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GUSTAVE PLANCHE.

(1808-1857.)

Gustave PLANCHE, né à Paris, a fait longtemps autorité comme critique, et ses premiers ouvrages ne sont pas moins remarquables par les connaissances variées et profondes qu'ils révélaient que par une sûreté de gɔût et une impartialité qu'on ne trouve pas toujours dans les publications de ce genre. Il a fait insérer dans l'Artiste, la Revue des Deux Mondes, le Journal des Débats et la Chronique de Paris, une masse considérable d'articles où il a traité en maitre les questions les plus élevées de la littérature, du théâtre et des beaux-arts. Son style, d'une élégance heureuse et d'une pureté toujours irréprochable, pèche peut-être par un peu trop de solennité; mais la lecture en est agréable et attachante, et il est peu de livres de critique dont l'étude soit aussi profitable et plus instructive.

Shakespeare et Kean.

Depuis la mort de Kean, il n'y a pas en Angleterre un acteur tragique digne de Shakespeare. Entre Kean et Shakespeare, la sympathie était complète; entre le poëte et le comédien, c'était la même inspiration, la même soudaineté de génie. Le créateur du drame moderne, bien qu'habitué à composer ses rôles avec une remarquable prévoyance, s'interdit volontiers les lenteurs et les préparations officielles. Il n'improvise pas, comme le croient et le répètent quelques docteurs ignorants; il ne s'abandonne pas à l'abondance impétueuse de sa pensée; il intervient par sa volonté, et même par sa patience, dans les moindres parties de son œuvre. Mais il aime, particulièrement, les traits imprévus par lesquels se révèle le caractère d'un personnage. Il s'efforce d'effacer l'art sous la nature, et selon lui c'est l'art suprême. Façonné par la pratique du théâtre à toutes les ressources mécaniques de la scène, à tous les procédés de la poésie dramatique, il aurait pu donner à son dialogue une régularité plus symétrique; s'il a choisi une méthode contraire, ce n'est pas impuissance, c'est pénétration et liberté. La poésie dramatique était pour lui autre chose qu'une occupation littéraire, c'était un développement actif de toutes les facultés humaines; et comme la vie qu'il se proposait de peindre ne se pliait pas aux lignes harmonieuses et

SHAKESPEARE ET KEAN.

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convenues de la tragédie grecque, il n'acceptait pas pour l'exercice de son génie le système dramatique préconisé par Ben-Johnson. Ce qu'il voulait avant tout, c'était la réalité vivante, réalité qu'il agrandissait, qu'il élevait jusqu'à l'idéal; mais l'idéal tel qu'il le concevait, c'était plutôt l'énergie que la simplicité.

Or, le génie de Kean s'adaptait merveilleusement à cette théorie de la poésie dramatique. Comme Shakespeare, il aimait l'énergie: comme lui, il savait l'atteindre, comme lui, il savait donner pour soudain ce qu'il avait longuement préparé. Non que je conteste l'inspiration toute-puissante qui a souvent animé cet acteur illustre. Mais j'ai la certitude qu'il ne se fiait pas, pour traduire dignement un personnage, aux mouvements imprévus de la soirée. Il avait de son art une plus haute idée, et ne croyait pas que la réflexion dérogeât en se mêlant de l'expression d'un rôle. Il n'attendait pas que la foule eût les yeux fixés sur lui, pour inventer le moyen de l'émouvoir. Il arrivait sur la scène armé d'une puissance prévoyante, résolu à des gestes déterminés d'avance, à des intonations étudiées; l'action magnétique exercée sur l'acteur par les deux mille visages sur lesquels il allait régner, ne le prenait pas au dépourvu; mais chez lui comme chez les grands orateurs, comme chez Démosthène et Mirabeau, la volonté ressemblait au destin. Il commandait, mais en obéissant lui-même à une force supérieure. Tout entier au dessein qu'il se proposait, il y avait dans l'emploi de ses facultés un dévouement, une abnégation surnaturelle. Il ne s'appartenait plus, il suivait son démon familier. Les auditeurs frivoles croyaient Kean livré à toutes les chances de l'inspiration; ils ne lui accordaient pas la responsabilité de sa puissance, et ils se trompaient: la spontanéité apparente de ses mouvements n'allait jamais jusqu'à l'entier abandon. Mais l'identification de l'auteur et du personnage était si profonde que l'acteur se faisait illusion à lui-même, qu'il partageait l'émotion de l'auditoire, et succombait le premier sous l'emploi de sa puissance. Pareille chose a dû arriver à Shakespeare. Je me figure l'auteur du roi Lear, seul dans sa chambre pauvrement décorée, assis, la tête dans ses mains, devant un feu qui pâlit, reli

sant d'un œil mélancolique la tragédie qu'il vient d'a chever, s'attendrissant sur les malheurs du vieux roi, et finissant par fondre en larmes comme s'il eût souffert lui-même l'abandon. Tant qu'il cherchait la nature, son esprit gardait sa force et sa liberté; il épiait dans ses souvenirs les traits qu'il voulait choisir pour la peinture de la paternité désolée, de l'ingratitude filiale; mais une fois qu'il avait rencontré la parole prédestinée, l'homme s'agenouillait devant le poëte et pleurait comme un enfant.

Ce privilége accordé à Shakespeare et à Kean est, à coup sûr, un des éléments de la véritable grandeur. Il renferme le secret des actions les plus surprenantes dont l'histoire ait gardé le souvenir. Au fond de toutes les destinées éclatantes, il y a quelque chose de pareil. Le mutuel gouvernement de la volonté par les choses et des choses par la volonté, peut servir de formule au plus grand nombre des hommes illustres. La ligne insaisissable où la volonté s'abolit devant les événements, où les événements s'arrêtent devant l'ambition exagérée de la volonté, sépare les hommes en deux classes bien distinctes, ceux qui rêvent les grandes choses et ceux qui les font: Shakespeare et Kean étaient de la dernière.

THEOPHILE GAUTIER.

(1808.)

Théophile GAUTIER, né à Tarbes, est un de nos écrivains les plus féconds et les plus originaux. En prose comme en vers, il peint tout ce qu'il décrit avec une merveilleuse vivacité de couleurs. Son style toujours pittoresque révèle, dans ses plus grandes hardiesses et dans ses excentricités même, une connaissance profonde et un véritable respect de la langue. Depuis bientôt trente ans il tient en main le sceptre de la critique, et ses feuilletons d'art ou de théâtre ne sont pas ceux de ses ouvrages dont la lecture offre le moins d'intérêt. Les euvres de cet écrivain sont si nombreuses que nous ne pouvons ici en donner la liste; nous nous contenterons de citer le poëme de la Comédie de la mort, Emaux et Camées, Tras los montes, Italia, Militona, le Roman de la Momie.

LE SOULIER DE CORNEILLE.

Le Soulier de Corneille.

Par une rue étroite, au cœur du vieux Paris,
Au milieu des passants, du tumulte et des cris,
La tête dans le ciel, et le pied dans la fange,
Cheminait à pas lents une figure étrange;
C'était un grand vieillard sévèrement drapé,
Noble et sainte misère, en son manteau râpé!
Son œil d'aigle, son front argenté vers les tempes,
Rappelaient les fiertés des plus mâles estampes;
Et l'on eût dit, à voir ce masque souverain,
Une médaille antique à frapper en airain.
Chaque pli de sa joue austèrement creusée
Semblait continuer un sillon de pensée,

Et dans son regard noir qu'éteint un sombre ennui,
On sentait que l'éclair autrefois avait lui.
Le vieillard s'arrêta dans une pauvre échoppe.

Le roi-soleil illuminait l'Europe,

Et les peuples baissaient leurs regards éblouis
Devant cet Apollon qui s'appelait Louis.
À le chanter, Boileau passait ses doctes veilles;
Pour le loger, Mansard entassait ses merveilles;
Cependant, en un bouge, auprès d'un savetier,
Pied nu, le grand Corneille attendait son soulier.
Sur la poussière d'or de sa terre bénie

Homère, sans chaussure, aux chemins d'Ionie,
Pouvait marcher jadis avec l'antiquité,

Beau comme un marbre grec par Phidias sculpté;
Mais Homère, à Paris, sans crainte du scandale,
Un jour de pluie eût fait recoudre sa sandale;
Ainsi faisait l'auteur d'Horace et de Cinna,
Celui que de ses mains la Muse couronna,
Le fier dessinateur, Michel-Ange du drame,

Qui peignit les Romains si grands, d'après son âme...

Louis, ce vil détail que le bon goût dédaigne,
Ce soulier recousu me gâte tout ton règne.
A ton siècle en perruque et de luxe amoureux,
Je ne pardonne pas Corneille malheureux.
Ton dais fleurdelisé cache mal cette échoppe;

De la pourpre où ton faste à grands plis s'enveloppe,
Je voudrais prendre un peu pour Corneille vieilli,

S'éteignant pauvre et seul, dans l'ombre et dans l'oubli
Sur le rayonnement de toute ton histoire,

Sur l'or de ton soleil c'est une tache noire,

O roi, d'avoir laiss', toi qu'ils ont point si beau,
Corneille sans souliers, Molière sans tombeau !

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Mais pourquoi s'indigner? Que viennent les années.
L'équilibre se fait entre les destinées;

À sa place chacun est remis par la mort :
Le roi rentre dans l'ombre et le poëte en sort !
Pour courtisans, Versaille a gardé ses statues,
Les adulations et les eaux se sont tues;
Versaille est la Palmyre où dort la royauté.
Qui des deux survivra, génie ou majesté ?
L'aube monte pour l'un, le soir descend sur l'autre;
Le spectre de Louis, au jardin de Le Nôtre,
Erre seul, et Corneille, immortel comme un dieu,
Toujours sur son autel voit reluire le feu
Que font briller plus vif en ses fêtes natales
Les générations, immortelles vestales.
Quand en poudre est tombé le diadème d'or
Son vivace laurier pousse et verdit ercor:
Dans la postérité, perspective inconnue,
Le poëte grandit, et le roi diminue.

(Poésies diverses.)

Portrait de Tiburce.

Tiburce était réellement un jeune homme fort singu lier; sa bizarrerie avait surtout l'avantage de n'être pas affectée; il ne la quittait pas comme son chapeau et ses gants en rentrant chez lui: il était original entre quatre murs, sans spectateurs, pour lui tout seul.

N'allez pas croire, je vous prie, que Tiburce fût ridicule et qu'il eût une de ces manières agressives, insupportables à tout le monde : il ne mangeait pas d'araignées, ne jouait d'aucun instrument, et ne lisait des vers à personne; c'était un garçon posé, tranquille, parlant peu, écoutant moins, et dont l'œil à demi ouvert semblait regarder en dedans.

Il vivait accroupi sur le coin d'un divan, étayé de chaque côté par une pile de coussins, s'inquiétant aussi peu des affaires du temps que de ce qui se passe dans la lune.-Il y avait très-peu de substantifs qui fissent de l'effet sur lui, et jamais personne ne fut moins sensible aux grands mots. Il ne tenait en aucune façon à ses droits politiques et pensait que l'homme est toujours libre au cabaret.

Ses idées sur toutes choses étaient fort simples: il aimait mieux ne rien faire que de travailler; il préférait le bon vin à la piquette, et en histoire naturelle, il avait

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