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aussi peu content de lui que je le serais du cheval anglais de ton frère, s'il imaginait de sauter sur mes genoux ou de prendre le café avec moi. L'erreur de certaines femmes est de s'imaginer que, pour être distinguées, elles doivent l’être à la manière des hommes. Il n'y a rien de plus faux. C'est le chien et le cheval. Permis aux poëtes de dire

Le donne son venute in eccelenza
Di ciascun arte ove hanno posto cura.

Je t'ai fait voir ce que cela vaut. Si une belle dame m'avait demandé, il y a vingt ans : “Ne croyez-vous pas, monsieur, qu’une dame pourrait être un grand général comme un homme?" je n'aurais pas manqué de lui répondre : Sans doute, madame. Si vous commandiez une armée, l'ennemise jetterait à vos genoux, comme j'y suis moi-même; personne n'oserait tirer, et vous entreriez dans la capitale ennemie au son des violons et des tainbourins.” Si elle m'avait dit: “Qui m'empêche d'en savoir en astronomie autant que Newton ?" je lui aurais répondu tout aussi sincèrement: “Rien du tout, ma divine beauté! Prenez le télescope: les astres tiendront à grand honneur d’être lorgnés par vos beaux yeux, et ils s'empresseront de vous dire tous leurs secrets.” Voilà comment on parle aux femmes en vers et même en prose. Mais celle qui prend cela pour argent comptant est bien sotte.

Le mérite de la femme est de régler sa maison, de rendre son mari heureux, de le consoler, de l'encourager et d'élever ses enfants. Au reste, ma chère Constance, il ne faut rien exagérer: je crois que les femmes, en général, ne doivent point se livrer à des connaissances qui contrarient leurs devoirs; mais je suis fort éloigné de croire qu'elles doivent être parfaitement ignorantes. Je ne veux pas qu'elles croient que Pékin est en France, ni qu'Alexandre le Grand demanda en mariage une fille de Louis XIV. La belle littérature, les moralistes, les grands orateurs, etc., suffisent pour donner aux femmes toute la culture dont elles ont besoin.

Quand tu parles de l'éducation des femmes qui éteint le génie, tu ne fais pas

attention que ce n'est pas l'éducation qui produit la faiblesse, mais que c'est la f:ilesse qui souffre cette éducation. S'il y avait un pays d'Ama.

UN TRAIT DE LOUIS XII.

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zones qui se procurassent une colonie de petits garçong pour les élever comme on élève les femmes, bientôt les hommes prendraient la première place; et donneraient le fouet aux Amazones. En un mot, la femme ne peut être supérieure que comme femme; mais dès qu'elle veut émuler l'homme, ce n'est qu'un singe.

Adieu, petit singe. Je t'aime presque autant que Biribi, qui a cependant une réputation ordinaire à Saint-Pétersbourg.

ANDRIEUX.

(1759–1833.) François-Guillaume-Jean-Stanislas ANDRIEUX, naquit à Strasbourg, Les Etourdis, Anaximandre, le Manteau, comédies écrites d'un style élégant et facile, et quelques contes en vers inspirés par une aimable et douce philosophie, sont les principaux titres littéraires de cet écrivain. (Son joli conte du Meunier de Sans-Souci demeurera toujours son chef-d'ouvre.). à la création de l'Institut (1797), il fut admis comme membre de la classe de littérature, et élu en 1829 secrétaire perpétuel de l'Académie française. Nommé professeur de littérature au collége de France en 1814, il occupa cette chaire jusqu'à sa mort. Ses leçons, qui n'étaient que de spirituelles causeries, très-agréables à entendre, n'ont été ni recueillies ni publiées ; mais elles ne s'effaceront jamais de la mémoire de ses nombreux luditeurs.

Un trait de Louis XII.

Je vais, ami lecteur, d'un de nos meilleurs rois,
De Louis douze, ici vous conter une histoire ;
De ce Père du peuple on chérit la mémoire :
La bonté sur les cours ne perd jamais ses droits.

Il sut qu'un grand seigneur, peut-être une excellence,
De battre un laboureur avait eu l'insolence.
Il mande le coupable ; et, sans rien témoigner,
Dans son palais un jour le retient à dîner.
Par un ordre secret que le monarque explique,
On sert à ce seigneur un repas magnifique,
Tout ce que de meilleur on peut imaginer,
Hors du pain, que le roi défend de lui donner.
Il s'étonne ; il ne peut concevoir ce mystère.
Le roi passe et lui dit : “Vous a-t-on fait grand'chère ?

- On m'a bien servi, Sire, un superbe festin ;
“Mais je n'ai point diné: pour vivre, il faut du pain.

Allez, répond Louis avec un front sévère, “Comprenez la leçon que j'ai voulu vous faire : “Puisqu'il vous faut, monsieur, du pain pour vous nourrir, 6. Songez à bien traiter ceux qui le font venir.”

XAVIER DE MAISTRE.

(1764—1852.) Xavier DE MAISTRE, frère du précédent, se réfugia en Russie au plus fort de la tourmente révolutionnaire ; il y prit du service et s'éleva au grade de général dans le corps d'état-major. Les lettres, les sciences et les beaux-arts furent les plus douces occupations de sa vie ; prosateur spirituel et élégant, poëte aimable et gracieux, paysagiste distingue, physicien et chimiste savant et habile, il ne pouvait manquer de devenir célèbre ; cependant ce n'est ni à ses tableaux, ni à ses études sur la formation des trombes de mer, ni à son travail sur les couleurs qu'il doit sa renommée ; mais à son Voyage autour de ma chambre, au Lépreux de la villée d'Aoste, et au Prisonnier du Caucase, æuvres charmantes qui ne se distinguent pas moins par le charme du style que par la délicatesse des sentiments.

La Jeune Sibérienne. Elle marchait un soir le long des maisons d'un village, pour chercher un logement, lorsqu'un paysan, qui venait de lui refuser très-durement l'hospitalité, la suivit et la rappela. C'était un homme âgé, de très-mauvaise mine. Prascovie hésita si elle accepterait son offre, et se laissa cependant conduire chez lui, craignant de ne pas obtenir un autre gîte. Elle ne trouva dans l'isba qu'une femme âgée, et dont l'aspect était encore plus sinistre que celui de son conducteur. Ce dernier ferma soigneusement la porte, et poussa les guichets des fenêtres. En la recevant dans leur maison, ces deux personnes lui firent peti d'accueil : elles avaient un air si étrange, que Prascovie éprouvait une certaine crainte, et se repentait de s'être arrêtée chez elles. On la fit asseoir. L'isba n'était éclairée que par des esquilles de sapin enflammées, plantées dans un trou de la muraille, et qu’on remplaçait lorsqu'elles étaient consumées. A la clarté lugubre de cette flamme, lorsqu'elle se hasardait à lever les

yeux,

elle pas faits

LA JEUNE SIBERIEXNE.

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voyait ceux de ses hòtes fixés sur elle. Enfin, après quelques minutes de silence: “D'où venez-vous ?” lui demanda la vieille.

Je viens d'Ishim, et je vais à Saint-Pétersbourg.

Oh! oh! vous avez donc beaucoup d'argent pour entreprendre un si grand voyage ?

- Il ne me reste que quatre-vingts copecs en cuivre, répondit la voyageuse intimidée.

Tu mens! s'écria la vieille; oui, tu mens ! On ne se met pas en route, pour aller si loin, avec si peu d'argent!” La jeune fille avait beau protester que c'était là tout son avoir, on ne la croyait pas. La femme ricapait avec son mari. “De Tobolsk à Pétersbourg avec quatre-vingts copecs, disait-elle. C'est probable, vraiment !" La malheureuse fille, outragée et treniblante, retenait ses larmes et priait Dieu tout bas de la secourir. On lui donna cependant quelques pommes de terre, et, dès qu'elle les eut mangées, son hôtesse lui conseilla de s'aller coucher. Prascovie, qui commençait fortement à soupçonner ses hôtes d’être des voleurs, aurait volontiers donné le reste de son argent pour être délivrée de leurs mains. Elle se déshabilla en partie avant de monter sur le poêle où elle devait passer la nuit, laissant en bas, à leur portée, ses poches et son sac, afin de leur donner la facilité de compter son argent et pour s'épargner la honte d'être fouillée.

Dès qu'ils la crurent endormie, ils commencèrent leurs recherches. Prascovie écoutait avec anxiété leur conversation. “Elle a encore de l'argent sur elle, disaient-ils; elle a sûrement des assignations. — J'ai vu, ajouta la vieille, un cordon passé à son cou, auquel pend un petit sac; c'est là où est l'argent." C'était un petit sac de toile cirée, contenant son passeport qu'elle ne quittait jamais. Ils se mirent à parler plus bas, et les mots qu'elle entendait de temps en temps n'étaient

pour la rassurer. “Personne ne l'a vue entrer chez nous, disaient les deux misérables, on ne se doute même pas qu'elle soit dans le village." Ils parlèrent encore plus bas. Après quelques instants de silence, et lorsque son imagination lui peignait les plus grande malheurs, la jeune fille vit tout-à-coup paraitre auprès d'elle la tête de l'horrible vieille qui grimpait sur le poêle Tout son sang se glaça dans ses veines. Elle la conjur de lui laisser la vie, l'assurant de nouveau qu’olle n'avait point d'argent; mais l'inexorable visiteuse, sans lui répondre, se mit à chercher dans ses habits, dans ses bottines, qu'elle lui fit ôter. L'homme apporta de la lumiire. On examina le sac du passe-port, on lui fit ouvrir les Inains; enfin le vieux couple, voyant ses recherches inutiles, descendit, et laissa notre voyageuse plus morte

que vive.

Cette scène effrayante, et plus encore la crainte de la voir se renouveler, la tinrent longtemps éveillée. Cependant, lorsqu'elle reconnut à leur respiration bruyante que ses hôtes s'étaient endormis, elle se tranquillisa peu à peu et, la fatigue l'emportant sur la frayeur,elle s'endormit ellemême profondément. Il était grand jour lorsque la vieille la réveilla. Elle descendit du poêle, et fut tout étonnée de lui trouver, ainsi qu'à son mari, un air plus affable. Elle voulait partir; ils la retinrent pour lui donner à manger. La vieille en fit aussitôt les préparatifs avec beaucoup plus d'empressement que la veille. Elle prit la fourche et retira du poêle le pot au stchi,' dont elle lui servit une bonne portion: pendant ce temps, le mari soulevait une trappe du plancher, sous lequel était le seau de kvas,' et lui en servit une pleine cruche. Un peu rassurée par ce bon traitement, elle répondit avec sincérité à leurs questions, et raconta une partie de son histoire. Ils eurent l'air d'y prendre intérêt, et voulant justifier leur conduite précédente, ils l'assurèrent qu'ils n'avaient voulu savoir si elle avait de l'argent que parce qu'ils l'avaient mal à propos soupçonnée d'être une voleuse, mais qu'elle pourrait voir, en comptant sa petite somme, qu'ils étaient bien loin euxmêmes d'être des voleurs. Enfin Prascovie prit congé d'eux, ne sachant trop si elle leur devait des remerciments, mais se trouvant fort heureuse d'être hors de la maison.

Lorsqu'elle eut fait quelques verstes hors du village, elle eut la curiosité de compter son argent. Le lecteur sera sans doute aussi surpris qu'elle le fut elle-même, en apprenant qu'au lieu de quatre-vingts copecs qu'elle croyait avoir, elle en trouva cent vingt. Les hôtes en avaient ajouté quarante.

I Soupe russe faite avec des choux aigres et la viande salée.
2 Petite bière faite avec de la farine de seigle,

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