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à ma mode. J'ai une drôle d'idée dans la tête; c'est 174°. qu'il n'y a que des gens qui ont fait des tragédies

qui puiffent jeter quelque intérêt dans notre histoire sèche et barbare. Mézerai et Daniel m'ennuient; c'est qu'ils ne favent ni peindre ni remuer les paffions. Il faut dans une hiftoire, comme dans une pièce de théâtre, expofition, nœud et dénouement.

Encore une autre idée. On n'a fait que l'histoire des rois, mais on n'a point fait celle de la nation. Il femble que, pendant quatorze cents ans, il n'y ait eu dans les Gaules que des rois, des miniftres et des généraux: mais nos mœurs, nos lois, nos coutumes, notre efprit, ne font-ils donc rien?

Adieu, Monfieur; respect, reconnaissance,

P. S. Pardon; il s'eft trouvé une grande figure d'optique fur l'autre feuillet; je l'ai déchiré.

LETTRE C X X I.

A M. LE COMTE D'ARGENTAL.

JE

Ce 29 janvier.

E fuis abfolument de l'avis de l'ange gardien et de fes chérubins, fur le retranchement de la fcène d'Atide au quatrième acte; non-feulement cette arrivée d'Atide reffemblait en quelque chofe à l'Atalide de Bajazet, mais elle me paraît peu décente et très-froide dans une circonftance fi terrible, et à la vue du corps expirant d'un père, qui doit occuper toute l'attention de la malheureufe Zulime.

Après avoir bien examiné les autres obfervations, et avoir plié mon efprit à fuivre les routes qu'on me 1740. propose, je les trouve abfolument impraticables.

On veut que Zulime doute fi fon amant a affaffiné fon père, on veut enfuite qu'elle puiffe l'excufer fur ce qu'il l'a tué fans le favoir, et que cette idée de l'innocence de Ramire foit l'objet qui occupe principalement le cœur de Zulime.

Je crois avoir ménagé affez le peu de doutes qu'elle doit avoir, et je crois que ce ferait perdre toute la force du tragique que de vouloir rendre toujours fon amant innocent. Le véritable tragique, le comble de la terreur et de la pitié eft, à mon avis, qu'elle aime fon amant criminel et parricide. Point de belles fituations fans de grands combats, point de paffions vraiment intéreffantes fans de grands reproches. Ceux qui confeillèrent à Pradon de ne pas rendre Phedre inceftueuse, lui confeillèrent des bienféances bien malheureuses et bien mefféantes au théâtre. Ah, ne me traitez pas en Pradon! (*)

Je condamne auffi févèrement toute affemblée de peuple. Ce n'eft pas d'une vaine pompe dont il s'agit; il faut que Zulime, en mourant, adore encore la caufe de fes crimes et de ses malheurs; il faut qu'elle le dife; et fi elle était devant le peuple, cette affreuse confidence ferait déplacée ; c'est alors que les bienféances feraient violées. J'aime la pompe du fpectacle, mais j'aime mieux un vers paffionné.

Voici donc les feuls changemens que mon temps, mes occupations et mon départ me permettent. Benigno animo legete, et publici juris in theatro fiant.

(*) M. de Voltaire a changé depuis le plan de Zulime.

Je vous fupplie d'adreffer vos ordres chez l'abbé 1740. Mouffinot qui aura mon adreffe.

Je me flatte que je vous adrefferai bientôt mieux que Zulime. Permettez-moi de baiser refpectueusement la belle main qui a écrit les remarques auxquelles j'ai obéi en partic.

Rectius, imperti, fi non his utere mecum.

Si quid

Voyez fi vous êtes à peu-près content. Donnez cela à mademoiselle Quinault quand il vous plaira, finon donnez-moi donc de nouveaux ordres; mais je fens les limites de mon efprit; je ne pourrai guère aller plus loin, comme je ne peux vous aimer ni vous refpecter davantage.

LETTRE CXXII.

A M. LE COMTE D'ARGENTAL

Le 12 mars.

MON très-cher ange gardien, je fis partir hier

à l'adreffe de votre frère un petit paquet contenant à peu-près toutes les corrections que mon grand confeil m'a demandées pour cette Zulime. Je m'étais refroidi fur cet ouvrage, et j'en avais prefque perdu l'idée auffi - bien que la copie. Il a fallu que mademoifelle Quinault m'ait renvoyé les cinq actes, pour me mettre au fait de mon propre ouvrage. Il est bien difficile de rallumer un feu prefque éteint: il

n'y

n'y a que le fouffle de mes anges qui puiffe en venir à bout. Voyez fi vous retrouverez encore quelque 1740. chaleur dans les changemens que j'ai envoyés. Je commence à espérer beaucoup de fuccès de cet ouvrage aux représentations, parce que c'eft une pièce dans laquelle les acteurs peuvent déployer tous les mouvemens des paffions; et une tragédie doit être des paffions parlantes. Je ne crois pas qu'à la lecture elle fît le même effet, parce que la pièce a trop l'air d'un magafin dans lequel on a brodé les vieux habits de Roxane, d'Atalide, de Chimène, de Callirhoé.

J'en reviens à Mahomet, il est tout neuf.

Tentanda via eft quâ me quoque poffim

Tollere humo.

et

Mais Zulime fera la pièce des femmes, Mahomet la pièce des hommes. Je recommande l'une et l'autre à vos bontés.

Avez-vous oublié Pandore? Vous m'aviez dit qu'on en pouvait faire quelque chofe. Je crois qu'il me fera plus aifé de vous fatisfaire fur Pandore que fur Zulime. Je vous avoue que je ferais fort aise d'avoir courtifé avec fuccès, une fois en ma vie, la Mufe de l'opéra. Je les aime toutes neuf, et il faut avoir le plus de bonnes fortunes qu'on peut, fans être pourtant trop coquet.

Le Prince royal m'a écrit une lettre touchante au fujet de monfieur fon père qui est à l'agonie. Il femble qu'il veuille m'avoir auprès de lui; mais vous me connaissez trop pour penser que je puisse quitter madame du Châtelet pour un roi, et même Correfp. générale, Tome II. S

pour un roi aimable. Permettez à ce fujet que je 1740. vous demande un petit plaifir. Vous ne pouvez paffer dans la rue Saint-Honoré fans vous trouver auprès d'Hébert; je vous fupplie de paffer chez lui, et de voir une écritoire de Martin que nous fefons faire pour la présenter au Prince royal. Voyez fi elle vous plaît. Le présent eft affez convenable à un prince comme lui c'eft Soliman qui envoie un fabre à Scanderbeg. Mais ce maudit Hébert me fait attendre .des fiècles. Le roi de Pruffe fe meurt; et s'il eft mort avant que ma petitc écritoire arrive, ma galanterie fera perdue. Il n'y a pas trop de bonne grâce à donner à un roi qui peut rendre beaucoup. Cet air intéreffé ôterait tout le mérite de l'écritoire.

Vous devriez bien me dire quelques nouvelles des fpectacles; ils m'intéreffent toujours, quoique je fois à préfent tout hériffé des épines de la philofophie.

Mais vous ne me mandez jamais rien de ce qui vous regarde, rien fur votre veffie ni fur vos plaifirs; je m'intéreffe à tout cela plus qu'à tous les fpectacles du monde. Allez-vous toujours les matins vous ennuyer en robe à juger des plaideurs?

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