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faires. Il ne ferait pas mal, par exemple, que le
grand-vicaire Omar dît au prélat Mahomet :

Pour ce grand attentat je réponds de Séide:
C'est le feul inftrument d'un pareil homicide.
Otage de Zopire, il peut feul aujourd'hui
L'approcher à toute heure, et te venger de lui.
Tes autres favoris, pour remplir la vengeance,
Pour s'expofer à tout ont trop d'expérience;
La jeunesse imprudente a plus d'illusions ;
Séide eft enivré de fuperftitions,

Jeune, ardent, dévoré du zèle qui l'infpire.

Voilà à peu-près comme je voudrais fonder cette action, en ajoutant à ces idées quelques autres préparations dont j'envoyai un cahier prefque verfifié à M. de Cideville, il y a quelques jours. Enfin, j'y rêverai un peu à loifir; et fi vous penfez l'un et l'autre qu'on puiffe faire quelque chofe de cet ouvrage, je m'y mettrai tout de bon.

C'est à de tels lecteurs que j'offre mes écrits.

J'ai lu cette juftification de Thomas Corneille dont vous me parlez. L'efprit fin et délicat de Fontenelle ne pourra jamais faire que fon oncle minor ait eu l'imagination d'un poëte; et Boileau avait raifon de dire que Thomas avait été partagé en cadet de Normandie. Il est plaisant de venir nous citer Camma et le baron d'Albicrac; cela prouve feulement que M. de Fontenelle eft un bon parent. C'est une grande erreur, ce me femble, de croire les pièces de ce Thomas bien conduites, parce qu'elles font fort intriguées. Ce n'eft

1741.

pas affez d'une intrigue, il la faut intéreffante, il la 1741. faut tragique, il ne la faut pas compliquée; fans quoi il n'y a plus de place pour les beaux vers, pour les portraits, pour les fentimens, pour les paffions; auffi ne peut-on retenir par cœur vingt vers de ce cadet, qui eft par-tout un homme médiocre en poëfie, auffi-bien que fon cher neveu, d'ailleurs homme d'un mérite très-étendu.

Il me tarde bien, mon cher confrère en Apollon, de raisonner avec vous de notre art dont tout le

monde parle, que fi peu de gens aiment, et que
moins d'adeptes encore favent connaître. Nous
fommes le petit nombre des élus, encore fommes-
nous dispersés. Il y a un jeune Helvétius qui a bien
du génie; il fait de temps en temps des vers admira-
bles. En parlant de Locke, par exemple, il dit :

D'un bras il abaiffa l'orgueil du platonisme,
De l'autre il rétrécit le champ du pyrrhonisme.

Je le prêche continuellement d'écarter les torrens de fumée dont il offufque le beau feu qui l'anime. Il peut, s'il veut, devenir un grand-homme. Il eft déjà quelque chofe de mieux; bon enfant, vertueux et fimple. Embraffez pour moi mon cher Cideville à qui j'écrirai bientôt. Adieu; aimez - moi et encouragezmoi à n'abandonner les vers pour rien au monde. Adieu, mon très-aimable ami.

LETTRE CLXXXVI.

A M. HELVETIUS.

A Bruxelles, ce 14 d'augufte.

Mon cher confrère en Apollon, j'ai reçu de vous

ON

une lettre charmante, qui me fait regretter plus que jamais que les ordres de Plutus nous féparent, quand les Mufes devraient nous rapprocher. Vous corrigez donc vos ouvrages, vous prenez donc la lime de Boileau pour polir des penfées à la Corneille. Voilà l'unique façon d'être un grand-homme. Il est vrai que vous pourriez vous paffer de cette ambition. Votre commerce eft fi aimable que vous n'avez pas befoin de talens; celui de plaire vaut bien celui d'être admiré. Quelques beaux ouvrages que vous faffiez, vous ferez toujours au-deffus d'eux par votre caractère. C'eft, pour le dire en paffant, un mérite que n'avait pas ce Boileau dont je vous ai tant vanté le style correct et exact. Il avait besoin d'être un grand artiste pour être quelque chofe. Il n'avait que fes vers, et vous avez tous les charmes de la fociété. Je fuis très-aife qu'après avoir bien raboté en poëfie, vous vous jetiez dans les profondeurs de la métaphyfique. On fe délaffe d'un travail par un autre. Je fais bien que de tels délaffemens fatigueraient un peu bien des gens que je connais, mais vous ne ferez jamais comme bien des gens en aucun genre.

Permettez-moi d'embraffer votre aimable ami, qui a remporté le prix de l'éloquence. Votre maison

1741.

eft le temple des Mufes. Je n'avais pas besoin du juge1741. ment de l'académie française ou françoife, pour sentir le mérite de votre ami. Je l'avais vu, je l'avais entendu, et mon cœur partageait les obligations qu'il vous a. Je vous prie de lui dire combien je m'intéreffe à fes fuccès.

M. du Châtelet eft arrivé ici. Il fe pourrait bien faire que, dans un mois, madame du Châtelet fût obligée d'aller à Cirey, où le théâtre de la guerre qu'elle foutient fera probablement tranfporté pour quelque temps. Je crois qu'il y aura une commiffion des juges de France, pour conftater la validité du teftament de M. de Trichâteau. Jugez quelle joie ce fera pour nous, fi nous pouvons vous enlever fur la route. Je me fais une idée délicieufe de revoir Cirey avec vous. M. de Montmirel ne pourrait-il pas être de la partie? Adieu; je vous embraffe de tout mon cœur; il ne manque que vous à la douceur de ma vie.

LETTRE CLXXX VI I.

A M. LE COMTE D'ARGENTAL.

JET

A Bruxelles, 22 auguste.

É ne vous écris guère, mon cher et refpectable ami, mais c'eft que j'en fuis fort indigne. J'ai eu le temps de mettre toute l'hiftoire des mufulmans en tragédie; cependant, j'ai à peine mis un peu de réforme dans mon fcélérat de prophète. Toute l'Europe joue à préfent une pièce plus intriguée que

la

la mienne. Je fuis honteux de faire fi peu pour les héros du temps paffé, dans le temps que tous ceux 1741. d'aujourd'hui s'efforcent de jouer un rôle. Je compte en jouer un bien agréable, fi je peux vous voir. Madame du Châtelet vous a mandé que le théâtre de fa petite guerre va être bientôt transporté à Cirey, Nous ne pafferons à Paris que pour vous y voir. Sans vous, que faire à Paris? Les arts que j'aime y font méprifés. Je ne fuis pas deftiné à ranimer leur langueur. La fupériorité qu'une phyfique sèche et abstraite a ufurpé fur les belles - lettres, commence à m'indigner. Nous avions, il y a cinquante ans, de bien plus grands - hommes en phyfique et en géométrie qu'aujourd'hui, et à peine parlait - on d'eux. Les choses ont bien changé. J'ai aimé la phyfique, tant qu'elle n'a point voulu dominer fur la poëfie; à préfent qu'elle écrafe tous les arts, je ne veux plus la regarder que comme un tyran de mauvaise compagnie. Je viendrai à Paris faire abjuration entre vos mains. Je ne veux plus d'autre étude que celle qui peut rendre la fociété plus agréable, et le déclin de la vie plus doux. On ne faurait parler phyfique un quart d'heure, et s'entendre. On peut parler poëfie, mufique, hiftoire, littérature tout le long du jour. En parler fouvent avec vous, ferait le comble de mes plaifirs. Je vous apporterai une nouvelle leçon de Mahomet dans laquelle vous ne trouverez pas affez de changemens; vous m'en ferez faire de nouveaux, je ferai plus infpiré auprès de vous. Tout ce que je crains, c'eft que vous ne foyez à la campagne quand nous arriverons. Je connais ma destinée, elle eft toute propre à m'envoyer à Paris pour ne Tome II. Cc

Correfp. générale.

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