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1740.

LETTRE CLI I.

A M. DE MAU PERTUIS.

Potsdam, décembre.

ETANT obligé de quitter les rois et les philofophes,

ou les philosophes et les rois, je vous recommande M. Dumolard comme français et comme homme de mérite. Uniffez-vous, je vous prie, avec M. Jordan pour le préfenter au roi par l'ordre duquel il eft venu, et pour faire régler fa deftinée; la mienne fera de vous aimer toujours.

LETTRE CLIII.

A M. * *.

Courte réponse aux longs difcours d'un docteur allemand.

E

Je m'étais donné à la philofophie, croyant y trouver le repos que Newton appellerem prorfus fubftantialem; mais je vis que la racine carrée du cube des révolutions des planètes, et les carrés de leurs distances, fefaient encore des ennemis. Je m'aperçois que j'ai encouru l'indignation de quelques docteurs allemands. J'ai ofé mefurer toujours la force des corps en mouvement par m×u. J'ai eu l'infolence de douter des monades, de l'harmonie préétablie, et même du

grand principe des indifcernables. Malgré le refpect fincère que j'ai pour le beau génie de Leibnitz, pouvais-je espérer du repos après avoir voulu ébranler fes fondemens de la nature? On a employé, pour me convaincre, de longs fophifmes et de groffes injures, felon la refpectable coutume introduite depuis long-temps dans cette science qu'on appelle philofophie, c'est-à-dire, amour de la fagesse.

Il eft vrai qu'une perfonne infiniment respectable à tous égards, et qui a beaucoup de fortes d'efprit, a daigné en employer une à éclaircir et à orner le fyftême de Leibnitz. Elle s'eft amusée à décorer d'un beau portique ce bâtiment vaste et confus. J'ai été étonné de ne pouvoir la croire en l'admirant; mais j'en ai vu enfin la raifon, c'eft qu'elle-même n'y croyait guère; et c'eft ce qui arrive fouvent entre ceux qui s'imaginent vouloir perfuader, et ceux qui s'efforcent de fe laiffer perfuader.

Plus je vais en avant, et plus je fuis confirmé dans l'idée que les fyftêmes de métaphyfique font pour les philofophes, ce que les romans font pour les femmes. Ils ont tous la vogue les uns après les autres, et finiffent tous par être oubliés. Une vérité mathématique refte pour l'éternité, et les fantômes métaphyfiques paffent comme des rêves de malades.

Lorfque j'étais en Angleterre, je ne pus avoir la confolation de voir le grand Newton qui touchait à fa fin. Le fameux curé de Saint-James, Samuel Clarke, l'ami, le difciple et le commentateur de Newton, daigna me donner quelques inftructions fur cette partie de la philofophie qui veut s'élever au-deffus du calcul et des fens. Je ne trouvai pas, à la vérité,

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cette anatomie circonfpecte de l'entendement humain, 1740. ce bâton d'aveugle avec lequel marchait le modefte Locke, cherchant fon chemin, et le trouvant; enfin, cette timidité favante qui arrêtait Locke fur le bord des abymes. Clarke fautait dans l'abyme, et j'osai croire l'y fuivre. Un jour, plein de ces grandes recherches qui charment l'efprit par leur immenfité, je dis à un membre très-éclairé de la fociété : Monfieur Clarke eft un bien plus grand métaphyficien que M. Newton. Cela peut être, me répondit-il froidement; c'eft comme fi vous difiez que l'un joue mieux au ballon que l'autre. Cette réponse me fit rentrer en moi-même. J'ai depuis ofé percer quelques-uns de ces ballons de la métaphyfique, et j'ai vu qu'il n'en eft forti que du vent. Auffi, quand je dis à M. s'Gravefende: Vanitas vanitatum, et metaphyfica vanitas; il me répondit: Je fuis bien fâché que vous ayez raifon.

Le P. Mallebranche, dans fa Recherche de la vérité, ne concevant rien de beau, rien d'utile que fon fyftême, s'exprime ainfi : Les hommes ne font

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pas faits pour confidérer des moucherons, et on ,, n'approuve pas la peine que quelques perfonnes "fe font donnée de nous apprendre comment font faits certains infectes, les transformations des " vers, &c. Il eft permis de s'amufer à cela quand , on n'a rien à faire, et pour se divertir,,. Cependant cet amusement à cela pour fe divertir nous a fait connaître les reffources inépuisables de la nature, qui rendent à des animaux les membres qu'ils ont perdus, qui reproduisent des têtes après qu'on les a coupées, qui donnent à tel infecte le pouvoir de

s'accoupler l'inftant d'après que fa tête eft féparée de fon corps, qui permettent à d'autres de multiplier 1740. leur espèce fans le fecours des deux fexes. Cet amuSement à cela a développé un nouvel univers en petit, et des variétés infinies de fageffe et de puiffance, tandis qu'en quarante ans d'études, le P. Mallebranche a trouvé que la lumière eft une vibration de preffion fur de petits tourbillons mous, et que nous voyons tout en

DIEU.

J'ai dit que Newton favait douter, et là-deffus on s'écrie: Oh! nous autres nous ne doutons pas ; nous favons de fcience certaine, que l'ame eft je ne fais quoi deftiné néceffairement à recevoir je ne fais quelles idées, dans le temps que le corps fait néceffairement certains mouvemens, fans que l'un ait la moindre influence fur l'autre, comme lorfqu'un homme prêche, et que l'autre fait des geftes, et cela s'appelle l'harmonie préétablie. Nous favons que la matière eft compofée d'êtres qui ne font pas matière, et que dans la patte d'un ciron il y a une infinité de fubftances fans étendue, dont chacune a des idées confufes qui compofent un miroir concentré de tout l'univers; cela s'appelle le fyftême des monades. Nous concevons auffi parfaitement l'accord de la liberté et de la néceffité; nous entendons très-bien,

Comment tout étant plein, tout a pu se mouvoir.

Heureux ceux qui peuvent comprendre des chofes fi peu comprehenfibles, et qui voient un autre univers que celui où nous vivons!

J'aime à voir un docteur qui vous dit d'un ton magiftral et ironique: Vous errez, vous ne favez

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" pas qu'on a découvert depuis peu, que ce qui ,, est, est possible; et que tout ce qui est possible, n'est " pas actuel; et que tout ce qui eft actuel, eft poffible; 99 et que les effences des chofes ne changent pas 9. Ah, plût à Dieu que l'effence des docteurs changeât! Eh bien, vous nous apprenez donc qu'il y a des effences, et moi je vous apprends que ni vous ni moi n'avons l'honneur de les connaître ; je vous apprends que jamais homme fur la terre n'a fu et ne faura ce que c'eft que la matière, ce que c'eft que le principe de la vie et du fentiment, ce que c'est que l'ame humaine ; s'il y a des ames dont la nature soit feulement de fentir fans raisonner, ou de raisonner en ne fentant point, ou de ne faire ni l'un ni l'autre ; fi ce qu'on appelle matière a des fenfations, comme elle a la gravitation; fi, &c.

Quant à la dispute fur la mesure de la force des corps en mouvement, il me paraît que ce n'eft qu'une dispute de mots, et je fuis fâché qu'il y en ait de telles en mathématiques. Que l'on compte comme on voudra, mu, ou bien mu2, rien ne changera dans la mécanique; il faudra toujours la même quantité de chevaux pour tirer les fardeaux, la même charge de poudre pour les canons; et cette querelle est le scandale de la géométrie.

Plût au Ciel encore qu'il n'y eût point d'autre querelle entre les hommes ! nous ferions des anges fur la terre. Mais ne reffemble-t-on pas quelquefois à ces diables que Milton nous représente dévorés d'ennuis, de rage et d'inquiétude, de douleurs, et raisonnant encore fur la métaphyfique au milieu de leurs tourmens?

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