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MORT D'ANNE DE BOULEN.

M. J. CHÉNIER.
(1761-1811.)

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Marie-Joseph CHENIER, debuta à l'âge de vingt-deux ans au théâtre par la tragédie de Charles IX, dont le succès fut immense et que suivirent Anne de Boulen, Henri VIII, la Mort de Calas, Caius-Gracchus, Timoléon et Fénelon. Ses autres tragédies sont Nathan le sage, imité de Lessing, dipe roi et Edipe à Colonne, traductions de Sophocle. Presque tous les genres de poésie exercèrent tour à tour le talent de Chénier. Des poésies lyriques pleines de verve et d'élévation; des Epitres, dont l'une, l'Epitre sur la Calomnie, doit être citée comme l'un des plus beaux monuments de la poésie française, des imitations d'Ossian, des Satires le classent immédiatement après les grands écrivains qui ont fait la gloire du XVIIe siècle. Comme poëte dramatique, il mérite d'occuper, avec Crébillon, la première place après Corneille, Racine et Voltaire.- Chénier ne fut pas moins distingué comme prosateur: on lui doit le Tableau de la littérature française de puis 1789,'qui mérite à juste titre la renommée dont il jouit.

Mort d'Anne de Boulen.

Sire, chargé par vous d'un ordre de clémence,
Je courais à la mort enlever l'innocence:

Je vois de tous côtés vos sujets éperdus.

Vos malheureux sujets à grands flots répandus
Dans la place où leur reine, indignement traînée,
Devait sur l'échafaud finir sa destinée :
Ils venaient voir mourir ce qu'ils ont adoré.
Je vole au-devant d'eux, et d'espoir enivré,
En mots entrecoupés, de loin, tout hors d'haleine,
Je m'écrie: "Arrêtez ! sauvez, sauvez la reine ;
Grâce, pardon je viens, je parle au nom du roi."
Ils ne m'ont répondu que par un cri d'effroi.
A ces clameurs succède un plus affreux silence;
J'interroge: on se tait. Je frémis, je m'avance:
Je lis dans tous les yeux; je ne vois que des pleurs :
Un deuil universel remplissait tous les cœurs.
J'étais glacé de crainte; et cependant la foule
S'entr'ouvre, me fait place, et lentement s'écoule :
J'arrive au lieu fatal, j'appelle. Il n'est plus temps.
O reine, j'aperçois vos restes palpitants!
J'ai vu son sang, j'ai vu cette tête sacrée
D'un corps inanimé maintenant séparée.
Ses yeux, environnés des ombres de la mort,
Semblaient vers ce séjour se tourner sans effort;
Ses yeux où la vertu répandait tous ses charmes,
Ses yeux encor mouillés de leurs dernières larmes.
Femmes, enfants, vieillards, regardaient en tremblant

Ces augustes débris, ce front pâle et sanglars.
Des vengeances des lois l'exécuteur farouche,
Lui-même consterné, les sanglots à la bouche,
Détournait ses regards d'un spectacle odieux,
Et s'étonnait des pleurs qui tombaient de ses yeux
Mille voix condamnaient les juges homicides.
J'ai vu des citoyens baisant ses mains livides,
Raconter ses bienfaits, et, les bras étendus,
L'invoquer dans le ciel, asile des vertus.

Au milieu de l'opprobre on lui rendait hommage.
Chacun tenait sur elle un différent langage,
Mais tous la bénissaient; tous, avec des sanglots,
De ses derniers discours répétaient quelques mots.
Elle a parlé d'un frère, honneur de sa famille,
Du roi, de vous, madame, et surtout de sa fille.
A ses tristes sujets elle a fait ses adieux,
Et son âme innocente a monté vers les cieux.

(Anne de Boule?)

LEGOUVE:

(1764-1812.)

Gabriel-Marie-Jean-Baptiste LEGOUVÉ, né à Paris, s'adonna tout en tier aux lettres. Ses tragédies, la Mort d'Abel, Epicharis et Néron, et la Mort de Henri IV, eurent du succès. Il publia d'autres poëmes : la Sépulture, les Souvenirs, la Mélancolie, le Mérite des femmes. Ce dernier, dans lequel il se propose de

Célébrer des humains la plus belle moitié,

est une peinture gracieuse des charmes, des vertus, du dévouement des femmes. C'est le plus connu de ses ouvrages. On a dit qu'en combattant pour les Grâces, il avait eu l'avantage d'en être souvent ins piré.

La Tendresse maternelle.

Avec notre existence

De la femme pour nous le dévouement commence.
C'est elle qui, vouée à cet être nouveau,

Lui prodigue les soins qu'attend l'homme au berceau.
L'enfant, de jour en jour, avance dans la vie ;
Et comme des aiglons, qui cédant à l'envie
De mesurer les cieux dans leur premier essor,
Exercent près du nid leur aile faible encor,
Doucement soutenu sur ses mains chancelantes,

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Il commence l'essai de ses forces naissantes.
Sa mère est près de lui: c'est elle dont le bras,
Dans leur débile effort, aide ses premiers pas;
Elle suit la lenteur de sa marche timide;
Elle fut sa nourrice, elle devient son guide;
Elle devient son maître au moment où sa voix
Bégaie à peine un nom qu'il entendit cent fois :
"Ma mère" est le premier qu'elle l'enseigne à dire.
Elle est son maître encor, dès qu'il s'essaie à lire ;
Elle épelle avec lui dans un court entretien,
Et redevient enfant pour instruire le sien.
D'autres guident bientôt sa faible intelligence;
Leur dureté punit sa moindre négligence.

Quelle est l'âme où son cœur épanche ses tourments?
Quel appui cherche-t-il contre les châtiments ?

Sa mère ! elle lui prête une sûre défense,

Calme ses maux légers, grands chagrins de l'enfance,
Et, sensible à ses pleurs, prompte à les essuyer,

Lui donne les hochets qui les font oublier.

(Mérite des Femmes.)

Madame de Staël.

(1766--1817.)

Madame la baronne DE STAEL (Anne-Louise-Germaine Necker), néo à Paris le 22 avril 1766, morte le 14 juillet 1817, et fille de Necker, ministre des finances sous Louis XVI, est une des plus illustres renommées de cette époque. Le XIXe siècle l'a placée à côté de Chateaubriand, et la considère comme le premier apôtre des nouvelles doctrines littéraires et philosophiques. Elle épousa à l'âge de vingt ans le baron Staël-Holstein, ambassadeur de Suède. Quand la révo◄ lution (clata, elle fit des vœux pour le triomphe de sa cause; mais, admiratrice passionnée de son père, elle sacrifia à ses affections prives son enthousiasme pour la liberté, quand elle vit décroitre et tomber la popularité de Necker. Du reste ses théories politiques ne s'accordaient pas avec les désordres et les excès de la révolution. Son caractère enthousiaste devait la mettre au nombre des admirateurs de Napoléon; mais comme il avait cruellement blessé sa vanité de femme, elle devint son ennemie. Exile de France à la suite de la lutte qui s'engagea entre eux, elle retrouva une patrie en Allemagne, au milieu des savants, des philosophes et des poëtes de ce pays. mort subite de son père la ramena à Coppet d'où elle repartit en 1804 pour visiter l'Italie." Ce ciel nouveau et son amour pour les beauxarts lui inspirèrent Corinne (1807), célèbre roman plein de charmes et d'intérêt, comme son séjour en Allemagne lui avait inspiré son beau

La

livre sur l'Allemagne (1813). Ce dernier ouvrage, le plus important de tous, a puissainment contribué à faire naître en France une ère nouvelle pour les arts, la littérature et la philosophie.

Parmi ses autres ouvrages on remarque Delphine (1802), roman inférieur, sous tous les rapports, à Corinne; Considérations sur les prin cipaux événements de la révolution française (1814); de la Littératur e considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (1800), etc.

Le style de madame de Staël, qui réunit l'élégance et la force, est en rapport avec l'énergie des pensées et l'enthousiasme qui les carac térise très-souvent.

Influence de l'Enthousiasme sur le Bonheur.

Il est temps de parler de bonheur ! j'ai écarté ce mot avec un soin extrême, parce que depuis près d'un siècle surtout on l'a placé dans des plaisirs si grossiers, dans une vie si égoïste, dans des calculs si rétrécis, que l'image même en est profanée. Mais on peut le dire cependant avec confiance, l'enthousiasme est de tous les sentiments celui qui donne le plus de bonheur, le seul qui en donne véritablement, le seul qui sache nous faire supporter la destinée humaine, dans toutes les situations où le sort peut nous placer.

C'est en vain qu'on veut se réduire aux jouissances matérielles, l'âme revient de toutes parts; l'orgueil, l'ambition, l'amour-propre, tout cela c'est encore de l'âme, quoiqu'un souffle empoisonné s'y mêle. Quelle misérable existence cependant que celle de tant d'hommes en ruse avec eux-mêmes presque autant qu'avec les autres, et repoussant les mouvements généreux qui renaissent dans leur cœur, comme une maladie de l'imagination que le grand air doit dissiper! Quelle pauvre existence aussi, que celle de beaucoup d'autres qui se contentent de ne pas faire du mal, et traitent de folie la source d'où dérivent les belles actions et les grandes pensées! Ils se renferment par vanité dans une médiocrité tenace, qu'ils auraient pu rendre accessible aux lumières du dehors; ils se condamnent à cette médiocrité d'idées, à cette froideur de sentiments qui laisse passer les jours sans en tirer ni fruits, ni progrès, ni souvenirs; et si le temps ne sillonnait pas leurs traits, quelles traces auraient-ils gardées de son passage? S'il ne fallait pas vieillir et mourir, quelle réflexion sérieuse entrerait jamais dans leur tête ?

INFLUENCE DE L'ENTHOUSIASME SUR LE BONHEUR. 11

Quelques raisonneurs prétendent que l'enthousiasme dégoûte de la vie commune, et que, ne pouvant pas toujours rester dans cette disposition, il vaut mieux ne l'éprouver jamais; et pourquoi donc ont-ils accepté d'être jeunes, de vivre même, puisque cela ne devait pas toujours durer? Pourquoi donc ont-ils aimé, si tant est que cela leur soit jamais arrivé, puisque la mort pouvait les séparer des objets de leur affection? Quelle triste économie que celle de l'âme! elle nous a été donnée pour être développée, perfectionnée, prodiguée même dans un noble but.

Plus on engourdit la vie, plus on se rapproche de l'existence matérielle, et plus l'on diminue, dira-t-on, la puissance de souffrir. Cet argument séduit un grand nombre d'hommes ; il consiste à tâcher d'exister le moins possible. Cependant, il y a toujours dans la dégradation une douleur dont on ne se rend pas compte, et qui poursuit sans cesse en secret : l'ennui, la honte et la fatigue qu'elle cause, sont revêtus des formes de l'impertinence et du dédain par la vanité; mais il est bien rare qu'on s'établisse en paix dans cette façon d'être sèche et bornée. qui laisse sans ressource en soi-même, quand les prospérités extérieures nous délaissent. L'homme a la conscience du beau comme celle du bon, et la privation de l'un lui fait sentir le vide, ainsi que la déviation de l'autre, le remords.

On accuse l'enthousiasme d'être passager; l'existence serait trop heureuse si l'on pouvait retenir des émotions si belles; mais c'est parce qu'elles se dissipent aisément qu'il faut s'occuper de les conserver. La poésie et les beaux-arts servent à développer dans l'homme ce bonheur d'illustrer son origine qui relève les cœurs abattus, et met à la place de l'inquiète satiété de la vie le sentiment habituel de l'harmonie divine dont nous et la nature faisons partie. Il n'est aucun devoir, aucun plaisir, aucun sentiment qui n'emprunte de l'enthousiasme je ne sais quel prestige, d'accord avec le pur charme de la vécité.

Si l'enthousiasme enivre l'âme de bonheur, par un prestige singulier il soutient encore dans l'infortune; il laisse après lui je ne sais quelle trace lumineuse et profonde, qui ne permet pas même à l'absence de nous effacer du

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