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citer, parmi ses ouvrages charmants, les romans: Bellah, la petite com tesse, et surtout le Roman d'un jeune homme pauvre, qui a obtenu le plus éclatant succès, Sibylle, et M. de Camors; ses œuvies dramatiques : Scènes et Proverbes, Scènes et Comédies, La Tentation, La Rédemption, Montjoye, et La Belle au bois dormant.

La Portière compatissante.

La fatigue et le froid m'ont fait rentrer vers neuf heures. La porte de l'hôtel s'est trouvée ouverte; je gagnais l'escalier d'un pas de fantôme, quand j'ai entendu dans la foge du concierge le bruit d'une conversation animée dont je paraissais faire les frais, car en ce moment même le tyran du lieu prononçait mon nom avec l'accent du mépris: Fais-moi le plaisir, disait-il, madame Vauberger, de me laisser tranquille avec ton Maxime? Est-ce moi qui l'ai ruine, ton Maxime? s'il se tue, on l'enterrera, quoi! Je te dis, Vauberger, a repris la femme, que ça t'aurait fendu le cœur si tu l'avais vu avaler sa carafe. Et si je croyais, vois-tu, que tu penses ce que tu dis, quand tu dis nonchalamment, comme un acteur: S'il se tue, on l'enterrera ?... mais je ne le crois pas, parce qu'au fond tu es un brave homme, quoique tu n'aimes pas à être dérangé de tes habitudes... Songe donc, Vauberger, manquer de feu et de pain, un garçon qui a été nourri toute sa vie avec du blanc-manger et élevé dans les fourrures comme un pauvre chat chéri! Ce n'est pas une honte et une indignité, ça ? et ce n'est pas un drôle de gouvernement que ton gouvernement qui permet des choses pareilles! Mais ça ne regarde pas du tout le gouvernement, a répondu avec assez de raison M. Vauberger... Et puis, tu te trompes, je te dis, il n'en est pas là... il ne manque pas de pain... c'est impossible.

Eh bien! Vauberger, je vais te dire tout: je l'ai suivi, je l'ai espionné, là, et je suis sûre qu'il n'a pas dîné hier, qu'il n'a pas déjeuné ce matin; et comme j'ai fouillé dans toutes ses poches et dans tous ses tiroirs, et qu'il n'y reste pas un rouge liard, bien certainement il n'aura pas encore dîné aujourd'hui, car il est trop fier pour aller mendier un dîner. Eh bien! tant pis pour lui! il ne faut pas être fier, a dit l'honorable concierge, qui m'a paru en cette circonstance exprimer les sentiments d'un portier. J'avais assez de ce dialogus; j'y ai mis fin brusquement

LA PORTIERE COMPATISSANTE.

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en ouvrant la porte de la loge, et en demandant ung fumière à M. Vauberger, qui n'aurait pas été plus consterné, je crois, si je lui avais demandé sa tête. Malgré tout le désir que j'avais de faire bonne contenance devant ces gens, il m'a été impossible de ne pas trébucher une ou deux fois dans l'escalier : la tête me tournait. En entrant dans ma chambre, ordinairement glaciale, j'ai eu la surprise d'y trouver une température tiède, doucement entretenue par un feu clair et joyeux. Je n'ai pas eu le rigorisme de l'éteindre. J'ai béni les braves cœurs qu'il y a dans le monde; je me suis étendu dans un vieux fauteuil en velours d'Utrecht que des revers de fortune ont fait passer, comme moi-même, du rez-de-chaussée à la mansarde, et j'ai essayé de sommeiller. J'étais depuis une demi-heure environ plongé dans une sorte de torpeur dont la rêverie uniforme me présentait de somptueux festins et de grasses kermesses, quand le bruit de la porte qui s'ouvrait m'a réveillé en sursaut. J'ai cru rêver encore en voyant entrer madame Vauberger, ornée d'un vaste plateau sur lequel fumaient deux ou trois plats odoriférants. Elle avait déjà déposé son plateau sur le parquet et commencé à étendre une nappe sur la table, avant que j'eusse pu secouer entièrement ma léthargie. Enfin, je me suis levé brusquement. "Qu'est-ce que c'est? ai-je dit, qu'est-ce que vous faites ?" Madame Vauberger a feint une vive surprise. "Est-ce que monsieur n'a pas demandé à dîner? - Pas du tout. Édouard m'a dit que monsieur... Edouard s'est trompé. C'est quelque locataire à côté; voyez. — Mais il n'y pas de locataire sur le palier de monsieur... Je ne comprends pas... Enfin ce n'est pas moi... qu'est-ce que cela veut donc dire? Vous me fatiguez. Emportez cela!" La pauvre femme s'est mise alors à plier tristement sa nappe en me jetant les yeux éplorés d'un chien qu'on a battu. "Monsieur a probablement dîné? a-t-elle repris d'une voix timide. Probablement. - C'est dommage, car le dîner était tout prêt. Il va être perdu, et le petit va être grondé par son père. Si monsieur n'avait pas eu dîné par hasard, monsieur m'aurait bien obligée. J'ai frappé du pied avec violence. "Allez-vous-en vous disje!" Puis, comme elle sortait, je me suis approché d'elle: "Ma bonne Louison, je vous comprends, je vous remercie; mais je suis un peu souffrant ce soir, je n'ai pas faim.

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Ah! monsieur Maxime, s'est-elle écriée en pleurant, si Vous saviez comme vous me mortifiez! Eh bien! vous me payerez mon dîner, là, si vous voulez; vous me mettrez de l'argent dans la main quand il vous en reviendra; mais vous pouvez être sûr que, quand vous me donneriez cent mille francs, ça ne me ferait pas autant de plaisir que de vous voir manger mon pauvre dîner! c'est une fière aumône que vous me feriez, allez vous qui avez de l'esprit, monsieur Maxime, vous devez bien comprendre ça, pourtant. Eh bien! ma chère Louison... que voulezvous? Je ne peux pas vous donner cent mille francs, mais je m'en vais manger votre dîner... Vous me laisserez seul, n'est-ce pas ?-Oui, monsieur. Ah! merci, monsieur; je vous remercie bien, monsieur; vous avez bon cœur. Et bon appétit aussi, Louison. Donnez-moi votre main: ce n'est pas pour y mettre de l'argent, soyez tranquille. Là... à revoir Louison."

L'excellente femme est sortie en sanglotant.

(Le Roman d'un jeune homme pauvre.)

Paris.

Paris me paraît être le lieu du monde qui offre le plus de ressources à l'esprit et le moins à l'âme. Mon esprit y est joyeux et mon âme est triste. Il est impossible de sentir plus vivement que je ne fais ici que l'esprit et ses plaisirs les plus élevés ne sont pas tout pour une créature humaine. Si je garde quelque empire sur ma destinée, je ne serai jamais à Paris qu'un oiseau de passage. Cette vie tumultueuse, cette distraction sans trêve, ces gens toujours debout, toujours en l'air, toujours gais, toujours fous, me font entendre aux oreilles un bruit de grelots qui m'étourdit et me gêne. Je cherche mon pauvre moi et je ne le trouve plus. Quand je suis arrivée, j'ai cru tomber dans un carnaval dont j'attendais toujours la fin, mais inutilement, car il ne finit point, et c'est ici le fonds même de sa vie. Tous ces gens vont, viennent, s'agitent, s'empressent, se moquent et meurent tout à coup. La mort à Paris m'étonne toujours; elle ne m'y paraît pas naturelle. Tout est si factice à l'entour que ce détail y choque comme un accident dans une fête. C'est la seule loi réelle de la vie qu'on n'y puisse oublier, parce qu'elle s'impose. I

LE FRUIT ET LA DOULEUR.

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me semble qu'on y méconnaît toutes les autres. L'acces soire, le luxe, l'ornement, la broderie, sont le principal et le tout. On vit de gâteaux, et point de pain... Ah! le bon pain quotidien, Seigneur, donnez-le-moi !.... et donnez-moi aussi quelqu'un qui veuille le manger avec moi, lentement, miette à miette, devant mon vieux foyer de famille, et près, tout près du fauteuil de mon cher grand-père !" (Sibylle.)

VICTOR DE LAPRADE.

(1812.)

M. Victor DE LAPRADE, né à Montbrison, a publié quatre volumes de poésie, intitulés: Odes et Poëmes, dont le principal est le poëme de Psyché, où une jeune fille, symbole de l'âme humaine, converse avec toutes les puissances de la nature, avec les arbres, les fleuves, les oiseaux, les vents, et fait un peu l'histoire de toutes les âmes; Po mes évangéliques, inspirés par la lecture et la méditation des principaux événements de l'Evangile; Symphonies, poëmes, odes, stances, où les oiseaux, les torrents, les chênes parlent et forment un concert, une symphonie à la gloire de l'univers visible; Idyl'es héroiques, trois poëmes, où l'homme est ramené au bien, au vrai, à Dieu, par la peinture des scènes de la vie champêtre et des joies du foyer domestique, comme par les spectacles grandioses de la nature alpestre.

M. de Laprade est le représentant le plus éminent de la poéste symbolique dans notre litterature. Esprit élevé, passionné pour les symboles et les hautes spéculations idéales, doué du sentiment du paysage, il excelle à faire parler toutes les voix de la nature, à qui il prête un langage plein de fraicheur, de grâce, de noblesse et de grandeur.

Le Fruit et la Douleur.

Sur le versant pierreux d'un plateau du midi,
Respirant le soleil d'un hiver attiédi,
J'errais en longs détours; les collines désertes
D'arbustes odorants étaient au loin couvertes.
Promeneur attentif, au plus humble arbrisseau
J'évitais en marchant de blesser un rameau.

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VICTOR DE LAPRADE.

J'avais déjà suivi tous ces sentiers des landes
Sans briser une tige, une feuille aux lavandes;
Aussi, de leurs bouquets intacts et respectés,
Nul parfum ne montait dans l'air, à mes côtés.

À travers champs, bientôt, dans ma course plus prompte,
Je m'élance, et des fleurs je ne tiens plus de compte ;
Je marche au plus touffu des arbustes meurtris,
Et disperse à grands pas leurs feuilles en débris.
Alors jaillit, alors le vent à longs flots roule

Un doux torrent d'odeurs des plantes que je foule,
Et plus mon pied rapide, au penchant du coteau,

A coups précipités frappe comme un fléau,

Plus j'écrase, à pas lourds, feuilles, rameaux et tiges,
Plus l'essaim des parfums rapidement voltige,

Et plus épais, dans l'air que j'entraine en courant,
S'amasse et monte au loin un nuage odorant.

Vous, mon Dieu, parmi nous quand nos âmes sont mûres
Vous cheminez ainsi, malgré nos vains murmures,
Faisant votre moisson; et lorsque vous voulez
Respirer les parfums dans nos cœurs recélés,
La douleur vous précède: elle vient, sans colère,
Ainsi que le coursier foulant le blé sur l'aire,
Et brise sous ses pieds, comme moi ces rameaux,
Nos fleurs et nos fruits mûrs et nos espoirs nouveaux,
Vous dirigez, Seigneur, tous les coups qu'elle porte;
Les plus durs sont toujours pour l'âme la plus forte.
C'est vous, dans la douleur, qui nous êtes présent;
Vous ne nous visitez, mon Dieu, qu'en nous brisant.

Mais c'est alors aussi qu'à travers ses blessures
La fleur exhale au loin ses senteurs les plus pures;
Alors, mon Dien, le cœur brisé par le chagrin
Vous livre ses vertus comme l'épi son grain,
Et mille odeurs ont fui de ses veines subtiles,
Qui dormaient jusque-là dans la plante inutiles.
Alors enfin versant, de l'argile ou de l'or,
Le flot immaculé qui s'y gardait encor,

L'homme à vos pieds répand, comme fit Madeleine,
Les plus divins parfums dont son âme était pleine.

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