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LE PREMIER DES BEAUX-ARTS.

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pour leur propre mesure; ils estiment et ils demandent qu'on estime leurs œuvres, à proportion qu'elles se rapprochent davantage de l'idéal poétique. Et le genre hu main fait comme les artistes. Quelle poésie! s'écria-t-on à la vue d'un beau tableau, d'une noble mélodie, d'une statue vivante et expressive. Ce n'est pas là une comparaison arbitraire; c'est un jugement naturel qui fait de la poésie le type de la perfection de tous les arts, l'art qui comprend tous les autres, auquel tous aspirent, auquel nul ne peut atteindre.

Quand les autres arts veulent imiter les œuvres de la poésie la plupart du temps ils s'égarent, ils perdent leur propre génie, sans dérober celui de la poésie. Mais la poésie bâtit à son gré des palais et des temples, comme l'architecture; elle les fait simples ou magnifiques; tous les ordres lui obéissent ainsi que tous les systèmes; les différents âges de l'art lui sont égaux; elle reproduit, s'il lui plaît, le classique ou le gothique, le beau ou le sublime, le mesuré ou l'infini. Lessing a pu comparer, avec la justesse la plus exquise, Homère au plus parfait sculpteur, tant les formes que ce ciseau merveilleux donne à tous les êtres sont déterminées avec netteté! Et quel peintre aussi qu'Homère! Et, dans un genre différent, le Dante! La musique seule a quelque chose de plus pénétrant que la poésie; mais elle est vague, elle est bornée, elle est fugitive. Outre sa netteté, sa variété, sa durée, la poésie a aussi les plus pathétiques accents. Rappelez-vous les paroles que Priam laisse tomber aux pieds d'Achille en Îui redemandant le cadavre de son fils, puis certains vers de Virgile, des scènes entières du Cid et de Polyeucte, la prière d'Esther agenouillée devant Dieu, les chœurs d'Esther et d'Athalie. Dans le chant de Pergolèse, Stabat Mater dolorosa, on peut demander ce qui émeut le plus de la musique ou des paroles. Le Dies ira, dies illa, récité seulement, est déjà de l'effet le plus terrible. Dans ces paroles formidables, tous les coups portent pour ainsi dire: chaque mot renferme un sentiment distinct, une idée à la fois profonde et déterminée. L'intelligence avance à chaque pas, et le cœur s'élance à sa suite. La parole humaine, idéalisée par la poésie, a la profondeur et l'éclat de la note musicale; mais elle est lumineuse autant que pathétique; elle parle à l'esprit comme au cœur ; elle est

en cela inimitable et inaccessible, qu'elle réunit en elle tous les extrêmes et tous les contraires dans une harmonie qui redouble leur effet réciproque, et où tour à tour comparaissent et se développent toutes les images, tous les sentiments, toutes les idées, toutes les facultés humaines, tous les replis de l'âme, toutes les faces des choses, tous les mondes réels et tous les mondes intelligibles!

DELAVIGNE.

(1793--1843.)

Jean-François-Casimir DELAVIGNE, naquit au Hâvre. Peu de poëtes ont joui d'une plus éclatante et plus légitime popularité. Rien ne peut se comparer au succès des Messéniennes, si ce n'est celui de sa tragédie des Vêpres siciliennes. Le Paria, l'Ecole des Vieillards, Marino Faliero Louis XI, les Enfants d'Édouard, Don Juan d'Autriche, la Fille du Lid, la Popularité, etc., œuvres dramatiques non moins remarquables par la conception que par l'exécution, tiendront toujours un rang distingué dans notre riche répertoire. Après l'Ecole des Vieillards, il fut élu membre de l'Académie à l'unanimité des suffrages. Les Ballades italiennes, publiées après sa mort, ont révélé en lui un talent lyrique de premier ordre.

Trois jours de Christophe Colomb.

"En Europe! en Europe!-Espérez !-Plus d'espoir !
-Trois jours, leur dit Colomb, et je vous donne un monde !"
Et son doigt le montrait, et son œil, pour le voir,
Perçait de l'horizon l'immensité profonde.

Il marche, et des trois jours le premier jour a lui;
Il marche, et l'horizon recule devant lui;

11 marche, et le jour baisse ; avec l'azur de l'onde
L'azur d'un ciel sans borne à ses yeux se confond;
Il marche, il marche encore, et toujours; et la sonde
Plonge et replonge en vain dans une mer sans foud.

Le pilote en silence, appuyé tristement
Sur la barre qui crie au milieu des ténèbres,
Écoute du roulis le sourd mugissement,
Et des mâts fatigués les craquements funèbres.
Les astres de l'Europe ont disparu des cieux;
L'ardente Croix du sud épouvante ses yeux.
Enfin l'aube attendue et trop lente à paraître

LOUIS XI ET SON MÉDECIN.

Blanchit le pavillon de sa douce clarté :

"Colomb, voici le jour ! le jour vient de renaître !"
-"Le jour ! et que vois-tu ?-Je vois l'immensité."

Qu'importe ? il est tranquille... Ah! l'avez-vous pensé ↑
Une main sur son cœur, si sa gloire vous tente,
Comptez les battements de ce cœur oppressé,
Qui s'élève et retombe, et languit dans l'attente;
Če cœur qui, tour à tour brûlant ou sans chaleur,
Se gonfle de plaisir, se brise de douleur.

Vous comprendrez alors que durant ces journées,
Il vivait, pour souffrir, des siècles par moments.
Vous direz: "Ces trois jours dévorent des années,
Et la gloire est trop chère au prix de ces tourments.”

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La mort !

Le second jour a fui. Que fait Colomb? il dort;
La fatigue l'accable, et dans l'ombre on conspire.
"Périra-t-il ?—Aux voix !-La mort ! La mort!
Qu'il triomphe demain, ou, parjure, il expire.'
Les ingrats! quoi! demain il aura pour tombeau
Les mers où son audace ouvre un chemin nouveau
Et peut-être demain leurs flots impitoyables,
Le poussant vers ces bords que cherchait son regard,
Les lui feront toucher, en roulant sur les sables
L'aventurier Colomb, grand homme un jour plus tard !...

Il rêve: comme un voile étendu sur les mers,
L'horizon qui les borne à ses yeux se déchire,
Et ce monde nouveau qui manque à l'univers,
De ses regards ardents il l'embrasse, il l'admire.
Qu'il est beau, qu'il est frais ce monde vierge encor!
L'or brille sur ses fruits, ses eaux roulent de l'or!
Déjà plein d'une ivresse inconnue et profonde,
Tu t'écrias, Colomb: "Cette terre est mon bien!..."
Mais une voix s'élève, elle a nommé ce monde,
O douleur ! et d'un nom qui n'était pas le tien...

(Messéniennes.)

Louis XI et son medecin.

(Coictier, médecin, à Commines.;

Il serait mon tyran, si je n'étais le sien.

Vraiment, ne l'est-il pas ? sait-on ce qu'on m'envie ?
Du médecin d'un roi sait-on quelle est la vie?
Cet esclave absolu, qui parle en souverain,

Ment lorsqu'il se dit libre, et porte un joug d'airain.

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Je ne m'appartiens pas; un autre me possède:
Absent, il me maudit, et présent, il m'obsède;
Il me laisse à regret la santé qu'il n'a pas;
S'il reste, il faut rester; s'il part, suivre ses pas,
Sous un plus dur fardeau, baissant ma tête altière,
Que les obscurs varlets courbés sous sa litière.
Confiné près de lui dans ce triste séjour,
Quand je vois sa raison décroître avec le jour,
Quand de ce triple pont, qui le rassure à peine,
J'entends crier la herse et retomber la chaîne,
C'est moi qu'il fait asseoir au pied du lit royal
Où l'insomnie ardente irrite encor son mal;
Moi, que d'un faux aveu sa voix flatteuse abuse,
S'il craint qu'en sommeillant un rêve ne l'accuse;
Moi, que dans ses fureurs il chasse avec dédain;
Moi, que dans ses tourments il rappelle soudain;
Toujours moi, dont le nom s'échappe de sa bouche,
Lorsqu'un remords vengeur vient secouer sa couche.
Mais s'il charge mes jours du poids de ses ennuis,
Du cri de ces douleurs s'il fatigue mes nuits,
Quand ce spectre imposteur, maître de sa souffrance,
De la vie en mourant affecte l'apparence,

Je raille sans pitié ses efforts superflus

Pour jouer à mes yeux la force qu'il n'a plus.
Misérable par lui, je le fais misérable:

Je lui rends en terreur l'ennui dont il m'accable;
Et pour souffrir tous deux nous vivrons réunis,
L'un de l'autre tyrans, l'un par l'autre punis,
Toujours prêts à briser le nœud qui nous rassemble,
Et toujours condamnés au malheur d'être ensemble,
Jusqu'à ce que la mort qui rompra nos liens,
Lui reprenant mes jours dont il a fait les siens,
Se lève entre nous deux, nous désunisse et vienne
S'emparer de sa vie et me rendre la mienne.

Le chien du Louvre.

(Louis XI.)

Passant, que ton front se découvre !
Là, plus d'un brave est endormi.
Des fleurs pour le martyr du Louvre !
Un peu de pain pour son ami!

C'était le jour de la bataille ;
Il s'élança sous la mitraille;
Son chien suivit.

Le plomb tous deux vint les atteindre;
Est-ce le maître qu'il faut plaindre ?
Le chien survit.

LE CHIEN DU LOUVRE.

Morne, vers le brave il se penche,
L'appelle, et de sa tête blanche
Le caressant,

Sur le corps de son frère d'armes
Laisse couler ses grosses larmes
Avec son sang.

Des morts voici le char qui roule,
Le chien, respecté par la foule,
A pris son rang,

L'œil abattu, l'oreille basse,
En tête du convoi qui passe,
Comme un parent.

Au bord de la fosse avec peine,
Blessé de juillet, il se traîne
Tout en boitant;

Et la gloire y jette son maître,
Sans le nommer, sans le connaître;
Ils étaient tant!

Gardien du tertre funéraire,
Nul plaisir ne le peut distraire
De son ennui;

Et, fuyant la main qui l'attire,
Avec tristesse il semble dire;
"Ce n'est pas lui."

Quand sur ces touffes d'immortelles
Brillent d'humides étincelles
Au point du jour,

Son œil se ranime, il se dresse,
Pour que son maître le caresse
A son retour.

Au vent des nuits quand la couronns
Sur la croix du tombeau frissonne,
Perdant l'espoir,

I veut que son maitre l'entendə:
Il gronde, il pleure, et lui demande
L'adieu du soir.

Si la neige, avec violence,

De ses flocons couvre en silence
Le lit de mort,

Il pousse un cri lugubre et tendre,
Et s'y couche pour le défendre
Des vents du nord.

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