur des chrétiens. Ainfi c'eft proprement la liberté donnée au chriftianifme qui était le sujet de la tragédie. Le respect seul pour notre religion empêcha, comme on fait, l'auteur de la mettre fur le théâtre; il donna la pièce fous le nom des Guèbres. S'il l'avait présentée fous le titre

des Chrétiens, elle aurait été jouée fans difficulté, puifqu'on n'en fit aucune de représenter le Saint-Geneft de Rotrou, le Saint-Polyeucte et la Sainte-Théodore vierge et martyre de Pierre Corneille, le Saint-Alexis de Des Fontaines, la Sainte-Gabini de Brueys, et plufieurs autres.

Il eft vrai qu'alors le goût était moins rafiné, les efprits étaient moins difpofés à faire des applications malignes; le public trouvait bon que chaque acteur parlât dans fon caractère.

On applaudit fur le théâtre ces vers de Marcèle dans la tragédie de Saint-Genest, jouée en 1647, long-temps après Polyeucte :

O ridicule erreur de vanter la puissance

D'un dieu qui donne aux fiens la mort pour récompense,
D'un impofteur, d'un fourbe et d'un crucifié!

Qui l'a mis dans le ciel? qui l'a déifié?

Un ramas d'ignorans et d'hommes inutiles,
De malheureux, la lie et l'opprobre des villes;
Des femmes, des enfans, dont la crédulité
S'eft forgée à plaifir une divinité

Des gens qui dépourvus des biens de la fortune,
Trouvant dans leur malheur la lumière importune,
Sous le nom des chrétiens font gloire du trépas
Et du mépris des biens qu'ils ne possèdent pas.

Mais on applaudit encore davantage cette réponse de Saint-Geneft:

Si méprifer leurs dieux, c'eft leur être rebelle,
Croyez qu'avec raifon je leur fuis infidelle,

Et que loin d'excufer cette infidélité,

C'eft un crime innocent dont je fais vanité.
Vous verrez fi ces dieux de métal et de pierre
Seront puiffans au ciel, comme on les croit en terre ;
Et s'ils vous fauveront de la jufte fureur

D'un dieu dont la créance y paffe pour erreur :
Et lors ces malheureux, ces opprobres des villes,
Ces femmes, ces enfans et ces gens inutiles,
Les fectateurs enfin de ce crucifié,

Vous diront fi fans caufe ils l'ont déifié.

On avait approuvé dix ans auparavant dans la tragédie de Saint-Polyeucte le zèle avec lequel il court renverser les vases facrés et brifer les ftatues des dieux, dès qu'il eft baptifé. Les efprits n'étaient pas alors auffi difficiles qu'ils le font aujourd'hui. On ne s'aperçut pas que l'action de Polyeucte est injufte et téméraire. Peu de gens même favaient qu'un tel emportement était condamné par les faints conciles. Quoi de plus condamnable en effet que d'aller exciter un tumulte horrible dans un temple, de mettre aux prifes tout un peuple affemblé pour remercier le ciel d'une victoire de l'empereur; de fracaffer des ftatues dont les débris peuvent fendre la tête des enfans et des femmes ! Ce n'eft que depuis peu qu'on a vu combien la témérité de Polyeucte eft infenfée et coupable. La ceffion qu'il fait de fa femme à un païen a paru enfin à plusieurs perfonnes choquer la raison, les bienféances, la nature et le chriftianifme même. Les conversions fubites de Pauline et même du lâche Félix ont trouvé des cenfeurs qui, en admirant les belles fcènes de

cette pièce, fe font révoltés contre quelques défauts de ce genre.

Athalie eft peut-être le chef-d'œuvre de l'efprit humain. Trouver le fecret de faire en France une tragédie intéreffante fans amour, ofer faire parler un enfant fur le théâtre, et lui prêter des réponses dont la candeur et la fimplicité nous tirent des larmes, n'avoir prefque pour acteurs principaux qu'une vieille femme et un prêtre, remuer le cœur pendant cinq actes avec ces faibles moyens, se foutenir furtout ( et c'eft-là le grand art) par une diction toujours pure, toujours naturelle et augufte, fouvent fublime; c'eft-là ce qui n'a été donné qu'à Racine, et qu'on ne reverra probablement jamais.

Cependant cet ouvrage n'eut long-temps que des cenfeurs. On connaît l'épigramme de Fontenelle qui finit par ces mauvais vers : (*)

Pour avoir fait pis qu'Efther,
Comment diable as-tu pu faire?

Il y avait alors une cabale fi acharnée contre le grand Racine que, fi l'on en croit l'hiftorien du Théâtre français, on donnait dans des jeux de fociété pour pénitence à ceux qui avaient fait quelque faute de lire un acte d'Athalie, comme dans la fociété de Boileau, de Furetière, de Chapelle, on avait impofé la pénitence de lire une page de la Pucelle de Chapelain. C'eft fur quoi l'écrivain du Siècle de

(*) Voyez l'édition de Racine avec des commentaires, tome V, page 138.

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