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LES DIX TRAVAILLEURS.

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Les dix Travailleurs.

--BONHOMME Prudence, une histoire! une histoire! Le paysan sourit, et jette un regard de côté vers Martha, toujours inoccupée.

C'est-à-dire qu'il faut payer ici sa bienvenue, dit-il, eh bien! il sera fait à votre volonté, mes braves gens. La dernière fois, je vous ai parlé des vieux temps où les armées des païens ravageaient nos montagnes ; c'était un récit fait pour les hommes. Aujourd'hui je parlerai (sans vous déplaire) pour les femmes et les petits enfants. Il faut que chacun ait son tour. Nous nous étions occupés de César; nous allons passer, pour l'heure, à la mère Vertd'Eau.

Tout le monde poussa un grand éclat de rire; on s'arrangea vite, Guillaume ralluma sa pipe, et le bonhomme Prudence reprit :

"Ce conte-ci, mes mignons, n'est point de ceux qu'on laisse aux nourrices, et vous pourriez le lire dans l'almanach avec les vraies histoires; car l'aventure est arrivée à notre grand'mère Charlotte, que Guillaume a connue, et qui était une femme de merveilleuse vaillance.

La grand'mère Charlotte avait été jeune aussi dans son temps, ce qu'on avait peine à croire, quand on voyait ses mèches grises et son nez crochu toujours en conversation avec son menton; mais ceux de son âge disaient qu'aucune jeune fille n'avait eu meilleur visage, ni l'humeur plus inclinée à la gaieté.

Par malheur, Charlotte était restée seule, avec son père, à la tête d'une grosse ferme plus arrentée de dettes que de revenus; si bien que l'ouvrage succédait à l'ouvrage, et que la pauvre fille, qui n'était point faite à tant de soucis, tombait souvent en désespérance, et se mettait à de rien faire pour mieux chercher le moyen de faire tout.

Un jour donc qu'elle était assise devant la porte, les deux mains sous son tablier comme une dame qui a des engelures, elle commença à se dire tout bas:

-Dieu me pardonne, la tâche qui m'a été faite n'est point d'une chrétienne! et c'est grand'pitié que je sois seule tourmentée, à mon âge, de tant de soins! Quand je serais plus diligente que le soleil, plus leste que l'eau, et

plus forte que le feu, je ne pourrais suffire à tout le tra vail du logis. Ah! pourquoi la bonne fée Vert-d'Eau n'estelle plus de ce monde, ou que ne l'a-t-on invitée à mon baptême? Si elle pouvait m'entendre et si elle voulait me secourir, peut-être sortirions-nous, moi de mon souci, et mon père de sa mal-aisance.

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Sois donc satisfaite, me voilà! interrompit une voix. Et Charlotte aperçut devant elle la mère Vert-d'Eau qui la regardait, appuyée sur son petit bâton de houx.

Au premier instant, la jeune fille eut peur, car la fée portait un habillement peu en usage dans le pays : elle était vêtue tout entière d'une peau de grenouille dont la tête lui servait de capuchon, et elle-même était si laide, si vieille et si ridée qu'avec un million de dot elle n'eût pu trouver un épouseur.

Cependant Charlotte se remit assez vite pour demander à la fée Vert-d'Eau, d'une voix un peu tremblante, mais très-polie, ce qu'elle pouvait faire pour son service? C'est moi qui viens me mettre au tien, répliqua la vieille; j'ai entendu ta plainte, et je t'apporte de quoi sortir d'embarras.

-Ah! parlez-vous sérieusement, bonne mère? s'écria Charlotte, qui se familiarisa tout de suite ; venez-vous pour me donner un morceau de votre baguette avec lequel je pourrai rendre tout mon travail facile?

-Mieux que cela, répondit la mère Vert-d' Eau; je t'amène dix petits ouvriers qui exécuteront tout ce que tu voudrais bien leur ordonner.

Où sont-ils ? s'écria la jeune fille.

Tu vas les voir.

La vieille entr'ouvrit son manteau et en laissa sortir dix lains de grandeur inégale.

Les deux premiers étaient très-courts, mais larges et robustes.

-Ceux-ci, dit-elle, sont les plus vigoureux ; ils t'aideront à tous les travaux et te donneront en force ce qui leur manque en dextérité. Ceux que tu vois et qui les suivent sont plus grands, plus adroits; ils savent traire, tirer le lin de la quenouille et vaqueront à tous les ouvra de la maison. Leurs frères, dont tu peux remarquer la ges haute taille, sont surtout habiles à manier l'aiguille, comme le prouve le petit dé de cuivre dont je les ai coiffés. En

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voici deux autres, moins savants, qui ont une bague pour ceinture, et qui ne pourront guère qu'aider au travail général, ainsi que les derniers, dont il faudra estimer surtout la bonne volonté. Tous les dix te paraissent, je parie, bien peu de chose; mais tu vas les voir à l'œuvre, et tu en jugeras.

A ces mots, la vieille fit un signe, et les dix nains s'élan◄ cèrent. Charlotte les vit exécuter successivement les travaux les plus rudes et les plus délicats, se plier à tout, suffire à tout, préparer tout. Émerveillée, elle poussa un grand cri de joie, et étendant les bras vers la fée :

-Ah! mère Vert-d'Eau, s'écria-t-elle, prêtez-moi ces dix vaillants travailleurs, et je ne demande plus rien à celui qui a créé le monde!

-Je fais mieux, répliqua la fée, je te les donne ; seulement, comme tu ne pourrais les transporter partout avec toi sans qu'on t'accusât de sorcellerie, je vais ordonner à chacun d'eux de se faire petit et de se cacher dans tes dix doigts.

Quand ceci fut accompli :

-Tu sais maintenant quel trésor tu possèdes, reprit la mère Vert-d'Eau; tout va dépendre de l'usage que tu en feras. Si tu ne sais point gouverner tes petits serviteurs, si tu les laisses s'engourdir dans l'oisiveté, tu n'en tireras aucun avantage; mais donne-leur une bonne direction, de peur qu'ils ne s'endorment, ne laisse jamais tes doigts en repos, et le travail dont tu étais effrayée se trouvera fait comme par enchantement.

La fée avait dit vrai, et notre grand'mère, qui suivit ses conseils, vint non-seulement à bout de rétablir les affaires de la ferme, mais elle sut gagner une dot avec laquelle elle se maria heureusement, et qui l'aida à élever huit enfants dans l'aisance et dans l'honnêteté. Depuis, c'est une tradition parmi nous qu'elle a transmis les travailleurs de la mère Vert-ď Eau à toutes les femmes de la famille, et que, pour peu que celles-ci se remuent, les petits ouvriers se mettent en action et nous font profiter grandement. Aussi avons-nous coutume de dire, parmi nous, que c'est dans le mouvement des dix doigts de la ménagère qu'est toute la prospérité, toute la joie et tout le bien-vivre de la maison." Au coin du feu.)

GOZLAN.

(1806-1866.)

Léon GoZLAN, né à Marseille, est auteur d'un très-grand nombre de nouvelles et de romans qui prouvent la fécondité de son esprit. a donné au théatre des drames, des comédies et des vaudevilles, dont la plupart ont été favorablement accueillis. Ses œuvres, plus ingénieuses que solides, sont écrites avec une verve très-remarquable ; par malheur le style est quelquefois entaché d'une fausse élégance qui le dépare, et l'on regrette que cet écrivain ait fait trop souvent bou marché des règles que le bon goût ne permet pas d'enfreindre.

La Chasse aux Flambeaux.

Le comte du Nord, plus tard Paul Ier, empereur de toutes les Russies, voyageait en Europe; il vint en France, à Paris. A la cour, on lui parla de Chantilly; il voulut le voir.

La réception fut majestueuse; elle parut froide. Après le dîner, après la promenade, après le jeu, il y avait encore de l'ennui, comme pendant le jeu, la promenade et le dîner.

Alors Monsieur le prince proposa au comte du Nord, pour passer plus agréablement le reste de la soirée, une partie de chasse dans la forêt. Cette invitation, faite à dix heures de la nuit et d'un ton sérieux, étonna beaucoup le comte qui se la fit répéter, et qui n'y adhéra que sous forme de plaisanterie, n'imaginant pas qu'il fût possible de courre le sanglier et le cerf au milieu de l'obscurité.

Aussitôt, à un signal donné par le prince, les chevaux tout sellés, tout bridés, sont conduits dans la cour des écuries, les chiens réunis en groupe, les piqueurs rassemblés; gentilshommes, valets coureurs, tout met le pied à l'étrier. Le cor sonne; les princes de Condé et le comte du Nord s'élancent sur leurs chevaux ; quelques dames osent suivre ces aventureux chasseurs.

La soirée est belle; la lune rayonne sur les magnifiques bois de Sylvie; la pelouse, vaste lac de gazon, jette son parfum à la nuit ; on la foule quelque temps en silence. Il y a de l'étonnement dans ces chiens et dans ces chevaux éveillés au milieu de leur sommeil, pour obéir à

LA CHASSE AUX FLAMBEAUX.

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l'impérieuse voix de la chasse à l'heure où tout dort, jus. qu'aux arbres. Ils cherchent leur soleil et leur rosée si fraîche du matin et ces masses sonores d'air qui répètent avec la pureté du cristal les aboiements, les hennissements, les fanfares; ils ne comprennent pas pour quel étrange courre on a réuni leurs meutes. Humbles comme tous les animaux le sont la nuit, les chevaux battent le gazon d'un galop douteux; les chiens, l'oreille basse et le museau en quête, ne savent où chercher leur piste, sous un ciel sans vent connu, plein d'exhalaisons où ne se mêle. aucune trace de gibier. Le gibier dort, le sanglier dans ses joncs sauvages et ses mares; le cerf sous les charmes immobiles, sous les oiseaux immobi'es, sous un ciel immobile. La grande âme de la forêt, avec toutes ses agitations et ses intelligences, repose.

Et les chasseurs ont déjà passé la grille du château; ils sont deux cents, maîtres et valets. C'est la grande route du connétable. Le cor retentit.

Une lumière brille, deux lumières, vingt lumières, mille; on y voit à vingt pas, à une lieue, à droite, à gauche, partout; mille sinuosités, trente ou quarante lieues de lignes courbes s'embrasent; les lumières ruissellent comme des fleuves; les routes qui s'entre-coupent, étroites et rapides, s'illuminent aussi et vont comme une flèche jusqu'à ce qu'elles rencontrent une table, un carrefour qui les fasse tourner ou jaillir en nouvelles routes de feu, pour, plus loin, après avoir encore couru, être brisées de nouveau jusqu'aux limites indéterminées du bois, de carrefour en carrefour, de poteau en poteau, de rond-point en rond-point. Le jour n'a pas cet éclat. Sur le feuillage ou sous le feuillage, les mêmes tremblements de lumière; les mêmes gouttes de clarté sur les branches intermédiaires, comme à midi, l'été ; et à ce jour factice, les oiseaux s'éveillent, battent des ailes et chantent; les chiens ont retrouvé leurs voix, les chevaux leur pas. Dans les fourrés, le cerf remue; dans sa bauge, le sanglier grogne. Toutes les harmonies s'éveillent sans l'ordre de Dieu. En avant les chevaux, les chiens et les hommes! En avant les limiers, qui débusquent le cerf, trompent toutes ses allures, qui saisissent dans l'air le cri qu'il y a jeté, sur la terre le souffle qu'il y a répandu, dans l'eau la trace qu'il y a laissée, qui vont, qui bondissent, qui nagent, avec

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