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et moi je vais fermer votre livre; mais je ferai avec lui comme avec vous, je l'aimerai toute ma vie.

On me mande que Prault vient d'imprimer une petite hiftoire de Molière et de fes ouvrages, de ma façon. Voici le fait : M. Palu me pria d'y travailler lorfqu'on imprimait le Molière in-4°.; j'y donnai mes petits foins; et quand j'eus fini, M. de Chauvelin donna la préférence à M. de la Serre: Sic vos non vobis. Ce n'eft pas d'aujourd'hui que Midas a des oreilles d'âne. Mon manufcrit eft enfin tombé à Prault, qui l'a imprimé, dit-on, et défiguré; mais l'auteur vous est toujours attaché avec la plus refpectueufe eftime et le plus tendre dévouement.

Madame du Châtelet, auffi enchantée que moi, vous louera bien mieux.

LETTRE CXIIL

A M. DE CIDEVILLE.

A Paris, le 5 septembre.

Mon cher ami, je fuis bien coupable; mais

comptez que quand on ne vous écrit point, et qu'on ne reçoit point de vos nouvelles, on eft bien puni de fa faute. La première chofe que je fais en arrivant à Paris, c'eft de vous dire combien j'ai tort. Cependant, fi je voulais, je trouverais bien de quoi m'excufer; je vous dirais que j'ai mené une vie errante, et que, dans les momens de repos que j'ai eus, j'ai travaillé dans l'intention de vous plaire. Quoique l'air de Bruxelles n'ait pas la réputation d'infpirer de bons vers, je n'ai pas laiffé de reprendre

1739.

ma lime et mon rabot; et ne me fentant pas encore 1739. tout-à-fait apoplectique, j'ai voulu mettre à profit

le temps que

imagination.

la nature veut bien encore laiffer à mon

J'étais en beau train, quand un maudit cartéfien, nommé Jean Bannières, m'eft venu harceler par un gros livre contre Newton. Adieu les vers: il faut répondre aux hérétiques, et foutenir la caufe de la vérité. J'ai donc remis ma lyre dans mon étui, et j'ai tiré mon compas. A peine travaillais-je à ces tristes discussions, que la divine Emilie s'eft trouvée dans la néceffité de partir pour Paris, et me voilà.

J'ai appris, quelques jours avant mon arrivée en cette bruyante ville, que notre Linant avait gagné le prix de l'académie française. Je lui en ai fait mon compliment, et je m'en réjouis avec vous. C'eft vous qui l'avez fait poëte, et la moitié du prix vous appartient. J'espère que cet honneur éveillera fa paresse et fortifiera fon génie. Il m'a envoyé fon discours dans lequel j'ai trouvé de très-bonnes chofes, et furtout ce qui caractérise l'écrivain d'un efprit au-dessus du commun, image et précision. Je lui fouhaite de la gloire et de la fortune. J'espère qu'on jouera fa tragédie cet hiver; on dit qu'il l'a beaucoup corrigée. Je n'en fais rien, je ne l'ai point encore vu; je n'ai vu perfonne. Tout ce que je fais, c'eft que s'il travaille et s'il eft honnête homme, je lui rends toute mon amitié.

Je vais chercher Formont dans le palais de Plutus ; je vais lui parler de vous. Il n'aura peut-être pas la tête tournée, comme l'ont tous les gens de ce pays-ci, qui ne parlent que de feux d'artifice et de fufées volantes, et d'une Madame et d'un Infant qu'ils

ne

ne verront jamais. Les hommes font de grands imbecilles! Tout le monde paraît occupé profondément 1739. d'une marmotte qui n'eft point jolie; mais il faut leur pardonner.

Depuis que le père de la mariée eft amoureux, on dit que tout le monde eft gai, et qu'il y a du plaifir, même à Verfailles.

Cimon aima, puis devint galant homme.

Bonjour, mon ancien ami; je vais courir par cette grande ville, et chercher pour un mois quelque gîte tranquille où je puiffe vous écrire quelquefois. Que dites-vous de Voltaire qui a des meubles à Bruxelles, et qui loge en chambre garnie à Paris? Si vous avez quelques ordres à me donner, adreffez-les à l'hôtel de Richelieu. Je vous embrasse tendrement.

LETTRE CXIV.

A M. HELVETIUS.

11 septembre.

MON aimable ami, qui ferez honneur à tous les

arts, et que j'aime tendrement, courage, macte animo. La fublime métaphyfique peut fort bien parler le langage des vers; elle eft quelquefois poëtique dans la profe du P. Mallebranche. Pourquoi n'achèveriezvous pas ce que Mallebranche a ébauché ? C'était un poëte manqué, et vous êtes né poëte. J'avoue que vous entreprenez une carrière difficile, mais vous me paraiffez peu étonné du travail. Les obftacles Correfp. générale. Tome II, R

vous feront faire de nouveaux efforts; c'est à cette 1739. ardeur pour le travail qu'on reconnaît le vrai génie. Les pareffeux ne font jamais que des gens médiocres, en quelque genre que ce puiffe être. J'aime d'autant plus ce genre métaphyfique, que c'eft un champ tout nouveau que vous défricherez. Omniajam vulgata. Vous dites avec Virgile:

Tentanda via eft quâ me quoque poffim

Tollere humo, victorque virûm volitare per ora.

Oui, volitabis per ora; mais vous ferez toujours dans le cœur des habitans de Cirey.

Vous avez raison affurément de trouver de grandes difficultés dans le chapitre de Locke de la puiffance ou de la liberté. Il avouait lui-même qu'il était là comme le diable de Milton pataugeant dans le chaos.

Au refte, je ne vois pas que fon fage fyftême, qu'il n'y a point d'idées innées, foit plus contraire qu'un autre à cette liberté fi défirable, fi contestée, et peut-être fi incompréhenfible. Il me femble que, dans tous les fyftêmes, DIEU peut avoir accordé à l'homme la faculté de choisir quelquefois entre des idées, de quelque nature que foient ces idées. Je vous avouerai enfin, qu'après avoir erré bien longtemps dans ce labyrinthe, après avoir caffé mille fois mon fil, j'en fuis revenu à dire que le bien de la fociété exige que l'homme fe croye libre. Nous nous conduifons tous fuivant ce principe, et il me paraît un peu étrange d'admettre dans la pratique ce que nous rejetterions dans la fpéculation. Je commence, mon cher ami, à faire plus de cas du bonheur de la vie que d'une vérité; et fi malheu

reusement le fatalisme était vrai, je ne voudrais pas d'une vérité fi cruelle. Pourquoi l'Etre fouverain, qui 1739. m'a donné un entendement qui ne peut fe comprendre, ne m'aura-t-il pas donné auffi un peu de liberté ? Nous nous fentons tous libres. DIEU nous aurait-il trompés tous? Voilà des argumens de bonne femme. Je fuis revenu au fentiment, après m'être égaré dans le raifonnement.

Quant à ce que vous me dites, mon cher ami, de ces rapports infinis du monde, dont Locke tire une preuve de l'existence de DIEU, je ne trouve point l'endroit où il le dit.

Mais à tout hafard je crois concevoir votre difficulté; et fur cela, fans plus de détail, voici mon idée que je vous foumets.

Je crois que la matière aurait, indépendamment de DIEU, des rapports néceffaires à l'infini; j'appelle ces rapports aveugles, comme rapports de lieu, de distance, de figure, &c. ; mais pour des rapports de deffein, je vous demande pardon. Il me femble qu'un mâle et une femelle, un brin d'herbe et fa femence, font des démonftrations d'un être intelligent qui a préfidé à l'ouvrage. Or, de ces rapports de dessein, il y en a à l'infini,

Pour moi, je sens mille rapports qui me font aimer votre cœur et votre efprit, et ce ne font point des rapports aveugles. Je vous embraffe du meilleur de mon cœur. Je fuis trop de vos amis des complimens.

pour vous faire

Madame du Châtelet a la même opinion de vous que moi; mais vous n'en devez aucun remercîment ni à l'un ni à l'autre.

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