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la hiérarchie sociale, si cette opinion venait universelle ment à prévaloir.

Voilà ce que ne comprennent point assez les personnes qui, frappées des grands progrès industriels de notre temps, s'imaginent que de tels progrès signalent une révolution dans l'esprit humain. Ces personnes prennent l'accessoire de la civilisation pour le principal; si la philosophie de l'histoire leur était plus familière, elles ver raient que la perfection des arts mécaniques peut s'allier à une grande dépression morale et intellectuelle. Je ne prétends pas que ce soit là le cas de notre temps : aucun siècle n'a eu des esprits aussi étendus, aussi cultivés que le nôtre ni en aussi grand nombre; aucun siècle n'a vu si finement et n'a serré de si près la vérité en toute chose. Mais ce progrès ne s'est réalisé que dans un très-petit nombre d'hommes, et leur élévation même n'a servi qu'à les isoler. La tête semble de plus en plus perdre le gouvernement des choses. C'est en ce sens que la physionomie générale de notre temps est bien moins noble que celle d'autrefois. Le monde renferme en réalité plus d'élévation intellectuelle et morale que jamais; mais les parties nobles n'occupent plus le premier rang, et cèdent la suprématie à des intérêts secondaires.

L'antiquité a exprimé cela dans un mythe que je voudrais voir représenté en symbolique histoire par le pinceau de Cornelius ou de Kaulbach. Elle rêva un peuple d'Atlantes, issu du commerce des dieux et des hommes, vivant heureux par l'industrie et doué d'une prodigieuse habileté par les travaux matériels. Ce qu'il y avait de divin dans leur origine empêcha quelque temps leur bonheur tout profane de dégénérer en nullité; puis, l'élément divin s'affaiblissant peu à peu, ils tombèrent au-dessous de l'homme. Jupiter balaya cet insignifiant petit monde par des tremblements de terre et des inondations, et il n'en resta qu'un océan boueux, où les dernières traces de cette activité frivole furent ensevelies. Que de gens de nos jours dont l'idéal ne dépasse pas le bonheur des Atlantes, un bonheur plat et vulgaire, un âge de plomb ou d'étain, qui ferait regretter l'âge de fer, où, toute beauté morale ayant disparu, toute pensée étant émoussée, il ne resterait plus pour remplir la vie que le plaisir. Le plaisir, c'est trop dire: le plaisir suppose de l'activité,

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de l'éveil; les siècles sérieux et austères ont été plus gais que le nótre. Ce qui survivrait, ce serait la sottise, contente d'elle-même, s'épanouissant à son aise au soleil et procédant sans regrets aux funérailles du génie.

MONTÉGUT.

(1826.)

Émile MONTEGUT, littérateur et critique distingué, né à Limoges, débuta, en 1847, dans la Revue des deux Mondes, dont il est devenu plus tard un des assidus collaborateurs. Il y exposait la doctrine, alors très-inconnue en France, du philosophe américain Emerson, et fournit au même recueil un certain nombre d'études sur les littératures anglaise et américaine, jusqu'à ce qu'en 1857 il y recueillit la succession de Gustave Planche. En dehors de ses nombreux articles philosophiques, politiques et surtout littéraires, on lui doit: Essais d'Emerson; et la traduction de l'Histoire d'Angleterre de Macaulay.

Le Marquis de Villemer.

Ce n'est pas assez de dire que le génie est un don de la nature; il serait plus exact de dire qu'il est la nature dans l'âme humaine. Leurs moyens de conservation et de renouvellement sont les mêmes, le secret de leurs éternelles métempsycoses est le même. C'est ainsi qu'il n'y a pas de vrai génie qui ne possède cette faculté d'absorption et d'assimilation par laquelle la nature transforme tout ce qui tombe dans son vaste sein. Or personne de notre temps ne possède cette faculté au même degré que Me Sand. Sous ce rapport, elle est comparable à une riche terre pleine de sucs généreux, qui réalise à toute heure le miracle du grain de sénevé. Tout atome de matière qui tombe en elle produit un arbre magnifique, tout germe y fait éclore une plante. Anecdotes, impressions de lectures, souvenirs, observations morales, combinaisons fantasques et passagères d'une rêverie en apparence sans objet, tout cela, échauffé par sa puissante imagination, s'ouvre, sa développe, grandit, et se transforme en œuvres éloquentes

et pathétiques, sans qu'elle-même le plus souvent puisse dire comment ce miracle. de l'assimilation s'est opéré, car le génie est un alchimiste inconscient comme la nature, et il crée et engendre en ignorant les lois de sa propre fécondité. Quelquefois le lecteur clairvoyant et subtil parvient à surprendre les germes de ces œuvres qui se dérobent la plupart du temps à ses regards, et alors son étonnement est extrême en voyant combien ils sont imperceptibles et en apparence stériles. Ce roman est né d'une rêverie passagère que vous auriez chassée de votre esprit avec dédain, ce drame est né d'une impression de lecture qu'une impression nouvelle aurait bien vite effacée de votre imagination. Pour nous, il n'est pas douteux que Leone Leoni, par exemple, soit né d'une lecture de Manon Lescaut, que le charmant Teverino soit sorti des rêveries qui ont suivi la lecture de Wilhelm Meister, que la Mare au Diable et toute la série des petits romans champêtres soient issus d'un enthousiasme passager pour le style du bon Amyot ou de tel autre conteur français. Comment ces oeuvres sont-elles sorties de tels germes si imperceptibles, si microscopiques ? C'est là le secret de cette puissance d'assimilation, dont le Marquis de Villemer, récit et drame, nous offre une double preuve. D'où croyez-vous que provienne ce charmant récit du Marquis de Villemer, qui a fait couler tant de larmes flatteuses pour ses héros et pour son auteur? Je crois avoir découvert ce secret, et je vais vous le confier. Parmi les romanciers contemporains, un seul a eu jusqu'à présent le don de piquer l'émulation de Mme Sand, et l'heureux auteur sur qui s'est portée cette faveur d'une personne de génie est le romancier délicat auquel ne saurait manquer aucune bonne fortune, M. Octave Feuillet. Il n'a échappé à personne que Mademoiselle La Quintinie était la contre-partie de Sybille ; mais tout le monde a admiré le Marquis de Villemer sans se douter que ce récit était la contre-partie du Roman d'un Jeune Homme pauvre. Vous étiez-vous douté de rien de pareil? Vous aviez lu le Marquis de Villemer sans plus songer au Jeune Homme pauvre que s'il n'avait jamais existé, tant les fables et les caractères des deux récits sont différents, tant leurs données sont dissemblables. Mme Sand aura lu le roman de

UN ACCIDENT DE VOYAGE

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M. Feuillet, et se sera dit tout en rêvant: "Mais pourquoi ne ferais-je pas à mon tour le roman de la jeune fille pauvre?" Et de ce point d'interrogation est sorti le chef d'œuvre que vous avez lu.

ABOUT.
(1828.)

Edmond François Valentine ABOUT, né à Dieuze (Meurthe,) fit de brillantes études au lycée Charlemagne, remporta en 1848 le prix d'honneur de philosophie, et entra à l'École Normale, d'où il passa en 1851 à l'École Française d'Athènes. De retour à Paris, en 1853, il débuta dans les lettres par un succès plus flatteur pour son esprit que pour son caractère. La Grèce Contemporaine, est la satire la plus outrée et la plus injuste d'un peuple qui, par une résistance quatre fois séculaire et toujours aussi vivace à l'oppression mahométane, a su forcer les sympathies de l'Europe et n'a pu conquérir celle d'un jeune Erostrate. Le livre n'en eut pas moins un immense succès; car, malgré sa tache originelle, il avait au premier chef ce qui donne la réussite, en France plus que partout ailleurs : une facilité vive et légère et de l'esprit jusqu'à l'abus. M. About reçut alors des encouragements de toute sorte, et la Revue des Deux Mondes accueillit immédiatement Tolla (1855,) roman plein de détails autobiographiques.

Moins heureux aux théâtre, il fut obligé de retirer de la scène du Théâtre-Français, après deux représentations, sa comédie de Guillery, ou l'Effronté, (1856.) Mais une revue étincelante sous le titre de Voyage à travers l'Exposition des Beaux Arts, et une suite de charmantes nouvelles, les Mariages de Paris obtinrent un succès qui compensait, et au delà, les attaques de la critique envers l'auteur de Guillery.

De 1856 à 1859, il publia dans le Moniteur trois romans : le Roi des Montagnes, Germaine, et les Echasses de Maître Pierre, ainsi que Nos Artistes au Salon de 1857, nouvelle revue de peinture.

Parmi ses romans et nouvelles il faut encore citer: l'Homme à l'oreil le cassée, Trente et Quarante, Le nez d'un notaire, la Vieille Roche, Madelon, l'Infame, etc.

On a encore de lui quelques brochures qui ont fait beaucoup de bruit, la Question Romaine, la Rome Contemporaine, le Progrès, etc.

Un accident de Voyage.

Les Turcs, comme on sait, aiment à faire briller leurs montures; les Grecs renchérissent sur cette passion : ils n'estiment que les chevaux semblables à la foudre, qui galopent sans toucher la terre, et dont la course ressem

ble à un feu d'artifice. Tous les Grecs appartiennent à la grande école de la fantaisie. On voit quelquefois à la promenade un cavalier sauter hors de la route, se jeter à corps perdu dans la campagne, disparaître dans un nuage de poussière, et ramener au bout de dix minutes un animal fumant et couvert d'écume. Tout le temps que dure cet exploit, tous les promeneurs dont la route est peuplée tirent désespérément sur la bouche de leurs chevaux pour les empêcher de partir au galop. La plus belle qualité de ces agréables animaux est l'émulation, mère des grandes choses. Leur défaut principal est de n'avoir pas de bouche et de ne sentir le mors non plus que les chevaux de bois.

Les modestes chevaux des agoyates sont capables de s'emporter tout comme les chevaux du grand monde. Ce n'est pas au quarantième jour du voyage que les idées de galop leur viennent en tête; mais au moment du départ, le grand air, la vue des champs, l'influence du printemps, tout les enivre, et il n'est pas toujours prudent de leur laisser la bride sur le cou. Pour peu que vous soyez trois ou quatre compagnons de voyage et que vos chevaux s'avisent de lutter de vitesse, vous êtes engagé dans un steeple-chase assez périlleux.

Le second jour de mon voyage en Morée, nous chemi. nions paisiblement vers l'isthme de Corinthe et le village de Calamaki. Nous venions de traverser les roches Scironiennes, et je pensais, pour ma part, que si mon cheval était aussi fatigué que moi, il se coucherait de bonne heure. Au passage d'un petit ruisseau, Curzon descendit pour boire, et continua la route à pied. Son cheval, livré à lui-même, prit les devants. J'étais en tête de la caravane, je le vis passer devant moi sans y prendre garde. Mais un vieil agoyate se mit dans l'esprit de le rejoindre. Le cheval prit le trot. L'agoyate trotta de son côté : le cheval prit le galop ; je riais de voir comme les animaux à quatre pieds sont mieux organisés pour la course que les bipèdes. Mais mon cheval, en voyant courir son camarade, faisait aussi ses réflexions. Il se disait en luimême: "Voilà un animal bien vaniteux; parce qu'il n'a pas de cavalier sur le dos, il s'imagine qu'il va nous laisser en arrière. Nous verrons bien!"

Et de partir au galop.

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