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J'avoue, à la vérité, avec tous les vrais phyficiens, 1739. fans exception, avec les Newton, les Halley, les Keil, les s'Gravefende, les Muffchembroëck, les Boërhaave, &c. que la véritable philofophie expérimentale et celle de calcul, ont abfolument manqué à Descartes. Lifez fur cela une petite lettre que j'ai écrite à M. de Maupertuis, et que du Sauzet a imprimée. Il y a une grande différence entre le mérite d'un homme et celui de fes ouvrages. Defcartes était infiniment fupérieur à fon fiècle, j'entends au fiècle de France; car il n'était pas fupérieur aux Galilée, aux Kepler. Ce fiècle-ci, enrichi des plus belles découvertes inconnues à Defcartes, laiffe la faible aurore de ce grand-hommeabsorbée dans le jour que les Newton et d'autres ont fait luire. En un mot, eftimons la perfonne de Defcartes, cela eft jufte, mais ne le lifons point; il nous égarerait en tout. Tous fes calculs font faux, tout eft faux chez lui, hors la fublime application qu'il a faite le premier de l'algèbre à la géométrie.

A l'égard de Bayle, ce ferait une grande erreur de penfer que je vouluffe le rabaiffer. On fait affez en France comment je pense sur ce génie facile, fur ce favant univerfel, fur ce dialecticien auffi profond qu'ingénieux.

Par le fougueux Jurieu, Bayle perfécuté
Sera des bons efprits à jamais refpecté :

Et le nom de Jurieu, fon rival fanatique,

N'eft aujourd'hui connu que par l'horreur publique.

Voilà ce que j'en ai dit dans une épître sur l'Envie, que je vous enverrai fi vous voulez.

Quel

Quel a donc été mon but, en réduisant en un feul tome le bel efprit de Bayle? De faire fentir ce qu'il penfait lui-même, ce qu'il a dit et écrit à monfieur Desmaifeaux, ce que j'ai vu de fa main : qu'il aurait écrit moins s'il eût été le maître de fon temps. En effet, quand il s'agit fimplement de goût, il faut écarter tout ce qui eft inutile, écrit lâchement et d'une manière vague.

Il ne s'agit pas d'examiner fi les articles de deux cents profeffeurs plaisent aux gens du monde ou non, mais de voir que Bayle, écrivant fi rapidement sur tant d'objets différens, n'a jamais châtié fon style. Il faut qu'un écrivain tel que lui fe garde du style étudié et trop peigné; mais une négligence continuelle n'est pas tolérable dans des ouvrages férieux. Il faut écrire dans le goût de Cicéron, qui n'aurait jamais dit qu'Abélard s'amufait à tâtonner Héloïfe en lui apprenant le latin. De pareilles chofes font du reffort du goût, et Bayle eft trop fouvent répréhensible en cela, quoiqu'admirable d'ailleurs. Nul homme n'eft fans défaut; le dieu du goût remarque jusqu'aux petites fautes échappées à Racine, et c'eft cette attention même à les remarquer qui fait le plus d'honneur à ces grandshommes. Ce ne font pas les grandes fautes des Boyer, des Danchet, des Pellegrin, ces fautes ignorées, qu'il faut relever, mais les petites fautes des grands écrivains; car ils font nos modèles, et il faut craindre de ne leur ressembler que par leurs mauvais côtés.

Je vais chercher ici vos Mémoires de la république des lettres, et tous vos ouvrages. Les cérémonies par lefquelles on passe en France avant de pouvoir avoir dans fa bibliothéque un livre de Hollande, font Correfp. générale. Q

Tome II.

1739.

terribles il eft auffi difficile de faire venir certains

1739. bons livres, que d'arrêter l'inondation des mauvais qu'on imprime à Paris avec approbation et privilége.

On m'a mandé qu'un jéfuite, nommé Brumoi, a fait imprimer un certain Tamerlan, d'un certain jéfuite nommé Marga. L'auteur eft mort, et l'éditeur exilé, à ce qu'on dit, parce que ce Tamerlan eft, dit-on, plein des plus horribles calomnies qu'on ait jamais vomies contre feu monfieur le duc d'Orléans, régent du royaume.

les

Je connais l'ouvrage fanatique du petit jéfuite (le père le Fevre) contre Bayle. Vous faites très-bien de le réfuter, et de confondre les bavards fyllogifmes d'un autre vieux pédant. Il eft bon de faire voir que honnêtes gens ne font pas gouvernés par ces pédagogues raifonneurs, éternels ennemis de la raison. Mais je vous prie de bien diftinguer entre les difciples d'un grand-homme qui trouvent des fautes dans celui qu'ils aiment, et des ennemis jurés qui voudraient ruiner à la fois la réputation du philofophe et la bonne philofophie. Ne confondez donc pas celui qui trouve que Raphaël manque de coloris, et celui qui brûle fes tableaux.

Ce mot brûler me rappelle toujours Desfontaines. Vous favez peut-être que, par furcroît de reconnaisfance, il avait fait contre moi, ou plutôt contre lui, un libelle affreux, il y a quelques mois. Il niait dans ce libelle jufqu'à l'obligation qu'il m'a de n'avoir pas été brûlé vif, et il y ajoutait les plus infames calomnies. Tout le public, révolté contre ce miférable, voulait que je le poursuiviffe en juftice; mais je n'ai

pas voulu perdre mon repos, et quitter mes amis pour faire punir un coquin. M. Hérault a pris ma défense 1739. que j'abandonnais, l'a fait comparaître à la police, et, après l'avoir menacé du cachot, lui a fait figner la rétractation que vous avez pu voir dans les papiers publics.

Adieu, mon cher ami; je vous embraffe avec le plaifir d'un homme qui voit d'auffi beaux talens que les vôtres confacrés aux belles-lettres, et avec l'efpérance que les petites fautes de la jeuneffe ne vous empêcheront point de jouir du fort heureux que vous méritez.

LETTRE CIX.

A M. LE MARQUIS D'ARGENSON.

JE

A Bruxelles, ce 21 juin.

E viens, Monfieur, de lire un ouvrage qui m'a confolé de la foule des mauvais dont on nous inonde, Vous m'avez fait bien des plaifirs; mais voici le plus grand de vos bienfaits. Il ne s'agit pas ici de vous louer, je fuis trop pénétré pour y fonger. Je ne crains que d'être trop prévenu en faveur d'un ouvrage où je retrouve la plupart de mes idées. Vous m'avez défendu de vous donner des louanges, mais vous ne m'avez pas défendu de m'en donner. Je vais donc me donner, à moi, de grands coups d'encenfoir; je vais me féliciter d'avoir toujours penfé que le

gouvernement féodal était un gouvernement de bar1739. bares et de fauvages un peu à leur aife: encore les fauvages aiment-ils l'égalité.

Il ne faut que des yeux pour voir que les villes gouvernées municipalement font riches, et que la Pologne n'a que des bourgades pauvres. Je fuis fâché de ne pouvoir me louer fur les penfionnaires perpétuels; mais, en vérité, cette idée m'a charmé, comme fi elle était de moi. Il me femble que vous avez éclairci, dans un systême très-bien fuivi, les idées confufes et les fouhaits fincères de tout bon citoyen. En mon particulier, je vous remercie des belles chofes que vous dites fur la vénalité des charges. Malheureufe invention qui a ôté l'émulation aux citoyens, et qui a privé les rois de la plus belle prérogative du trône !

Comme j'avais peu de bien quand j'entrai dans le monde, j'eus l'insolence de penser que j'aurais eu une charge comme un autre, s'il avait fallu l'acquérir par le travail et par la bonne volonté : je me jetai du côté des beaux arts, qui portent toujours avec eux un certain air d'avilissement, attendu qu'ils ne donnent point d'exemptions, et qu'ils ne font point un homme confeiller du roi en fes confeils. On eft maître des requêtes avec de l'argent, mais avec de l'argent on ne fait pas un poëme épique; et j'en fis un.

Grand merci encore de ce que l'indigne éloge donné à cette vénalité, dans le Teftament politique attribué au cardinal de Richelieu, vous a fait penfer que ce teftament n'était point de ce miniftre. Je crois, en dépit de toute l'académie française, que cet

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