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Il y a quelques années, Monfieur, que j'ai com1738. mencé une espèce d'hiftoire philofophique du fiècle de Louis XIV: tout ce qui peut paraître important à la postérité doit y trouver fa place; tout ce qui n'a été important qu'en paffant y fera omis. Les progrès des arts et de l'efprit humain tiendront dans cet ouvrage la place la plus honorable. Tout ce qui regarde la religion y fera traité fans controverfe; et ce que le droit public a de plus intéressant pour la fociété s'y trouvera. Une loi utile y sera préférée à des villes prises et rendues, à des batailles qui n'ont décidé de rien. On verra dans tout l'ouvrage le caractère d'un homme qui fait plus de cas d'un ministre qui fait croître deux épis de blé là où la terre n'en portait qu'un, que d'un roi qui achète ou qui faccage une province.

Si vous aviez, Monfieur, fur le règne de Louis XIV quelques anecdotes dignes des lecteurs philofophes, je vous fupplierais de m'en faire part. Quand on travaille pour la vérité, on doit hardiment s'adresser vous, et compter fur vos fecours.

à

Je fuis, Monfieur, avec les fentimens, &c.

LETTRE XXX VII.

A M. LE FRAN C.

1738,

A Cirey, 30 octobre.

Tous les hommes ont de l'ambition, Monfieur, et
la mienne eft de vous plaire, d'obtenir quelquefois
vos fuffrages, et toujours votre amitié. Je n'ai guère
vu jufqu'ici que des gens
de lettres occupés de flatter
les idoles du monde, d'être protégés par les ignorans,
d'éviter les connaiffeurs, de chercher à perdre leurs
rivaux, et non à les surpasser. Toutes les académies
font infectées de brigues et de haines perfonnelles :
quiconque montre du talent, a fur le champ pour
ennemis ceux-là même qui pourraient rendre justice
à fes talens, et qui devraient être fes amis.

M. Thiriot, dont vous connaiffez l'efprit de juftice et de candeur, et qui a lu dans le fond de mon cœur pendant vingt-cinq années, fait à quel point je détefte ce poifon répandu fur la littérature. Il fait furtout quelle eftime j'ai conçue pour vous dès que j'ai pu voir quelques uns de vos ouvrages; il peut vous dire que même à Cirey, auprès d'une perfonne qui fait tout l'honneur des fciences et tout celui de ma vie, je regrettais infiniment de n'être pas lié avec vous.

Avec quel homme de lettres aurais-je donc voulu être uni, finon avec vous, Monfieur, qui joignez un goût fi pur à un talent fi marqué? Je fais que vous êtes non-feulement homme de lettres, mais un excellent

citoyen, un ami tendre. Il manque à mon bonheur 1738. d'être aimé d'un homme comme vous.

J'ai lu, avec une fatisfaction très-grande, votre differtation fur le Pervigilium veneris : c'est-là ce qui s'appelle traiter la littérature. Madame la marquife du Châtelet, qui entend Virgile comme Milton, a été vivement frappée de la fineffe avec laquelle vous avez trouvé dans les Géorgiques l'original du Pervigilium. Vous êtes comme ces connaiffeurs nouvellement venus d'Italie, tout remplis de leur Raphaël, de leur Carache, de leur Paul Veronefe, et qui démêlent tout d'un coup les paftiches de Boulogne.

Vous avez donné un bel effai de traduction dans vos vers,

C'est l'aimable printemps dont l'heureuse influence, &c. Votre dernier vers,

Et le jour qu'il naquit fut au moins un beau jour

me paraît beaucoup plus beau que

Ferrea progenies duris caput extulit arvis.

Le fens de votre vers était, comme vous le dites trèsbien, renfermé dans celui de Virgile. Souffrez que je dife qu'il y était renfermé comme une perle dans des écailles.

Je voudrais feulement que ce beau vers pût s'accorder avec ceux-ci qui le précèdent;

De l'univers naiffant le printemps eft l'image;
Il ne ceffa jamais durant le premier âge.

J'ai peur que ce ne foient-là deux mérites incompatibles : fi le printemps ne ceffa point dans l'âge d'or, il 1738. y eut plus d'un beau jour. Vous pourriez donc facrifier ces il ne ceffa jamais &c. à ce beau vers,

Et le jour qu'il naquit, &c.

Ce dernier vers mérite le facrifice que j'ofe vous demander.

Vous voyez, Monfieur, que je compte déjà fur votre amitié, et vous pardonnez fans doute à ma franchise. J'entre avec vous dans ces détails parce qu'on m'a dit que vous traduifez toutes les Géorgiques. L'entreprise eft grande. Il eft plus difficile de traduire cet ouvrage en vers français, qu'il ne l'a été de le faire en latin; mais je vous exhorte à continuer cette traduction, par une raison qui me paraît fans réplique, c'est que vous êtes le feul capable d'y réuffir.

J'ai été votre partisan dans ce que vous avez dit de l'Enéide. Il n'appartient qu'à ceux qui fentent comme vous les beautés, d'ofer parler des défauts; mais je demanderais grâce pour la fageffe avec laquelle Virgile a évité de reffembler à Homère dans cette foule de grands caractères qui embelliffent l'Iliade. Homère avait vingt rois à peindre, et Virgile n'avait qu'Enée et Turnus.

Si vous avez trouvé des défauts dans Virgile, j'ai ofé relever bien des bévues dans Defcartes. Il eft vrai que je n'ai pas parlé en mon propre et privé nom : je me fuis mis fous le bouclier de Newton. Je fuis tout au plus le Patrocle couvert des armes d'Achille,

Je ne doute pas qu'un esprit juste, éclairé comme 1738. le vôtre, ne compte la philofophie au rang de fes connaissances. La France eft jusqu'à présent le seul pays où les théories de Newton en physique, et de Boerhaave en médecine, foient combattues. Nous n'avons pas encore de bons élémens de phyfique; nous avons pour toute aftronomie le livre de Bion, qui n'eft qu'un ramas informe de quelques mémoires de l'académie. On eft obligé, quand on veut s'inftruire de ces fciences, de recourir aux étrangers, à Keill, à Wolf, à s'Gravefende. On va imprimer enfin des Inftitutions phyfiques, dont M. Pitot eft l'examinateur, et dont il dit beaucoup de bien. Je n'ai eu que le mérite d'être le premier qui ait ofé bégayer la vérité; mais, avant qu'il soit dix ans, vous verrez une révolution dans la phyfique, et fe mirabitur Gallia neutonianam.

Et nous dirons avec vos Géorgiques:

Miraturque novas frondes et non fua poma.

Il eft vrai que la phyfique d'aujourd'hui eft un peu contraire aux fables des Géorgiques, à la renaiffance des abeilles, aux influences de la lune, &c.; mais vous faurez, en maître de l'art, conferver les beautés de ces fictions, et fauver l'abfurde de la physique.

Voilà à quoi vous fervira l'efprit philofophique qui eft aujourd'hui le maître de tous les arts.

Si vous avez quelque objection à faire fur Newton, quelque inftruction à donner fur la littérature, ou quelque ouvrage à communiquer, fongez, Monfieur, je vous en prie, à un folitaire plein d'eftime pour

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