Page images
PDF
EPUB

cœur de nos amis. Il nous sert aussi d'asile à nous. mêmes contre les peines les plus amères, et c'est le seul sentiment qui puisse calmer sans refroidir.

Dernier chant de Corinne.

Recevez mon salut solennel, ô mes concitoyens! Déjà la nuit s'avance à mes regards; mais le ciel n'est-il pas plus beau pendant la nuit? Des milliers d'étoiles le décorent. Il n'est de jour qu'un désert. Ainsi, les ombres éternelles réveillent d'innombrables pensées que l'éclat de la prospérité faisait oublier. Mais la voix qui pourrait en instruire s'affaiblit par degrés; l'âme se retire en elle-même, et cherche à rassembler sa dernière chaleur.

Quelle confiance m'inspirait jadis la nature et la vie! Je croyais que tous les malheurs venaient de ne pas assez penser et de ne pas assez sentir, et que déjà sur la terre on pouvait goûter d'avance la félicité céleste, qui n'est que la durée dans l'enthousiasme et la constance dans l'amour.

Non, je ne me repens point de cette exaltation généreuse; non, ce n'est point elle qui m'a fait verser les pleurs dont la poussière qui m'attend est arrosée. J'aurais rempli ma destinée, j'aurais été digne des bienfaits du ciel, si j'avais consacré ma lyre retentissante à célébrer la bonté divine manifestée par l'univers.

Vous ne rejetez point, ô mon Dieu! le tribut des talents. L'hommage de la poésie est religieux, et les ailes de la pensée servent à se rapprocher de vous.

Il n'y a rien d'étroit, rien d'asservi, rien de limité dans la religion. Elle est l'immense, l'infini, l'éternel; et loin que le génie puisse détourner d'elle, l'imagination dès son premier élan dépasse les bornes de la vie, et le sublime en tous genres est un reflet de la divinité.

Ah! si je n'avais aimé qu'elle, si j'avais placé ma tète dans le ciel, à l'abri des affections orageuses, je ne serais pas brisée avant le temps, des fantômes n'auraient pas pris la place de mes brillantes chimères! Malheureuse! mon génie, s'il subsiste encore, se fait sentir seulement par la force de ma douleur.

Quand les desseins de la Providence sont accomplis su

NATHAN LE SAGE.

13

nous, une musique intérieure nous prépare à l'arrivée de l'ange de la mort. Il n'a rien d'effrayant, rien de terrible; il porte des ailes blanches, bien qu'il marche entouré de la nuit, mais avant sa venue mille présages l'annoncent.

Si le vent murmure, on croit entendre sa voix. Quand le jour tombe, il y a de grandes ombres dans la campagne qui semblent les replis de sa robe traînante.

A midi, quand les possesseurs de la vie ne voient qu'un ciel serein, ne sentent qu'un beau soleil, celui que l'ange de la mort réclame aperçoit dans le lointain un nuage qui va bientôt couvrir la nature entière à ses yeux.

Espérance, jeunesse, émotion du cœur, c'en est donc fait! Loin de moi des regrets trompeurs: si j'obtiens encore quelques larmes, si je me crois encore aimée, c'est parce que je vais disparaître; mais si je ressaisissais la vie, elle retournerait bientôt contre moi tous ses poignards.

Le grand mystère de la mort, quel qu'il soit, doit donner du calme. Vous m'en répondez, tombeaux silencieux; vous m'en répondez, Divinité bienfaisante! j'avais choisi sur la terre, et mon coeur n'a plus d'asile. Vous décidez pour moi : mon sort en vaudra mieux.

(Corinne.)

Nathan le Sage.

Le plus beau des ouvrages de Lessing, c'est Nathan le Sage; on ne peut voir dans aucune pièce la tolérance religieuse mise en action avec plus de naturel et de dignité. Un Turc, un templier et un juif sont les principaux personnages de ce drame; la première idée en est puisée dans le conte des trois Anneaux de Boccace; mais l'ordonnance de l'ouvrage appartient en entier à Lessing. Le Turc, c'est le sultan Saladin, que l'histoire représente comme un homme plein de grandeur; le jeune templier a dans le caractère toute la sévérité de l'état religieux qu'il professe; et le juif est un vieillard qui a acquis une grande fortune dans le commerce, mais dont les lumières et la bienfaisance rendent les habitudes généreuses. Il comprend toutes les croyances sincères, et voit la Divinité dans le cœur de tout homme vertueux. Ce caractère est d'une admirable simplicité. L'on s'étonne de l'attendrissement qu'il causɔ, quoiqu'il ne soit agité ni par des

passions vives ni par des circonstances fortes. Une fois cependant, on veut enlever à Nathan une jeune fille à laquelle il a servi de père, et qu'il a comblée de soins depuis sa naissance: la douleur de s'en séparer lui serait amère; et pour se défendre de l'injustice qui veut la lui ravir, il raconte comment elle est tombée entre ses mains. Les chrétiens immolèrent tous les juifs à Gaza, et dans la même nuit Nathan vit périr sa femme et ses sept enfants; il passa trois jours prosterné dans la poussière, jurant une haine implacable aux chrétiens; peu à peu la raison lui revint, et il s'écria: "Il y a pourtant un Dieu; que sa volonté soit faite!" Dans ce moment, un prêtre vint le prier de se charger d'un enfant chrétien, orphelin dès le berceau, et le vieillard hébreu l'adopta. L'attendrissement de Nathan, en faisant ce récit, émeut d'autant plus qu'il cherche à se contenir, et que la pudeur de la vieillesse lui fait désirer de cacher ce qu'il éprouve. Sa sublime patience ne se dément point, quoiqu'on le blesse dans sa croyance et dans sa fierté, en l'accusant comme d'un crime d'avoir élevé Reca dans la religion juive; et sa justification n'a pour but que d'obtenir le droit de faire encore du bien à l'enfant qu'il a recueilli.

"Je

La pièce de Nathan est plus attachante encore par la peinture des caractères que par les situations. Le templier a dans l'âme quelque chose de farouche qui vient de la crainte d'être sensible. La prodigalité orientale de Saladin fait contraste avec l'économie généreuse de Nathan. Le trésorier du sultan, un derviche vieux et sévère, l'avertit que ses revenus sont épuisés par ses largesses. "m'en afflige, dit Saladin, parce que je serai forcé de "retrancher de mes dons; quant à moi, j'aurai toujours ce qui fait toute ma fortune, un cheval, une épée et un seul Dieu." Nathan est un ami des hommes; mais la défaveur dans laquelle le nom de juif l'a fait vivre au milieu de la société mêle une sorte de dédain pour la nature humaine à l'expression de sa bonté. Chaque scène ajoute quelques traits piquants et spirituels au développement de ces divers personnages; mais leurs relations ensemble ne sont pas assez vives pour exciter une forte émotion.

[ocr errors]

A la fin de la pièce, on découvre que le templier et la fille adoptée par le juif sont frère et sœur, et que le sultan est leur oncle. L'intention de l'auteur a visiblement été de donner dans sa famille dramatique l'exemple d'une

[blocks in formation]

fraternité religieuse plus étendue. Le but philosophique vers lequel tend toute la pièce en diminue l'intérêt au théâtre; il est presque impossible qu'il n'y ait pas une certaine froideur dans un drame qui a pour objet de développer une idée générale, quelque belle qu'elle soit; cela tient de l'apologue, et l'on dirait que les personnages ne sont pas là pour leur compte, mais pour servir à l'avancement des lumières. Sans doute, il n'y a pas de fiction, il n'y a pas même d'événement réel dont on ne puisse tirer une pensée; mais il faut que ce soit l'événement qui amène la réflexion, et non pas la réflexion qui fasse inventer l'événement: l'imagination dans les beaux-arts doit toujours agir la première.

ARNAULT.
(1766-1834.)

Antoine-Vincent-ARNAULT, a donné au théâtre un assez grand nombre de tragédies dont les plus connues sont Marius à Minturnes (1791) les Vénitiens, (1791), et Germanicus (1817); proscrit à la seconde restauration et éliminé alors de l'Institut, il y rentra en 1829 par une élection nouvelle, et succéda, en 1833, à Andrieux comme secrétaire perpétuel de l'Académie française. Les Mémoires d'un sexagénaire et ses Fables sont de tous ses ouvrages ceux qu'on relit avec le plus de plaisir ; on y trouve cette vivacité et cette malice frondeuse qui étaient les deux qualités les plus remarquables de son esprit.

La Feuille.

De ta tige détachée,

Pauvre feuille desséchée,

Où vas-tu ?-Je n'en sais rien ;
L'orage a brisé le chêne

Qui seul était mon soutien ;
De son inconstante haleine
Le zéphyr ou l'aquilon
Depuis ce jour me promène
De la forêt à la plaine,
De la montagne au vallon.
Je vais où le vent me mène,

Sans me plaindre ou m'effrayer;
Je vais où va toute chose,

Où va la feuille de rose,

Et la feuille de laurier.

Le Colimaçon.

Sans ami comme sans famille,
Ici-bas vivre en étranger;
Se retirer dans sa coquille
Au signal du moindre danger;
S'aimer d'une amitié sans bornes;
De soi seul emplir sa maison ;
En sortir suivant la saison,
Pour faire à son prochain les cornes;*
Signaler ses pas destructeurs
Par les traces les plus impures;
Outrager les plus belles fleurs
Par ses baisers, ou ses morsures;
Enfin, chez soi- comme en prison,
Vieillir de jour en jour plus triste ;
C'est l'histoire de l'égoïste
Et celle du colimaçon.

MICHAUD. (1767-1839.)

Joseph MICHAUD, né au bourg d'Albens, en Savoie, débuta dans la presse royaliste sous la révolution. Condamné à mort, puis à la déportation, il alla chercher un asile dans les montagnes du Jura. En 1814, il fit reparaître le journal la Quotidienne, qu'il a continué de rédiger jusqu'à sa mort. Il était membre de l'Académie française

depuis 1812.

On doit à M. Michaud plusieurs poëmes, dont le Printemps d'un proscrit offre quelques beaux passages, une excellente Histoire des Croisades, écrite avec élégance; la Correspondance d'Orient, un des livres les plus instructifs et les plus intéressants qui aient été publiés sur cette contrée; une Histoire de l'empire de Mysore, une Collection de Mémoires sur l'Histoire de France, la Bibliothèque des Croisades, etc.

Depart des Croisés.

Dès que le printemps parut, rien ne put contenir l'impatience des croisés; ils se mirent en marche pour se rendre dans les lieux où ils devaient se rassembler. Le plus grand nombre allait à pied; quelques cavaliers paraissaient au milieu de la multitude; plusieurs voyageaient montés sur des chars traînés par des bœufs

*Fuire les cornes à son prochain, se moquer de lui.

« PreviousContinue »